Alors que les hypothèses penchaient jusqu'à maintenant pour des crimes crapuleux, des arrestations de militants supposés de l'OAS ou des vengeances du FLN, Gregor Mathias, après huit années de recherche, lève le voile sur une réalité méconnue : derrière ces enlèvements se cachait la pratique des prélèvements sanguins forcés.
Une etude historique inédite, qui fait la synthèse des informations sur ces enlèvements et présente l'ensemble des documents militaires françai, d'études algériennes et des archives du CICR de Genève qu'il confronte à des témoignages écrits et oraux de rescapés de ces pratiques, et qui explique les raisons qui ont poussé le FLN à recourir à cette pratique barbare.
Ouvrage est très facile et rapide à lire.
Gregor Mathias expose clairement, explore efficacement et nous enseigne beaucoup sur ce fait historique peu connu et soigneusement caché par soucis du politiquement correct. Ne sera jamais bâtie une relation saine avec l Algérie s'il n y a qu un camp qui s auto-flagelle et l autre qui ne reconnait aucin tort et fait vivre ses citoyens dans le mythe. |
Gregor Mathias, Les vampires à la fin de la guerre d’Algérie, mythe ou réalité
TEXTE INTÉGRAL
1Gregor Mathias, professeur associé à l’École spéciale militaire de Saint Cyr, est un jeune chercheur qui a, déjà, surtout travaillé sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, notamment sur la guerre de 1954-1962. Il aborde dans ce livre, centré surtout sur Oran, la question des prélèvements de sang forcé qu’auraient subis en 1962 des hommes -Français surtout- enlevés par le FLN lors de l’entrechoc sanglant OAS-FLN/ALN-État français. Guy Pervillé analyse dans son introduction le concept de vampirisme et il présente l’auteur et sa problématique en sa qualité d’historien.
- 1 Je partage avec quelques amis historiens la conviction que De Gaulle fut tôt convaincu que le la qu (...)
- 2 Comité International de la Croix Rouge.
- 3 Donc, sur un seul JMO d’un régiment du Génie ; mais l’auteur explique que beaucoup d’autres ont dis (...)
2Remarque préalable : Gregor Mathias choisit d’appeler « musulmans » les Algériens -ils habitent des « quartiers arabes », à distance des « quartiers européens » des Français : certes, on discerne d’emblée les sympathies de l’auteur et son ressentiment face aux indépendantistes algériens en guerre, au général de Gaulle1 et à ses agents de terrain ‑ le général Katz, le colonel Vaillant… Mais son livre est conçu dans une démarche honnêtement positiviste, une enquête entreprise pour édifier un réel susceptible de confirmer des hypothèses : il se fonde sur les archives du CICR2 de Genève, sur le Journal de marche et d’opérations du 19e RG3, sur deux questions orales de l’Assemblée nationale, sur cinq témoignages ‑ deux de « rescapés » et trois autres qui lui ont été adressés ‑, et sur des études antérieures faites par lui en lien avec Guy Pervillé. Et aussi sur des livres d’historiens, français surtout, mais aussi algériens (Mohamed Guentari, Fouad Soufi) traitant du FLN-ALN, sur les écrits d’historiens – Jean Monneret, Jean-Jacques Jordi – et les dires de témoins de cette fin de guerre, – Francine Dessaigne, Micheline Susini… – assez proches de ses idées, et aussi de sympathisants ou activistes de l’OAS .
3Mais le document clé auquel il se réfère longuement est la lettre envoyée par le légionnaire espagnol X…, enlevé le 8 mai 1962 à Arzew – il ne fut jamais retrouvé – qui mentionne ce qu’il a vu et subi : « Ils nous donnent bien à manger, mais c’est pour prendre notre sang […] et après ils nous tueront ». Les autres sources n’ont pas la valeur de ce témoignage in situ et in vivo d’après lequel Gregor Mathias parle d’un prélèvement fait tous les treize jours quand la norme médicale n’en accepte qu’un toutes les cinq semaines.
4L’auteur commence par évoquer les « rumeurs », enfouies ou déniées par tels acteurs ou historiens, qui coururent sur les prélèvements forcés, suite à des disparitions et à la découverte de charniers. Comme s’il avait quelque vergogne à livrer au public les objectifs de son enquête, il multiplie les précautions, il développe sur ces rumeurs des « hypothèses » – mot récurrent, page après page ‑, sans compter ses « probablement », « on peut donc penser que », « on peut donc supposer que », « on ne sait pas si », et le recours au conditionnel : il montre bien ce faisant qu’il se veut être un historien vrai.
- 4 Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Saint Cloud : SOTÉCA, 2011 (...)
5De fait, il ne se hasarde pas à affirmer l’invérifiable, il n’hésite pas à réfuter les témoignages non prouvés ou qui lui semblent contestables ‑ ainsi celui de l’un des deux rescapés (p. 112) ‑, et à reconnaître qu’un général Katz, tout soumis qu’il fût au régime gaullien, et tout convaincu que les prélèvements sanguins relevaient de « rumeurs mensongères », donna l’ordre d’une enquête sur les disparus ; et que son subordonné, le colonel Vaillant, dit sa conviction que les prélèvements forcés étaient une réalité. Mais Gregor Mathias déplore en continu la rareté de documents incontestables, notamment l’absence de rapports d’autopsie. Il dénombre, dans sa conclusion (p. 151), non les victimes de prélèvements forcés, mais les disparus ‑ du 19 mars au 3 juillet 1962, 593 civils européens et une trentaine de militaires – chiffres fournis par Jean-Jacques Jordi4.
6L’auteur explique honnêtement pourquoi purent exister en 1962 des prélèvements sanguins : les hôpitaux « européens » refusèrent alors d’accueillir les « musulmans » ; et l’OAS ravagea, voire détruisit toute l’infrastructure médicale des villes : il ne restait plus de flacons de sang. Mais il reconnaît que tous les prisonniers du FLN ne furent pas saignés – les harkis, comme il les évoque, furent-ils plus maltraités que les Français ?
7L’auteur compare les villes et les campagnes où, tant les rumeurs sur les prélèvements de sang que les violences entre Européens et Algériens furent bien moindres. Il évoque la Kabylie où l’on accepta davantage qu’ailleurs de bafouer ce tabou du don de sang, souvent présenté comme musulman, et où il y eut peu d’enlèvements et de prélèvements forcés ‑ pour lui la raison en est que l’OAS n’y exista pas et que, donc, elle ne la ravagea pas ; mais rappelons aussi que, en Kabylie, il y eut bien peu de colons, et plus largement, peu de Français/Européens : Tizi-Ouzou n’était en rien un Oran en miniature.
- 5 La Croix-Rouge pendant la guerre d’Algérie, Panazol : Lavauzelle, 2007, 212 p.
8À Tizi-Ouzou, Gregor Mathias évoque l’étudiant en pharmacie Albert Faucher qui entreprit avec énergie de rechercher des donneurs de sang civils, en collaborant tant avec les autorités militaires françaises qu’avec le FLN-ALN. Et il rappelle, après Maurice Faivre5, le rôle, au CICR, de Pierre Gaillard, qui obtint non sans peine du haut-commissaire en Algérie Christian Fouchet d’autoriser d’urgence au CICR de fournir à l’Algérie les moyens médicaux indispensables. Le 23 mai 1962, deux médecins du CICR débarquèrent à Alger ; mais, vu le temps mis à importer et à installer le matériel, la première transfusion de sang par le CICR ne fut pratiquée que le 12 juin à Oran, à un moment où le retrait du contingent avait mis fin aux dons de sang français.
- 6 Alger : ENAL, 1985, 297 p.
- 7 Kamel Kateb, Européens, indigènes et Juifs en Algérie, 1830-1962 : représentations et réalités des (...)
9Le lecteur pourra regretter que l’organisation médicale, préexistante, de l’ALN n’ait pas été étudiée ‑ sans doute y était-elle plus rudimentaire encore qu’à Oran en 1962 : on eut sans doute bien besoin de sang dans les maquis ; et que n’aient pas été évoqués, avec pour fond les affrontements FLN-MNA, les antécédents de la violence telle que la relate par exemple le livre du docteur Djemel-Eddine Bensalem, Voyez nos armes, voyez nos médecins6 : en relatant le massacre du 26 avril 1956 de la dechra Tifraten, près d’Oued Amizour, où périrent, selon les sources, de 490 à 1 200 humains -hommes, femmes, enfants. Bien mieux connu, le massacre de Melouza (28 mai 1957) fit 303 morts, tous hommes adultes. Enfin, d’après le rigoureux démographe Kamel Kateb7, le nombre des victimes de la guerre de 1954-1962 fut au total d’environ 400 000 morts et disparus – et non 1 500 000 comme l’énonce l’inflation victimisante algérienne officielle ‑, soit, par rapport à la population, plus que les morts et disparus français de la guerre de 1914-1918.
10Sur les victimes européennes, vouées à l’exil en 1962, l’historien peut-il ignorer que lorsqu’un système éclate – en l’occurrence le système colonial ‑, ce sont en premier lieu ses fusibles qui sautent ; tout militant pour l’indépendance de l’Algérie que j’ai tenté d’être, je pense l’avoir saisi dans la douleur dès avant 1962 ; et je pense avoir dessiné en son temps un FLN qui, hormis ses objectifs indépendantistes partagés, était loin d’être uniformément cohérent. Dans le maelstrom sanglant de cette guerre, entre déplacements forcés massifs d’humains et charniers, via enlèvements, tortures, meurtres, crocs de boucher…, toutes les horreurs sont imaginables. La conclusion ‑ longue : 21 pages sur 166 pages de texte- apparaît davantage comme un épilogue, une récapitulation/exégèse terminale où Gregor Mathias donne au lecteur à réfléchir sur l’inhumanité et la violence de prélèvements forcés de sang ‑ il a entre autres recours à La Peste : en 2014, année du centenaire, Camus oblige.
11On aurait pu s’attendre à ce que l’auteur recoupât ses informations avec les avis d’acteurs algériens du FLN crédibles, tels les regrettés Abdelhamid Mehri et Pierre Chaulet, et bien vivants, eux, Mohamed Bedjaoui, Redha Malek, Lemnouar Merouche, Mohammed Harbi… Historien, Gregor Mathias peine à se fonder sur un corpus suffisant de documents et de témoignages qui soient incontestables ; il ne peut guère aboutir au terme de son enquête à des conclusions factuelles amplement précises tant sa documentation est insuffisante et fragile. Le lecteur se perd donc parfois dans une sinusoïde où la valse-hésitation rythme l’analyse d’horreurs, présumées ou effectives, tant prédomine la factualité méticuleusement recherchée : sur un tel sujet, on aurait aimé un peu plus de synthèse.
NOTES
1 Je partage avec quelques amis historiens la conviction que De Gaulle fut tôt convaincu que le la question algérienne ne pourrait être résolue par la voie des armes : les opérations Challe-Crépin (1959-1961), qui mirent cruellement à mal l’ALN et enterrèrent la conquête de l’indépendance par la voie des armes, auraient-elles été entreprises pour tracer la voie à des politiques algériens ? De fait, le FLN élargit son audience en développant dans le monde ses contacts avec les États. Politiquement intronisé à l’échelle mondiale, le GPRA s’orienta in fine vers une solution négociée avec les politiques français dépêchés par DG.
2 Comité International de la Croix Rouge.
3 Donc, sur un seul JMO d’un régiment du Génie ; mais l’auteur explique que beaucoup d’autres ont disparu -dans plus d’un cas volontairement détruits ; mais le lecteur d’interroge : n’en existe-t-il point d’autres au Service historique de la défense (SHD), parmi ceux du DAT (département de l’armée de terre), ex-SHAT (Service Historique de l’Armée de Terre) que j’ai consultés au total durant plus de trois lustres ?
4 Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Saint Cloud : SOTÉCA, 2011, 199 P.
5 La Croix-Rouge pendant la guerre d’Algérie, Panazol : Lavauzelle, 2007, 212 p.
6 Alger : ENAL, 1985, 297 p.
7 Kamel Kateb, Européens, indigènes et Juifs en Algérie, 1830-1962 : représentations et réalités des populations ; préf. de Benjamin Stora, Paris : Éd. de l’INED : diff. PUF, 2001, XXVI-386 p.
https://journals.openedition.org/lectures/16254
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