Il y a deux ans, j’ai été contactée par l’ancien président polynésien qui me demandait de travailler ensemble sur le dossier des essais nucléaires français et leurs effets.
Il faut savoir que la France n’a mis fin à ces essais qu’en 1996. Après la fin de ceux effectués en Algérie en 1967, elle a poursuivi son programme en Polynésie jusqu’en 1996, année où elle a annoncé officiellement l’arrêt des opérations. Les travaux se faisaient sous surveillance des militaires français.
C’est le même schéma qu’en Algérie. Tous les Atolls ont été atteints par les radiations. Ce programme était ultra secret. Les Polynésiens contaminés que les médias interrogeaient gardaient le silence et fondaient en larmes devant les caméras sans rien dire. Il a fallu attendre 1998 pour qu’un texte international, le Traité de Rome, qualifie le crime contre l’humanité et en identifie une série d’actes, dont les premiers sont : les expériences sur les humains.
Dans le même texte, les crimes contre l’humanité au même titre que les viols, les génocides et les déportations, sont imprescriptibles. Le plus important, en ce qui concerne le dossier nucléaire, c’est qu’ils ont été effectués sur des humains. La France n’a jamais voulu avouer ses crimes jusqu’en 2001.
– Pourquoi les victimes gardaient-elles le silence ?
Les victimes avaient très peur. Dans les reportages, on montre les effets néfastes de ces essais sur l’environnement, la flore et la faune. A la fin de son mandat, le président polynésien a constitué une association de défense des victimes des essais nucléaires et, avec l’aide des sénateurs et députés polynésiens, il a fait un travail extraordinaire en France, qui a permis par la suite de mettre fin aux essais nucléaires dans son pays.
– Comment expliquer ce silence du côté algérien ?
Jusqu’en 2001, la France n’a jamais reconnu les essais nucléaires en Algérie. Dans les Accords d’Evian, le gouvernement français avait demandé de garder la zone du Sud, pour, a-t-il dit, terminer, dans un délai de 5 ans, son programme d’«expériences scientifiques».
Ce délai expiré, il a demandé une rallonge, mais l’Algérie a refusé. Les Français n’ont pas eu le temps de démonter les installations atomiques. Ils ont tout enfoui sous terre. Ils sont partis par Mers El Kébir, à l’ouest du pays. La zone des essais était sous l’administration française jusqu’en 1967.
En 1971, lorsque M. Badani, un commandant de l’Anp, a été dépêché par le ministère de la Défense nationale, il n’a rien trouvé sur place. Cependant, il a constaté un fort taux de radiation partout. Mais il y a plus important que personne ne savait. Les Français avaient emporté avec eux les registres de l’état civil de toute la région. Ce n’est qu’en 1978 que l’Etat algérien a commencé à refaire ces registres.
– Pourquoi ?
Ces registres comportent le nombre de décès. Ils les ont pris pour dire qu’il n’y avait aucune forme de vie humaine. Ce mensonge a été inventé par la France en 1957, lorsque son représentant, Jules Moshé, a demandé aux membres du Conseil de sécurité, à l’Onu, l’autorisation de l’expérimentation d’une bombe atomique.
Il a dit que celle-ci se fera dans le Sahara algérien, où il n’y a aucune forme de vie humaine ni animale. Dissimuler les registres de l’état civil, c’est justement pour conforter ce mensonge.
– Comment vous est venue l’idée de faire partie du dossier judiciaire ?
Il faut revenir au contexte. En 2001, il y a eu la fameuse loi sur «les bienfaits de la colonisation», alors qu’il était question, pour nous, de la criminalisation de la colonisation, qui est une suite de crimes contre l’humanité. Nos références sont le tribunal de Nuremberg en 1949, qui a jugé des criminels de guerre au moment où l’Europe était en situation de guerre.
Nous avons beaucoup travaillé avec les vétérans militaires des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie. Jean-Luc Sans, président de l’Aven (Association des victimes des essais nucléaires), a constaté que tous les anciens militaires avaient développé des cancers.
Ces derniers se sont rendus compte qu’ils ont été utilisés eux aussi comme cobayes dans ces essais sans qu’ils le sachent. Ils ont fait appel à un avocat, Me Thaisonnier, pour prendre en charge leur dossier devant la justice française.
Lors de son passage à Alger, pour une conférence internationale sur les essais nucléaires, nous avons longuement discuté et il m’a sollicitée pour représenter la partie algérienne. Il avait accès à tous les documents militaires sur les essais en Algérie, cela nous permettait d’établir les relations de cause à effet. La cause constitue les essais et les effets, les maladies.
Dès que notre travail a commencé à faire bouger le dossier, le ministère français de la Défense a refusé de remettre les documents. L’avocat a obtenu un arrêt du Conseil d’Etat, lui donnant accès à toute la documentation à chaque fois que cela est nécessaire. En 2010, la France a levé le secret sur certains documents militaires et rendu publics les deux rapports des expériences dans le Sahara algérien et en Polynésie, à travers le Net. Quelques jours après, le président Sarkozy demande leur retrait, mais c’était trop tard.
Il interdit cependant la communication de ce dossier et bloque les documents. La loi Maurin détermine la période des essais en Algérie entre le 3 février 1960 jusqu’en 1967, mais aussi la zone qui est Reggane-Hamouda. Elle précise que durant cette période, les personnes qui vivaient dans cette région pouvaient prétendre à une indemnisation pour les 13 maladies retenues comme étant la conséquence de la contamination par les radiations.
Aujourd’hui, nous sommes à 16 maladies, alors que les Américains en ont dénombré 43 et les Japonais 46. Mais reconnaître qu’il y a eu des essais et des victimes, c’est déjà un pas. Le rapport confidentiel sur ces essais fait état de la présence de 40 000 personnes dans la zone, et 150 caravanes avec 100 à 150 personnes. Les registres de l’état civil ont été pris pour effacer l’existence de cette population exposée. La France a couvert un crime. Nous sommes devant un mensonge d’Etat.
– Où en sommes-nous aujourd’hui ?
La Polynésie a déposé plainte devant le TPI, en octobre 2018, pour crime contre l’humanité. Etant dans le collectif des avocats, je représente l’Algérie et je suis en train de préparer le dossier pour en faire de même pour les victimes algériennes. Ce genre de procédure prend énormément de temps. Le tribunal va voir si les éléments constitutifs de ce crime sont réunis, avant de nous répondre.
La France a fait dans la politique de la terre brûlée, pas celle que tout le monde connaît. Elle a fait en sorte que le peuple algérien souffre dans le temps et l’espace.
Le combat juridique ne fait que commencer. J’ai besoin des autorités pour aller loin dans ce dossier. Il faut que nous discutions avec les experts de la santé, de l’hydraulique et de l’environnement pour faire aboutir notre procédure, qui est celle de tous les Algériens. La France a fait exprès de mener ses essais à la fin de sa présence en Algérie.
Elle savait qu’après 50 ou 60 ans, elle reviendra dire à la face du monde qu’elle va en Algérie pour voir les effets de ses essais. Ce qu’elle a fait est un crime contre l’humanité, puni par les lois internationales. Il faut savoir qu’un atome de plutonium qui affecte l’ADN des humains a une durée de vie de 48 900 ans. Imaginez combien de générations vont être touchées !
https://www.elwatan.com/edition/actualite/il-y-a-eu-mensonge-detat-pour-couvrir-un-crime-contre-lhumanite-15-02-2021
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