L’homme est jeune. Le cheveu noir est en désordre. Les yeux obliques des orientaux, noirs. Grands, très noirs. De l’Orient, que sait-il ? La colonie. Terre africaine, berbère, arabe, confisquée, et les jeunes hommes de ce pays, les premiers, en révolte, il les approuve, les accompagne, sans quitter les théorèmes savants.
Dans ses bras, un enfant tout petit, le dernier petit. Il regarde sa femme, peut-être la photographe ? Au moment de ce regard de jeune père orgueilleux, il ne sait pas que dans plus de quarante ans, quel âge aurait-il, et sa femme, mère déjà de trois enfants, vivante aujourd’hui et lui disparu, mort ? Il ne sait pas alors… Il se doute que le combat des Frères, des Camarades, son combat, celui de la mère de ses enfants, va le mener à la maison de torture, dans Alger la Blanche, livrée aux parachutistes français décidés à venger la défaite indochinoise ?
Pleine page dans Libération du mardi 12 juin 2001, son enfant dans les bras, la petite main, minuscule, posée entre le pouce haut et les doigts serrés, le père tenant l’enfant, ferme, entre ses mains vigoureuses, je le regarde, je les regarde, le père et son fils, sa fille.
On savait, je savais, mais rien n’était dit, annoncé, rien. Ni presse, ni radio. Pourtant lorsqu’elle entrait dans la salle de classe, le silence. Hostile d’un côté, sourdement ; complice de l’autre, sans un mot ni murmure. Elle ne nous regarde pas. Un long visage blême. Les cheveux pris dans une barrette large sur la nuque. Sa voix est lente, monotone, incolore, comme ses gestes. Quelqu’un qui vit parce que d’autres, des enfants encore petits certainement, seraient en danger de mort, abandonnés. Elle vit pour eux. Chaque jour, devant des jeunes filles attentives, qu’elle ne voit pas, des jeunes filles de la Colonie, curieuses, qui l’écoutent, ne sachant si elles comprennent ou non. Elles attendent, les unes, le mot qui fera glisser la langue mathématique de la science au cœur, les autres, peut-être, le geste de la révolte qui brisera les murs de la citadelle et le grillage qui sépare du terrain vague, le geste, la parole, libres du secret de l’ombre et du soupçon, enfin… Elles écoutent, elles attendent, elles guettent. Mais les mots lointains restent, invariablement, les mots des chiffres, symboles, lignes et formules mathématiques, obscurs ou lumineux, proférés par une voix blanche, éteinte, tracés à la craie, machinale, et lorsque sonne l’heure, tout disparaît, effacé, et la leçon terminée, la femme aux yeux tristes quitte la salle. Elle reviendra demain, après-demain, fidèle à ses mots abstraits, protecteurs, savants. Ni faux-pas ni langue qui fourche.
Kouba, Alger, Algérie. Le lycée franco-musulman. La guerre n’est pas loin. On l’entend de loin. Parfois tout près, lorsque, durant les longues heures d’études, avant l’immense réfectoire et les cellules du dortoir, une jeune fille musulmane pleure, ou une jeune fille chrétienne. Le père assassiné, abattu en pleine rue, au centre du village de la Mitidja. Le prêtre incarcéré dans la prison de la petite ville, l’arrière-pays inconnu des Algéroises. Les amies consolent, murmurent, en arabe, en français, longtemps, patientes, entre deux tables de classe, ou dans la cour, sur un banc. La grève générale, plusieurs jours, les unes la suivent, les autres non. La frontière invisible, muette, de la haine. Irréductible.
Le silence sépare. Les mots séparent et les gestes.
Plus tard, on apprend. Le jeune mari arrêté par les parachutistes français. Enfermé, torturé. On torturait à Alger, Villa Susini, un palais mauresque, Villa des Roses et ailleurs. J’habite l’école de mon père, la maison d’école au Clos Salembier, le quartier des plus pauvres des pauvres, et j’ignore que les parachutistes de Massu interrogent jusqu’à la mort des suspects. C’est le mercredi 27 juin 2001, à la télévision (France 3), que Elise Lucet fait entendre des témoins des deux côtés de la guerre, il est 23h15, un légionnaire parachutiste parle, puis un autre, encore un autre et je sais, ce soir-là, que dans un tunnel secret au fond du Ravin de la femme sauvage, au Clos Salembier, de jeunes Algériens attachés à des piquets ont été torturés et d’autres liquidés dans la forêt proche, leurs corps abandonnés aux chacals.
La femme de Maurice Audin nous parle la langue de la science mathématique.
Elle n’a jamais cru à la comédie de l’évasion, la fiction militaire qu’un historien courageux démonte, l’année suivante. Il s’appelle Pierre Vidal-Naquet. En 2001 il n’a pas renoncé à imposer la vérité, ni elle, Josette Audin, la jeune épouse de Maurice Audin, disparu, assassiné par des parachutistes français tortionnaires, une nuit d’été à Alger. Mais de cette histoire, nous ne savons rien, sinon derrière les hauts murs de la forteresse, que le jeune mari a été arrêté et que sa femme, Madame Audin, nous enseigne les mathématiques au lycée de Kouba. Ce quartier, Kouba, deviendra, au début des années 90, trente ans après l’indépendance (la jeune épouse aura quitté l’Algérie avec ses trois enfants, seule, son mari disparu, assassiné, elle le sait depuis la terrible nuit d’été, elle en est convaincue en 2001, elle n’a jamais oublié, jamais, et après les confessions publiques du général borgne, elle porte plainte contre X, pour séquestration, établir la vérité, rendre justice, la République française doit cela à la citoyenne Audin, à la mémoire de son jeune mari. « Comme on sait, Audin disparut le 21 juin » écrit le général assassin, commandeur de la légion d’honneur), ce quartier le Clos Salembier ou Belcourt (où Albert Camus a shooté passionnément dans une balle de chiffons, une boîte de sardines vide comme tous les garçons d’Alger et aussi Jacques Derrida), l’un des hauts lieux de la nouvelle guerre d’Algérie. Cette guerre sans nom où les Ninjas comme les Frérots barbus terrorisent la population civile, d’autres jeunes hommes disparaissent, d’autres jeunes épouses demandent justice. Et voilà qu’en cette année 2001, mai, juin, on tue à balles réelles, comme dans ce pays du Moyen-Orient, où des garçons lancent des pierres. L’ogre en uniforme assassine ses enfants qui se révoltent contre la « Hogra », le mépris cynique, indécent, où le Pouvoir tient son Peuple. Et des mères, des épouses, des sœurs cherchent à nouveau les jeunes disparus. Elles manifestent, brandissant la photographie du fils, du mari, du frère et eux crient « On ne peut pas nous tuer, on est déjà morts », les mots du poète Tahar Djaout, assassiné, ils l’écrivent sur des banderoles et sur les bandeaux noirs qui ceignent leur front en lettres blanches, ils ont écrit : LIBERTÉ.
Dans la bibliothèque du lycée de Kouba, je lis A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Aujourd’hui à Paris, en 2001, au moment où j’écris, sur ma table, en désordre, des scarabées sacrés d’Égypte jouxtent le volume VII de Gallimard : Le Côté de Guermantes, et près de Proust, le livre de Marc Garanger : La guerre d’Algérie, je regarde encore une fois le visage du commandant Benchérif, beau, sombre, déterminé et ses mains de guerrier idéaliste, menottées, aussi révoltées que l’homme. Le jeune Maurice Audin avec l’enfant tout petit dans ses bras côtoie les jeunes hommes algériens du troisième millénaire, vivants, rebelles, qui osent affronter à mains nues les balles mortelles du « Pouvoir assassin » comme ils disent.
Si l’Algérie indépendante n’avait pas eu peur de ses « étrangers », Josette Audin aurait élevé ses enfants dans son pays natal, elle aurait participé aux marches de protestation avec les femmes algériennes, fidèle à son jeune mari disparu, à son rêve algérien. Je l’affirme ici. Je ne me trompe pas, même si nous n’avons pas parlé des femmes, cette après-midi d’été où j’entendais à nouveau sa voix douce, ce n’était pas la douceur de la résignation, plutôt la certitude apaisée de qui n’a pas renoncé.
Elle a parlé la langue de l’Algérie, Alger, l’enfance la jeunesse exaltée, le bonheur avant la catastrophe.
Au moment de la quitter, j’ai regardé les beaux yeux orientaux, fervents, du jeune homme au bord de la bibliothèque.
Leila Sebbar
"Mes Algéries en France"
Carnet de voyages
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