Mohamed Mahmoudi, la cinquantaine trapue, ouvre sa sacoche de cuir et dépose une liasse de documents sur la table calée en terrasse. Devant lui, le flot de passants s’écoule le long du trottoir de la rue Didouche-Mourad, au cœur d’Alger. De son dossier, Mohamed Mahmoudi extrait un courrier du ministère français de la défense daté de 2013. La missive se conclut par un sec : « Votre demande, dès lors, ne peut être que rejetée. »
Telle est la réponse que M. Mahmoudi a reçue de Paris après sa requête visant à être indemnisé pour avoir été contaminé sur un ancien site d’essais nucléaires français au Sahara. Lors de son service militaire, effectué en 1992 dans le sud saharien, M. Mahmoudi a passé neuf mois à garder un tunnel à Reggane, où la France avait conduit des expériences atmosphériques (1960-1961) avant de mener des essais souterrains à In-Ekker (1961-1966). Le soldat Mahmoudi revint de Reggane atteint d’un certain nombre de pathologies, notamment neurologiques, qu’il attribue à la rémanence radioactive sur place.
Sa demande a essuyé une fin de non-recevoir car elle ne répondait pas à l’un des trois critères ouvrant le droit à l’indemnisation, établis par la loi Morin de 2010 : être atteint d’une pathologie « radio-induite » ; avoir résidé sur un site d’expérimentation nucléaire (Sahara algérien, Polynésie française) ; et ce, durant la période des essais ou immédiatement postérieure (1960-1967 dans le cas algérien).
Avec son séjour à Reggane trois décennies après les essais réalisés dans la zone, M. Mahmoudi n’avait aucune chance de voir sa demande aboutir. Son cas – il n’est pas le seul à avoir été débouté – alimente le procès instruit en Algérie contre une France dénoncée comme sourde aux victimes algériennes de ses « crimes nucléaires » au Sahara, selon la formule d’Amar Mansouri, chercheur en génie nucléaire. Ce jour-là, à Alger, M. Mansouri accompagnait M. Mahmoudi pour le présenter au Monde. M. Mansouri est l’une des figures de la frange de la « société civile » algérienne qui s’active pour demander des comptes à la France.
Discrimination ou désintérêt
De fait, un seul dossier algérien a été, à ce jour, agréé par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) créé par la loi Morin. Une seule indemnisation sur les 545 accordées au total, la proportion insignifiante parle d’elle-même. Discrimination ou désintérêt pour les victimes algériennes ? Au Civen, à Paris, on objecte que les rares dossiers reçus d’Algérie (52 seulement sur un total de 1 739) sont tous mal ficelés, incomplets, « à côté de la plaque », à l’image de celui de M. Mahmoudi.
Pourtant, des milliers d’Algériens – nomades ou villageois résidant à proximité de Reggane ou d’In-Ekker, ex-employés sur les sites durant la période concernée (1960-1967) – rempliraient, eux, les conditions et seraient aisément éligibles. Or leurs dossiers ne parviennent quasiment pas au Civen. « Il y a un biais quelque part, déplore Alain Christnacht, le président du comité. L’information n’est pas relayée sur place et nous n’avons pas en Algérie d’interlocuteurs comme en Polynésie française. »
Le problème naîtrait donc de l’absence d’encadrement politique ou associatif des victimes algériennes, pour l’essentiel des populations sahariennes laissées-pour-compte. Il existe certes quelques associations – l’Association du 13 février 1960 à Reggane ou l’Association des victimes de Taourirt à In-Ekker –, mais elles sont dépourvues de moyens et l’Etat algérien ne les aide à l’évidence pas à ficeler des dossiers répondant aux critères de la loi Morin.
Quant aux propositions de coopération franco-algérienne en la matière, elles ne trouvent guère d’écho. « Nous avons proposé d’aider matériellement les associations algériennes mais nous n’avons eu aucun retour », regrette Jean-Luc Sans, le président honoraire de l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN), dont l’activisme a réussi à imposer la question de l’indemnisation dans le débat public en France.
Pourquoi donc une telle inertie algérienne sur cette question de l’indemnisation ? Un premier élément de réponse tient dans l’embarras qu’a historiquement suscité à Alger cet épisode des essais nucléaires, offense à la souveraineté algérienne concédée jusqu’en 1967. Le texte des accords d’Evian, signé en mars 1962, ne fait certes pas expressément référence à des expériences atomiques. La poursuite de celles-ci était toutefois implicitement contenue dans la clause autorisant la France à « utiliser » pour une « durée de cinq ans les sites comprenant les installations d’ln-Ekker, Reggane et de l’ensemble de Colomb-Béchar-Hammaguir ».
Secrets d’Etat
Dans le documentaire L’Algérie, de Gaulle et la bombe, de Larbi Benchiha (Aligal production-France 3, 2010), l’un des négociateurs du FLN, Redha Malek, résume ainsi l’état d’esprit résigné de la délégation algérienne face aux exigences des Français : « S’ils avaient quelque chose à faire exploser, qu’ils le fassent le plus vite possible et qu’on n’en parle plus. »
La France ne quittera pourtant pas totalement le Sahara au moment du démantèlement des sites nucléaires, en 1967. Elle négociera secrètement avec le régime de Houari Boumédiène le droit de conserver l’usage jusqu’en 1978 de la base B2-Namous pour y tester des armes chimiques, a divulgué en 1997 le journaliste du Nouvel Observateur Vincent Jauvert. En réalité, cette présence française à B2-Namous persistera jusqu’en 1986, selon les révélations du général algérien Rachid Benyelles dans un livre paru à Alger en 2017.
Ces secrets d’Etat ont longtemps conféré un statut de tabou, à Paris comme à Alger, aux activités résiduelles de la France au Sahara. En Algérie, l’affaire est restée d’autant plus sensible qu’au plus fort de la « décennie noire » (années 1990), ces baraquements sahariens ont été transformés en camps de détention de militants islamistes, dont un grand nombre a été ainsi contaminé, a révélé le documentaire At (h) ome (Les Ecrans du large, 2013), d’Elisabeth Leuvrey et Bruno Hadjih.
Il faudra attendre le milieu des années 2000 pour qu’Alger s’arrache à son silence sur le passif nucléaire français au Sahara, en écho à la mobilisation de plus en plus bruyante des associations de victimes en Polynésie française et dans l’Hexagone. Mais les autorités algériennes prennent bien soin que l’affaire ne leur échappe pas.
En février 2007, un colloque organisé sur le sujet à Alger par le ministère des moudjahidines est ainsi écourté. « Ça dérangeait trop, les médias commençaient à en parler », se souvient un participant, le militant antinucléaire Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements. Neuf mois plus tard, le dossier des essais nucléaires et chimiques est – pour la première fois – discrètement soulevé par la partie algérienne lors de la visite du président Nicolas Sarkozy à Alger.
« Les Algériens voulaient que l’on rouvre le dossier et que l’on fasse preuve de transparence, se remémore un diplomate français ayant participé à la visite. Nous avons trouvé leur demande légitime car il y avait eu des victimes en Algérie. A ce stade, il n’y a pas eu de revendication de compensation financière. »
Celle-ci est formulée plus tardivement mais sur un mode collectif. « On doit indemniser l’Etat algérien et ce dernier prend ensuite en charge ces victimes, résume l’ingénieur nucléaire Amar Mansouri. L’indemnisation doit être globale et non individuelle, ce sera plus pratique. » Là serait donc la raison de l’indifférence à l’égard des procédures du Civen, auxquelles Alger préférerait une négociation diplomatique s’insérant dans un accord politique global. « La question des essais nucléaires est une monnaie d’échange, c’est une carte à jouer », résume Bruno Hadjih, le coréalisateur du documentaire At (h)ome. Les victimes sahariennes attendent.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/21/essais-nucleaires-alger-hausse-le-ton-apres-un-long-silence_6067082_3212.html?fbclid=IwAR00XyhJSEZ4SpVO8Xu-6DnZVflepS2N7rTLtPDBXGpgr_0Ph2LOWui6ebA
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