« Nous sommes incapables de nous concentrer sur l’essentiel, à savoir la quête opiniâtre du juste », estime Jamal Bouoiyour.
La reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par les Etats-Unis constitue, à n’en pas douter, un bouleversement dans les équilibres régionaux et une accélération de l’histoire en Afrique du Nord. Le statu quo qui fige la région depuis des années vient de sauter. L’annonce intervient un mois après que le Maroc a mené une opération militaire furtive à la frontière sud – à Guergueret, zone investie par le Front Polisario – pour débloquer le trafic routier avec la Mauritanie.
L’Algérie considère les derniers événements comme un complot visant à la déstabiliser et demande à la population de s’unir pour faire face au danger. Concomitamment, le rétablissement des relations entre le Maroc et Israël est vu par Alger comme une manifestation belliciste, une provocation de la part du Royaume chérifien et une menace sérieuse. Les tensions montent d’un cran suite à ces percées diplomatiques marocaines. La « paix froide » entre les deux pays peut virer en une « guerre chaude » à tout moment, alors même que les deux pays font face à d’importants défis politiques, économiques et sanitaires.
D’évidence, la situation semble bloquée, la machine à dénigrer dans les deux pays est bel et bien lancée. Les réseaux sociaux sont déchainés, les médias officiels leur emboitent le pas et les classes politiques (oppositions comprises) ne sont pas en reste. Le discours martial et le ton solennel nous font plonger (nous, les peuples du Maghreb) dans des temps éculés. Cette animosité ne date malheureusement pas d’aujourd’hui. Il est clair que tant que les frontières seront fermées et les murs dressés, les rêves d’un grand Maghreb, espace de paix et de prospérité, seront à jamais brisés.
« Le sommeil de la raison engendre des monstres »
Sans aller dans les détails, ni prendre position pour une partie ou une autre de ce conflit qui n’a que trop duré, il me semble que le Maroc a fait une proposition claire et crédible depuis bien longtemps, qui est celle d’une large autonomie du Sahara, sous sa souveraineté. C’est une base de négociation, mais pour dire clairement les choses, il n’y aura jamais de référendum contrairement à ce que réclament l’Algérie et le Front Polisario. On ne peut imaginer un instant que le Maroc renonce au Sahara, compte tenu des investissements colossaux engloutis dans ce territoire. De l’autre côté, l’Algérie joue sa crédibilité et elle n’est pas prête à céder son soutien indéfectible à « la cause sahraouie ». Il n’y a aucune raison que l’un des frères ennemis renonce à sa position motu proprio.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Allons-nous finir comme l’âne de Buridan qui mourra de faim et de soif, car incapable de choisir entre boire ou manger ? Comment faire pour sortir de cette situation ?
Il faut dire que nous vivons une drôle d’époque, où la concurrence entre les individus et entre les nations fait rage. Une époque où la règle d’or est l’antagonisme, une époque où pour gagner il faut écraser l’autre, une époque où les liens civiques se délitent et les chaînons de la mémoire collective se brisent. Goya l’a bien montré : « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».
Il est temps de renverser la table. La jeunesse maghrébine (60 % de la population a moins de 30 ans) a droit à autre chose. Il est temps de nous poser des questions sur nos propres manquements – manquements à l’éthique, manquements aux engagements et à la parole donnée. Il est temps de questionner notre propre arrogance, notre culte de la réussite, la façon dont fonctionne notre système politico-économique, la manière d’entrer en société les uns avec les autres. Le changement ne peut être qu’endogène. C’est à nous de trouver, in petto, la force pour sortir d’une situation inextricable. Je fais entièrement mienne cette citation de François Mauriac : « Ce n’est que du dedans qu’une jeune âme probe et intègre puisse aspirer au salut ».
Certes, il est des facteurs endogènes, intrinsèques (économie rentière, défaut de démocratie, chômage endémique, dépenses militaires colossales, corruption généralisée, culture de procrastination…) qui expliquent la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons, et d’autres exogènes ou extrinsèques (mondialisation mal maitrisée, société « d’exposition » – dixit Bernard Harcourt -, exacerbation des tensions internationales, volatilité des cours des matières premières…)venus alimenter ou exacerber les premiers. Mais il faut se rendre à l’évidence : notre vision du monde est bel et bien obsolète. Nous sommes incapables de définir clairement nos priorités et de nous concentrer sur l’essentiel, à savoir la quête opiniâtre du juste.
Activer les forces de sublimation
Quand est-ce qu’Algériens et Marocains se réveilleront-ils pour comprendre définitivement qu’ils sont dans le même navire : même peuple, même langue, même religion, même courant de pensée (sunnite), même rite (malékite), même culture, mêmes us et coutumes, même vision du monde, mêmes angoisses, mêmes peurs, mêmes faiblesses, mêmes rêves… et même communauté de destin ?
L’essentiel n’est ni dans le leadership régional, ni dans le surarmement, ni dans les soutiens extérieurs intéressés. L’ennemi commun à ces peuples du Maghreb sont le déficit démocratique, le sous-développement, l’ignorance, la théorie fumeuse (fake news, complotisme, pensée magique).
Pour sortir de l’ornière, il faut activer les forces de sublimation, à savoir l’éducation, la culture, les belles lettres, le théâtre, la lecture, la musique. C’est là où se situe la mère des batailles. Ce sont ces valeurs esthétiques qui participent à l’affermissement du chevillage humain, au renforcement de la cohésion sociale, au sentiment d’appartenance à une nation (le Maghreb), à la diminution des inégalités matérielles, de genre, qui aident au respect de l’environnement, à l’altérité, à la dissimilitude, qui savent allier les ressources inventives de la technoscience au besoin inextinguible du dépassement de soi, de la grandeur, et, ce faisant, qui peuvent lutter contre le cancer du moment, à savoir l’aliénation aux réseaux sociaux, source de débâcle intellectuelle.
Il est temps de remembrer ce Maghreb disloqué, fatigué, cloisonné et d’épouser ce que les Danois appellent le « sisu » intérieur (mot intraduisible, mais qui veut dire, à la fois, force intérieure, résilience et persévérance). L’écrivaine danoise Joanna Nylund parle, dans son livre « The Finish Art of Courage », de « la détermination inflexible, la résistance à l’épreuve, le courage, l’intrépidité, la ferme volonté, la ténacité et l’énergie endurante… C’est un état d’esprit qui tend à l’action ». On ne se vante pas d’avoir du « sisu », on se contente de laisser parler ses actes. Tout est dit. Ce n’est pas un hasard si le Danemark se situe depuis trois ans en tête du classement des peuples les plus heureux (World Happiness Report).
Les Anglais ont de leur côté une belle formule qui pourrait bien inspirer les responsables politiques au Maghreb en ce début d’année : « More spin than spine ». Plus de substance et moins d’apparence et de communication. Gageons que cette nouvelle année 2021 soit celle du renouveau, de la normalisation (réelle, entre l’Algérie et le Maroc) et de la fraternité entre les peuples du Maghreb.
JAMAL BOUOIYOUR | 05.01.2021
https://lemonde-arabe.fr/05/01/2021/relations-algerie-maroc-au-gui-lan-neuf/
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