La plus affolante terreur que j’ai jamais éprouvée et dont je garde le souvenir le plus obsédant et le plus amer m’a été causé par un événement vécu au cours de ma seizième année.
À cette époque-là, je vivais encore à Berrouaghia, en Algérie. Mes parents y possédaient non loin une très vaste propriété. Elle s’étendait sur ces montagnes abruptes et sauvages qui bordent et longent la route menant de Médéa à Boghari.
S’enfoncer à l’intérieur des terres en suivant le chemin muletier partant des bâtiments de la ferme, c’est traverser une végétation propre à cette région semi-désertique. C’est passer de broussailles et d’épais fourrés de lentisques vert-sombre à des taillis de ronces et d’églantiers, avec, ça et là, d’énormes roches blanchâtres. Au-delà, ce sont des plantations de chêne-liège aux troncs bruns avec les longues plaies rougeâtres de la décortication ; ce sont aussi des massifs d’aloès rigides, métalliques et des figuiers de barbarie, contournés, baroques, aux raquettes épineuses enchevêtrées.
Plus loin encore des ravines, des touffes de lauriers-roses cachant jalousement un maigre filet d’eau boueuse serpentant sans murmure parmi les gros blocs de pierre encombrant son lit ; et, sur un versant à la végétation rare, au sol maigre, trop battu par les vents, souvent des tiges d’iris jaunes, coquets, droits, comme des notes d’or sur le ton gris-sombre du coteau. Enfin, d’immenses étendues de blés dont les épis dodelinent de la tête à la moindre haleine du vent…
Paysage grandiose, mélancolique et calme.
De l’autre côté de la montagne, des vignes dégringolent ses flancs en pente jusqu’au fond de la vallée et remontent l’autre versant. Alignés en rangs serrés, réguliers, tels des soldats à la parade. Ici et là, rompant leur monotonie, des bouquets de figuiers aux troncs pressés les uns contre les autres, comme pour se sentir moins seuls dans la solitude de ce val perdu. Parfois une énorme tache noire se détache au sein du vert clair de la vigne, c’est celle d’un olivier, immobile, solitaire, tel un ermite…
Depuis quelques mois, un nouvel employé gardait la vigne. Il n’était pas de la région. Il venait du sud, d’au-delà de Djelfa. C’était un pauvre diable osseux, au teint olivâtre, la peau aussi craquelée que les plaines sous le soleil de là-bas, un éternel sourire sur sa bouche lippue, montrant des dents d’une impeccable blancheur.
Il se promenait parmi les rangées de ceps, vêtu d’un pantalon usé et d’un burnous qui ne conservait plus grand-chose de son étoffe première. Il allait et venait, grave, les mains derrière le dos, le fusil en bandoulière, un bâton qui lui battait les talons serré entre ses poings. Il s’appelait Belkacem et, malgré son sourire, il avait un regard qui semblait toujours triste. Il ne parlait que très rarement, et dans un français des plus approximatifs tout comme moi l’arabe et le berbère.
Il s’était présenté un jour, sac au dos, proposant ses services. Mon père l’avait donc engagé pour surveiller les vignes. Il occupait une cabane en bordure du vignoble, faite de planches et de roseaux qui consistait en une pièce qu’il avait aménagée comme il l’entendait et devant laquelle il avait construit un petit brasero de pierre. Une théière y trônait en permanence.
Chaque matin, il venait à la maison chercher de quoi se sustenter, puis il regagnait son domaine pour y préparer ses repas.
Il m’arrivait de temps à autre d’aller passer un moment avec lui. Il m’offrait un verre de thé à la menthe et nous demeurions là, assis, sans presque dire un mot, à contempler les rangs de vigne et écouter le sifflement strident des cigales. Ma compagnie semblait lui plaire autant que la sienne me plaisait.
Nous étions à la mi-août.
C’est l’époque où le raisin montre, parmi les pampres rougeâtres déjà brûlés par le soleil et le siroco, de belles grappes aux grains noirs, duvetés par les sulfatages et les soufrages… C’est aussi le moment où il faut redoubler de surveillance car des maraudeurs s’en viennent souvent la nuit et emplissent des corbeilles de muscat blanc ou d’aramont rosé. En cette période, sur les consignes de mon père, Belkacem fut chargé de redoubler de vigilance. Il nous affirma qu’il ne dormirait plus de la nuit et que l’on ne nous déroberait pas un seul grapillon…
Ce soir-là, je revenais de Berrouaghia à pied vers vingt-deux heures. Je m’étais attardé avec des amis et craignant des reproches de la part de mes parents, j’imaginais de dire qu’en passant j’étais allé voir Belkacem et que j’avais bu un thé avec lui. Cela donnerait un motif louable à mon retard. Mais il me fallait le trouver pour qu’il pût confirmer par la suite mes dires.
La nuit était pesante, fourbe, inquiétante. La lune, cachée par d’épais nuages, voluptueusement gonflés, dispensait une pâle et trouble lueur. Pas la moindre brise. Les peupliers, raides, et les trembles même dont le feuillage argenté frissonne au léger souffle des ailes d’un oiseau qui passe conservaient un calme absolu. Je me sentais oppressé, tant par les ténèbres que par le profond silence qui régnait sur la campagne, silence rendu plus épais encore par d’épisodiques stridulations de quelques grillons nocturnes.
J’avais quitté la route et progressais donc sur le sentier muletier qui grimpait. Une multitude de petits cailloux provenant de l’effritement des rocs crissaient sous mes talons. J’allais à pas lents et mesurés. Lorsque, vers le sommet du mont, je pénétrai dans la petite forêt qui le couronnait, je tressaillis plusieurs fois, et pour rompre la pesante sensation de solitude que je ressentais, je me mis à hâter le pas et à frapper de ma canne les troncs des arbres et les branchages des arbustes bordant le sentier.
De l’autre côté du mont, je sautai un petit talus et me retrouvai dans les vignes. Au même moment, la lune presque pleine, se détacha des nuages qui l’avaient jusque-là dissimulée. Sa blanchâtre lueur inonda la vallée. Empruntant, entre deux rangées de pieds de vigne, un chemin menant à la cabane de Belkacem où j’espérais le trouver, je me mis alors à siffloter afin qu’apercevant ma silhouette il ne me prît pas pour un maraudeur et ne pointât pas son fusil sur moi. Après avoir à plusieurs reprises trébuché sur des mottes de terre, je parvins à la cabane. Je n’y trouvai personne et constatai que le petit four supportant la théière était éteint.
J’en fus fort contrarié.
Belkacem devait être en déambulation quelque part ailleurs dans le vignoble, et il allait me falloir le trouver ! Je réfléchis alors un moment, ne sachant trop quelle décision prendre : rentrer à la maison ou aller à sa recherche ? Je décidai de tenter de le retrouver et me dit qu’il y avait de grandes chances pour qu’il soit à l’extrémité ouest de la propriété, dans les plants de muscat dont la variété de raisin mûrit plus tôt et qui se trouve être, de toutes, la préférée des autochtones.
À la lueur blafarde de la lune, je repris donc ma pénible marche, toujours en sifflotant. Parvenu à destination, je cherchai en vain Belkacem. Il ne se trouvait pas de ce côté-là non plus. Revenant sur mes pas, je me mis à l’appeler, criant à plusieurs reprises son nom. « Belkacem !… Oh !… Belkacem !… ». Loin sur ma gauche des chacals glapirent, et près de moi un gros oiseau s’envola d’une haie de lentisques. Puis tout se tut et le silence retomba lourdement.
J’enflammai une allumette et regardai ma montre. Il était à présent presque vingt-trois heures ! Le cœur serré, j’imaginai les reproches qui allaient certainement m’être faits au retour à la maison, avec, sans doute, quelque sévère punition à la clef…
L’esprit enfiévré, je fis alors demi-tour et hâtai le pas, allant ça et là, au hasard, montant, descendant, et criant toujours le nom de Belkacem, sans pour autant recevoir de réponse de sa part. Où pouvait-il bien être allé ? Était-ce une désertion de sa part ? Nous avait-il abandonnés pour aller chercher un travail ailleurs ? Tout à coup, comme je dévalais une pente raide, dans le bas du coteau, à une dizaine de mètres de moi j’aperçus une masse blanchâtre allongée entre deux pieds de vigne. J’interrompis ma course puis m’approchai et me penchai. Le burnous, le bâton noueux, le fusil au côté. C’était bien Belkacem. Il ne bougeait point et je le crus simplement endormi. L’appelant à nouveau je frappai de ma canne quelques petits coups dans son flanc. Il ne broncha pas. Je voulus alors le tirer pas le bras pour le secouer, mais, à l’instant où, penché vers lui, j’allais le faire, je distinguai son visage et je vis distinctement sa face olivâtre, le sourire figé de ses lèvres lippues, et surtout ses yeux clairs, doux, grands ouverts !
Toujours penché vers lui, je restai un moment, figé, frémissant, horrifié, contemplant ce visage immobile et pourtant expressif, vivant, semblait-il… Tandis que je me redressais et faisais un pas en arrière, quelque chose agrippa ma jambe, sans doute un branchage. Ce contact me fit tressaillir et je m’enfuis, affolé, hurlant à travers la vigne.
J’arrivai à la maison épuisé, le souffle court.
Comme je l’avais deviné, mes parents n’étaient pas couchés. Ils attendaient mon retour, anxieux. Je leur racontai tout. Les domestiques furent aussitôt réveillés et, lampes à pétrole à la main, marchant auprès de mon père, je dus mener la petite troupe jusqu’au vignoble et la guider vers l’endroit où gisait le corps de Belkacem.
Malgré la présence de tout ce monde, ce fut en grelottant de peur que je me retrouvai devant ce visage aux lèvres souriantes et aux yeux grands ouverts. À la clarté des lampes on put comprendre : Belkacem, étendu sur le dos, avait, entre les deux épaules, bien au milieu, un long poignard kabyle enfoncé dans son thorax jusqu’à la virole. Seulement quelques gouttes de sang tachaient sa gandoura…
C’est alors que je me souvins, qu’un matin, il devait y avoir de cela environ un mois, au moment où Belkacem s’apprêtait à quitter la ferme, des routiers étaient passés, au ralenti du fait de la côte et de leur pesant chargement. Ils le connaissaient et l’avaient reconnu. Ils s’étaient aussitôt arrêtés et le compagnon du chauffeur l’avait interpellé en arabe par la fenêtre ouverte de sa portière. Je me trouvais là au même moment et je l’avais entendu lui crier, pour couvrir le bruit du moteur, « Eh, Abdel, tu cours encore les femmes ? Tu sais, Ben-Amar te recherche toujours !… » J’avais vu alors Belkacem blêmir, puis, sans leur répondre, partir à grands pas vers les vignes, remuant la tête, son sac à l’épaule, les mains derrière le dos, avec sa matraque raclant le sol derrière lui. Les deux routiers avaient alors redémarré.
Ainsi donc Ben Amar s’était vengé !
(Ce récit est un manuscrit retrouvé, non édité, de mon grand père paternel, René Trotet de Bargis, écrivain populaire du début du XXème)
Date de publication sur Atramenta : 26 février 2020
Par François Trotet
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