L’historien, spécialiste de l’Algérie, vient de se voir confier par l’Elysée une mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Entretien.
Après avoir déclaré pendant la campagne présidentielle que la colonisation était « un crime contre l’humanité », puis reconnu, une fois élu, la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Maurice Audin, mathématicien disparu pendant la guerre d’indépendance, et restitué à Alger, début juillet, vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle, Emmanuel Macron, premier président français né après l’indépendance de l’Algérie, lance un travail de mémoire sur la période de la colonisation, confié à l’historien Benjamin Stora.
Après la décision d’Emmanuel Macron de vous confier cette mission sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », les critiques à droite et à l’extrême droite ont été vives.
Cela fait quarante ans que je travaille sur l’Algérie, mais je n’apparais toujours pas suffisamment légitime auprès d’une certaine presse d’opinion. Je serais trop engagé du côté des Algériens, le fait de parler de la colonisation sous un angle négatif me décrédibiliserait, je ne serais même pas assez « français » d’après ce que j’ai cru comprendre de certains écrits. Un essayiste, sur FigaroVox, a laissé entendre que j’étais hémiplégique et que je n’avais jamais parlé que des Algériens, alors que j’ai fait des livres et des documentaires sur les pieds-noirs, les harkis, les juifs d’Algérie, une biographie du général de Gaulle, une autre de Mitterrand…
Travailler sur l’Algérie consisterait donc à évacuer les Algériens, c’est hallucinant. Il ne faudrait évoquer que les harkis, les disparitions d’Européens, oublier les personnalités algériennes comme les nationalistes Messali Hadj, Ferhat Abbas, qui restent, d’ailleurs, très peu connus des Français. Je constate en fait que, face à la colonisation, il existe toujours une pensée binaire. Et que cette pensée binaire devrait être la ligne de l’auteur de ce rapport mémoriel.
Est-ce le signe, justement, que les mémoires, face à la colonisation et à la guerre d’Algérie, sont encore très fragmentées ?
Les mémoires se sont même durcies, depuis quinze ou vingt ans. Parce qu’elles sont porteuses d’identité, parce qu’elles sont les supports de fabrication d’identités reconstruites, et parce qu’elles sont corrélées aux enjeux d’aujourd’hui : l’immigration, l’islam, les banlieues. Il y a une grande effervescence dans la jeunesse française sur les questions coloniales, qui a été portée récemment par une conjoncture internationale, la mort de George Floyd aux Etats-Unis [Afro-Américain étouffé par un policier blanc lors de son interpellation en mai, NDLR]. Ce poids, il faut essayer de le lever, de le prendre à bras-le-corps, il faut regarder ce passé en face. Sinon, c’est la porte ouverte à toutes les interprétations fantasmées, très identitaires, d’un côté comme de l’autre.
Quel est le principal enjeu selon vous des deux missions qui ont été lancées en même temps en Algérie et en France sur ce travail de mémoire ?
Il s’agit, au minimum, de se comprendre les uns les autres. C’est d’ailleurs ce que j’écrirai dans le rapport que je devrais remettre à l’Elysée. Il faut connaître nos histoires respectives, que les Algériens connaissent l’histoire des Français et les Français celle des Algériens. On ne peut pas écrire l’histoire des siens, enfermé dans son propre récit. Il faut aussi une réciprocité de ces connaissances. Car les Algériens connaissent bien mieux l’histoire des Français que le contraire. Cela peut se faire par l’éducation, le cinéma, la culture, la télévision, et, pourquoi pas, une chaîne franco-algérienne sur le modèle d’Arte.
La restitution récente à Alger de vingt-quatre crânes de résistants algériens décapités pendant la conquête au XIXe siècle et entreposés à Paris a fait l’objet d’une communication très réduite de la part du gouvernement français. Cela aurait pu être l’occasion d’un travail de pédagogie et d’enseignements sur un fait historique méconnu…
Chaque geste symbolique accompli doit être l’occasion d’une pédagogie et d’une mise en contexte historique. La restitution de ces crânes doit être l’occasion d’éclairer ce qui s’est passé pendant la conquête qui a été longue, presque cinquante ans, violente, avec une résistance très importante des populations algériennes. Ce que peu de Français savent.
Le livre, que vous venez de publier chez Robert Laffont, « une Mémoire algérienne », s’inscrit dans cette même démarche…
C’est un ouvrage qui reprend six de mes précédents écrits. Notamment mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand, où je détaillais les responsabilités de la gauche et de la droite dans la guerre d’Algérie. Or, aujourd’hui, la gauche n’a toujours pas fait son analyse critique sur le comportement de Mitterrand pendant la guerre d’Algérie et la droite ne défend plus l’héritage du gaullisme. C’est cette faille dans les imaginaires politiques français que j’ai tenté de montrer. Mes écrits sur les juifs d’Algérie, en particulier « les Trois exils » (Stock, 2006), parlent aussi de l’assimilation, de la dissociation entre les juifs et les musulmans à la faveur de la question coloniale. « Une Mémoire algérienne » est donc un ouvrage qui traite de la France, de l’identité française, de l’identité politique et de l’identité nationale. On dit toujours que les Algériens ont un problème avec leur histoire, mais les Français aussi ont un problème avec leur histoire. Ils n’assument pas la question de la décolonisation. Il est temps de l’assumer pleinement. Ce qui a fait la grandeur de la France c’est la décolonisation, pas la colonisation.
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