Abdelmadjid Chikhi, directeur des Archives algériennes, a été nommé par le président Abelmadjid Tebboune pour servir d’interlocuteur à l’historien Benjamin Stora, chargé par Emmanuel Macron de rendre un rapport, attendu pour janvier, sur la réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie.
Dans un entretien au Monde, M. Chikhi réitère la demande algérienne d’une restitution « intégrale » des « originaux » des archives rapatriées en France après l’indépendance de 1962 tout en admettant que certains documents relevant de la « sécurité de la France » puissent faire l’objet d’une discussion « au cas par cas ».
Comment voyez-vous l’esquisse de réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie ?
Les deux pays, par l’intermédiaire de leur président, ont décidé de mettre ce problème de la mémoire sur la table. C’est une très bonne initiative. On ne peut pas faire durer des situations qui empêchent les deux pays, les deux peuples, de se regarder en face. Il faut essayer de dépasser cette situation, quelle que soit la douleur ressentie de part et d’autre. Encore faut-il savoir ce qu’on entend par « mémoire » et « gestion de la mémoire ».
De notre côté, notre position est peut-être politique, un peu psychologique, mais rien dans notre comportement ne nous autorise à effacer l’histoire. Et nous ne le pouvons pas. L’histoire est là. Elle nous interpelle et nous interroge. Or il y a des façons de gérer ce patrimoine, si on peut utiliser le terme, afin que les deux pays débutent une nouvelle vision des choses, c’est-à-dire se projettent dans l’avenir sans oublier l’histoire et en essayant de la faire vivre.
Notre histoire a été effacée pendant un temps. On a essayé de nous faire porter un habit qui n’est pas le nôtre. Et la fatalité des choses veut que, quand on chasse le naturel, il revient au galop. Le peuple algérien a été malmené, réprimé, bafoué dans ses droits. Ça laisse des traces. Que faire ? On ne va quand même pas, à chaque moment, déterrer la hache de guerre et recommencer à guerroyer par les paroles et les campagnes médiatiques. Il faut essayer, avec Benjamin Stora, de tracer des voies d’entente, de coopération. Un gros travail reste à faire en France. Il doit être fait dans la société française dans son ensemble. Nous sommes soumis à des campagnes parfois très dures sur des slogans qui n’ont plus leur raison d’être.
La réalité de la colonisation en Algérie est-elle trop méconnue en France ?
Pendant toute la colonisation, les institutions françaises ont menti aux citoyens français en leur disant que l’Algérie était française. Il est tout à fait normal que celui qui est né ici, qui a ses racines ici, se sente frustré. Je comprends très bien sur le plan psychologique, c’est un comportement tout à fait normal. Mais il est né d’un mensonge. Si l’Algérie était française, on n’aurait pas résisté. On n’aurait pas mené des guerres de libération. Le citoyen français doit comprendre que cette Algérie a été occupée. Ensuite, une page nouvelle a été écrite, en rétablissant la souveraineté de l’Algérie et en la laissant faire son chemin à partir de 1962. Ceci, beaucoup de Français, anciens d’Algérie, ne veulent pas le comprendre et l’Algérie n’a rien à voir là-dedans.
Les médias et la classe intellectuelle doivent dire la vérité au peuple français : « Oui, la colonisation a existé. » Il y a tout un travail d’éducation à faire, notamment auprès de ceux qui diffusent à longueur de journée des contre-vérités. Comme quelqu’un qui se présente comme un historien et vous dit que l’Algérie n’a jamais existé avant 1830. Excusez-moi, c’est trop gros. Nous avons quand même côtoyé le monde depuis bien avant Carthage. L’Algérie était là.
Avec la France, nous avons gardé des rapports parfois assez intenses après 1962. Et ces rapports-là sont fructueux sur pas mal de chapitres. Donc pourquoi ne pas continuer dans ce sens-là, mais en disant la vérité à tout le monde ? Le président Macron a pris des positions assez courageuses pour essayer de lancer ce travail de fond. Mais ces idées-là, pour l’instant, ne trouvent pas tant d’écho en France. Il faudra s’armer de patience et avoir le courage de regarder les situations en face.
Une véritable réconciliation est entravée par un certain nombre de contentieux dont ceux des disparus de la guerre, de la restitution des archives réclamées par l’Algérie, des séquelles sanitaires et environnementales des essais nucléaires au Sahara. Quels gestes la France devrait-elle faire ?
Pour moi, la priorité, c’est les archives. Sur ce plan, les discussions sont menées avec les autorités françaises à des niveaux différents, surtout avec les Archives de France. Nous avons fait du surplace depuis soixante ans. Nous entendons la même chose, nous disons la même chose. On bute sur un problème, qui d’ailleurs est assez paradoxal : seule la France, pratiquement dans le monde entier, a adopté une position qui va à l’encontre du droit international. La convention de Vienne de 1983 énonce que les archives appartiennent au territoire sur lequel elles ont été créées. C’est le grand principe qui est adopté par tout le monde, sauf la France.
La France a adopté une partition selon laquelle les archives dites de « gestion » ont été laissées ou rétrocédées à l’Algérie, tandis que les archives dites de « souveraineté » ont été rapatriées en métropole. Vous avez toujours réclamé la restitution de ces archives de « souveraineté » ? Accepteriez-vous que la France vous envoie ces archives numérisées et garde les originaux ?
Nous réclamons l’intégralité des originaux des archives de souveraineté. Ça, c’est le principe, mais ce principe est discutable. Si les autorités françaises font le tri et considèrent qu’il y a des archives qui ne sont pas juridiquement imputables à l’Algérie, nous pouvons le comprendre. Nous pouvons admettre qu’effectivement, dans la gestion de cent trente-deux années de colonisation, il y a des documents qui reviennent de droit à la France. Il n’a pas de problème là-dessus. Parce qu’il y a eu des archives qui relevaient de la sécurité de la France dans le monde. L’Algérie faisait partie de tout un ensemble de défense, elle faisait partie de l’OTAN. Il est possible que la France dise à propos de ces archives : « Elles nous appartiennent. » Il faudrait juger au cas par cas. Mais comment savoir si ces archives-là ne concernaient que le rôle de la France dans l’OTAN ou si elles engagent aussi l’Algérie à certaines obligations. Le gouvernement algérien est en droit de savoir dans ses rapports internationaux où il met les pieds. Et c’est le rôle des archives de montrer cela.
Et les autres archives de souveraineté qui, à vos yeux, ne relèveraient pas de la « sécurité de la France dans le monde » ?
Pour les autres, le principe n’est pas discutable. La numérisation, c’est non. Nous réclamons la propriété de ces archives. Elles nous appartiennent. Le contraire n’est pas admis. S’il y a accord pour une remise, nous sommes disposés à en faire copie et la remettre à nos partenaires français. Il n’y a pas de problème. Nous en avons discuté longuement.
Venons-en aux essais nucléaires que la France a poursuivis jusqu’en 1966 au Sahara avec l’autorisation de l’Etat algérien, nouvellement indépendant. L’Algérie réclame maintenant la transparence sur les conséquences sanitaires et environnementales de ces essais et même une indemnisation pour les séquelles, toujours sensibles, de ces expérimentations. On a toutefois l’impression que cette affaire a longtemps suscité une certaine gêne au sein du gouvernement algérien.
Le problème a été abordé timidement par les Algériens au début, parce qu’on ne connaissait pas l’ampleur des relations entre Paris et Alger. A mon avis, il n’y a pas d’accord dans les accords d’Evian de mars 1962. Les Algériens sont partis sur un malentendu parce qu’il était question « d’expériences nucléaires ». Les négociateurs algériens avaient compris qu’il s’agissait d’expériences de laboratoire et non d’explosions. Et quand les autorités françaises ont plié bagage, elles ne se sont plus occupées des conséquences de ces explosions, ni de la prise en charge des individus qui ont été touchés. C’est ce qui est frustrant pour les Algériens et surtout pour tous ceux qui en sont victimes.
L’Algérie n’avait pas les moyens scientifiques de prendre en charge les gens contaminés. Pour ce qui est de la contamination physique du terrain, encore moins. Le problème a été ignoré. Seulement, les conséquences continuent, et parfois elles augmentent. J’ai vu des malformations lors de mes visites au Sahara, j’ai vu beaucoup de choses. On a découvert avec le temps que nous n’avions pas les moyens techniques de faire face à l’ampleur du problème.
Après 1962, l’Algérie était préoccupée par son développement. C’était le programme du président Boumediène. Il fallait faire face à d’énormes demandes sociales. Dans ces conditions, les conséquences des essais nucléaires n’étaient pas considérées comme une priorité. D’autant plus que, à ce moment-là, dans les années entre 1960, 1970 et 1980, les séquelles n’étaient pas encore apparues de façon très significatives. Ensuite, l’Algérie n’a pas bénéficié de la stabilité qui lui aurait permis d’avancer sur cette question. Il y a eu les terribles années 1990. Je pense que maintenant la situation est assez stable pour qu’un travail sérieux soit fait des deux côtés. La société civile s’est démenée comme elle a pu, aussi bien en Algérie qu’en France, mais elle n’a pas été entendue pendant longtemps d’un côté comme de l’autre.
Vous admettez que les autorités algériennes ont eu du mal à prendre en compte les demandes de la société civile ?
Oui. On avait organisé énormément de séminaires dans ces régions sahariennes touchées par les essais. Il y avait en effet un malaise en Algérie, le terme est peut-être un peu fort, mais c’est tout comme. Il faut aussi dire que les autorités françaises ont longtemps nié. Mais elles admettent maintenant le problème et nous pouvons donc en discuter.
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