Le photographe intégré aux opérations militaires françaises, signa des portraits de femmes algériennes devenus symboles de la lutte anticoloniale. Il est mort à 85 ans.
Françoise Denoyelle, historienne de la photographie, commissaire d’expositions photo, évoque la mémoire de son ami le photographe Marc Garanger, mort le 27 avril 2020, à quelques jours de fêter son 85e anniversaire. Texte publié sur le site A l’œil.
Dans l’histoire de la photographie, Marc Garanger restera l’auteur de Femmes algériennes (1982) ce qui est peu au regard de l’importance de son œuvre, mais la densité du propos, la justesse du regard de ce jeune homme déjà professionnel portaient haut les exigences qui nourriront son œuvre à venir. J’ai rencontré Marc à la fin des années 70, il avait publié Togliatti (1965) un reportage avec son ami l’écrivain Roger Vailland sur les funérailles de Palmiro Togliatti, secrétaire général du parti communiste italien. Il me racontait le voyage avec Vailland qu’il connaissait depuis 1957-1958. Je regardais les images des militants, la geste du monde ouvrier digne dans la douleur. Elles n’étaient pas sans rappeler les images de Capa et Chim des brigades internationales quittant l’Espagne en octobre 1938. Mais c’est aux souvenirs de Vailland dans Ecrits intimes (1972) qu’il faut maintenant revenir. «La dernière occasion sans doute d’assister en Occident à un grand spectacle populaire et signifiant pour ceux qui se donnent […]. Le soir du 21 août, décidé vers minuit de partir pour les obsèques de Togliatti avec Janine et Marc Garanger, et Rozir et Violette dans leur 4 CV […] étonnante beauté fière de la compagne de Togliatti aux obsèques, le défi politique en même temps que la veuve, quand les sentiments et l’histoire ne font qu’un.» Cette même année, Garanger avait accompagné Vailland en Grèce. Il fera de nombreux portraits de l’écrivain et particulièrement lors de sa dernière année en 1965.
Ses portraits de femmes algériennes, Garanger les réalise pendant la guerre d’Algérie, entre mars 1960 et février 1962. A 25 ans, après avoir épuisé tous les sursis possibles, il est intégré au 2e régiment d’infanterie stationné dans le secteur d’Aumale, aujourd’hui Sour El Ghozlane. Photographe professionnel depuis 1957, anticolonialiste, il est embarqué dans une guerre qui n’est pas la sienne. Devenu photographe officiel du régiment, la photographie va d’abord s’avérer une soupape pour Garanger ensuite une arme qu’il compte bien utiliser à un moment ou un autre.
«Je photographiais tout ce que je pouvais de la vie de ces gens que nous, Français, détruisions en prétendant agir pour le bien des populations. Or mon respect allait à ceux qui subissent cela, pas à ceux qui le leur imposaient», déclare-t-il à Clothilde de Ravignan.
Envoyé à Aïn Terzine, pendant dix jours, il tire le portrait de plus de deux mille femmes algériennes qui doivent se dévoiler pour répondre aux exigences d’identification ordonnées par le commandant. Les photographies serviront pour des papiers d’identité. Se souvenant du travail d’Edward Curtis sur les Indiens décimés par les Américains, il réalise des portraits qui témoignent de «la rébellion de ces femmes» et se jure de faire connaître leur dignité et leur combat.
En 1961, durant sa seule permission en France, Garanger rencontre Rober Barrat, journaliste, directeur du bureau parisien de l’hebdomadaire Afrique Action et signataire du Manifeste des 121 pour lequel il a été brièvement incarcéré. Il lui conseille de se rendre clandestinement en Suisse pour proposer quelques portraits des femmes algériennes à l’Illustré suisse. A son retour en France, il apprendra que la semaine suivant son passage à la rédaction, six portraits ont été publiés en double page avec un texte de Charles-Henri Favrod alors proche du FLN et auteur de la Révolution algérienne en 1959 et de le FLN et l’Algérie en 1962. Durant l’été 1962, à Meillonnas, chez Vailland, Garanger présente ses photographies à Francis Jeanson toujours clandestin après le procès de son réseau de porteurs de valises. Ils évoquent la dernière publication de Dominique Darbois, clandestine, elle aussi pour les mêmes raisons. L’ouvrage de cette jeune photographe les Algériens en guerre, brûlot sorti en Italie, est interdit en France (1961).
En 1965, Pierre Gassmann, directeur du laboratoire Picto aide Garanger à constituer un dossier. Il retravaille ses portraits algériens auxquels il ajoute les images des militants communistes italiens. Le dossier exige un travail conséquent sur les portraits dont il reconsidère le format et l’arrière-plan. En 1966, il obtient le prix Niépce. Les photographies sont reprises dans la presse nationale et internationale. Paris Match en assure une large diffusion. Claude-Olivier Stern les présente à la Maison de la culture du Havre en 1970, à une époque où les expositions de photographies sont rares et les fait circuler dans les autres Maisons de la culture. En 1974, un journaliste de Jeune Afrique lui signale que le commandant Ben Chérif qu’il avait photographié dans sa cellule à Aumale est maintenant un membre du Conseil de la Révolution proche de Boumédiène. Il prend contact avec lui. Suivront une invitation et une exposition en Algérie.
Il faudra ensuite attendre 1981 pour qu’Alain Desvergnes présente en soirée, au théâtre antique, «Guerre d’Algérie/Révolution algérienne» aux Rencontres internationales de la photographie à Arles. Une centaine de portraits tissent la litanie de ces femmes figées dans leur silence accusateur. Ils sont suivis par les portraits des maquisardes au sourire triomphant par Mohamed Kouaci. Tradition qui forge les moments d’exception des Rencontres d’Arles, Garanger présent lit le texte qui figurera ensuite dans le livre. La projection suivie dans un silence tendu est une révélation pour beaucoup. Impression vive d’un moment rare, d’un travail qui force le respect tant sont absentes de l’inconscient collectif les images de cette guerre qui ne voulait même pas dire son nom, affublée qu’elle était du terme «événements» par le pouvoir.
«Pourquoi ces femmes sont-elles si émouvantes ?» s’interrogera Hervé Guibert mettant en parallèle les images d’Elisabeth prises par Kertész et les Algériennes de Garanger.
En 1981, Arles est en effervescence et des années plus fastes commencent pour Garanger. Son travail est reconnu. En 1982, Claude Nori, présent lors de la projection arlésienne publie Femme algériennes 1960. Les portraits sont exposés l’année suivante à la Fondation nationale de la photographie à Lyon, Pierre Devin les présente au Centre régional de la photographie à Douchy-les-Mines et Jean Dieuzaide au Château-d’eau en 1986. Les femmes algériennes donneront lieu à plus de 300 expositions, notamment à la biennale de Venise, aux musées d’art moderne de San Francisco et de New York.
En 1984 sort la Guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent, préface de Francis Jeanson, texte et photographies de Garanger.
«Pour survivre, pour m’exprimer avec mon œil, puisque les mots sont inutiles, je prends mon appareil photo. Pour hurler mon désaccord. Pendant vingt-quatre mois, je n’ai pas arrêté, sûr qu’un jour je pourrai témoigner, raconter avec des images.»
Réticences de l’éditeur, indifférence gênée de la plupart des commentateurs, silence. Encore un passé qui ne passe pas. Garanger en est meurtri. Ses images ne déclenchent aucune réaction, aucun témoignage des appelés du contingent comme il l’espérait.
Jules Roy en fait pourtant un article élogieux. En 1987, il lui propose de retourner en Algérie, à Aïn Terzine, de retrouver les femmes photographiées, d’en faire un film pour la télévision, mais le projet n’aboutira pas. L’Algérie reste un sujet à ne pas trop sortir des tiroirs. En 2004, il part à la recherche de ces femmes pour le Monde, 44 ans après les avoir photographiées. Sans nom, sans adresse, il parcourt les villages kabyles, photographies sous le bras, retrouve quelques-unes d’entre elles. Mêmes vêtements, mêmes bijoux, mais poses radieuses. Garanger légende une sélection de 21 clichés pour le quotidien.
En 1990, les éditions la Boîte à documents font paraître Femmes des Hauts Plateaux, Algérie 1960, un ensemble de reportages noir et blanc et couleur sur la vie villageoise telle qu’il l’a saisie pendant ses pérégrinations en dehors des patrouilles. Un texte de Leïla Sebbar sur la seconde génération d’Algériens en France sert de contrechamp. Pour conclure avec ce qui le marqua si profondément, il publie Marc Garanger, retour en Algérie avec un texte de Sylvain Cypel en 2007.
Mais le travail sur l’Algérie n’est qu’une part de l’œuvre de Garanger. Avec la bourse du Prix Niépce, en pleine guerre froide, il part de l’autre côté du rideau de fer en Tchécoslovaquie. Premier des nombreux reportages sur les pays de l’Est. Il explorera presque toutes les républiques de l’ex-URSS. En 1992, à la sortie de Regards vers l’est, nous échangions nos conclusions sur ces pays qu’il avait tant écumés. En 2003, il rassemble ses meilleurs clichés pour Russie visage d’un empire. Il en fera une projection pour Gens d’images à la MEP (Maison européenne de la Photographie) en 2009.
Homme de gauche, de convictions, il le fut toute sa vie, documentant la Chaîne de l’espoir au Cambodge en 2003-2004, s’installant pour une résidence photographique dans un foyer de travailleurs immigrés à Lyon. Il avait soutenu dès la première heure l’association (Adidapp puis APFP) pour défendre puis promouvoir les fonds photographiques.
Il avait quitté Paris pour la campagne où il pouvait travailler plus à l’aise sur ses archives. Dans les années 1978-1980, pionnier il avait expérimenté le vidéodisque pour archiver son million de négatifs. En 1988, son premier film Regard sur la Planète, 54 000 photographies de Marc Garanger sera suivi de cinq autres sur la vallée de la mort, la Taïga, la Côte d’Ivoire… L’heure du travail sur les archives étant passée depuis longtemps, il était toujours à l’ouvrage. Son fils Martin veille au grain.
Salut l’ami, salut Marc,
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https://next.liberation.fr/culture/2020/04/30/hommage-a-marc-garanger-grand-temoin-de-la-guerre-d-algerie_1786970
Femmes algériennes (1982)
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