Le premier homme, manuscrit trouvé sur la scène d’accident mortel de l’écrivain, semble faire écho au lyrisme méditerranéen de ses premiers écrits, Noces. En pleine guerre d’indépendance algérienne, Camus rêve d’une « réconciliation », d’un « troisième camp », d’une « libre association » « constituée par des peuplements fédérés » permettant aux différentes communautés ethniques de « vivre ensemble sur la même terre »[11]. Portant ce rêve mal compris et brisé, il se retire dans le silence de l’écriture autobiographique du Premier homme, laquelle évoque en somme son enfance et son histoire familiale. Le texte est voué à la plus grande simplicité : la terre, la lumière, la mer, la mère, la naissance, le dénuement matériel, l’origine d’un « premier homme » sans origine. En même temps, c’est un livre hautement et autrement engagé : engagement passionnel, non sartrien, inscrit dans l’écriture, à travers le geste de raconter, de décrire, de remémorer. Une résistance poétique contre la déchirure.
Car il y a d’abord la déchirure intérieure : l’enfance algérienne est déjà marquée par le trouble d’identité : ni Algérien ni Français, à la fois Algérien et Français, étranger au pays natal, dans une position intenable de l’entre-deux. Le narrateur dit : « la Méditerranée divise en moi deux univers, l’un où dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms étaient conservés, l’autre où le vent de sable effaçait les traces des hommes sur de grands espaces » (PH, 181). L’Algérie est également le lieu où s’accumulent les contradictions : d’un côté, la beauté sublime de la nature ; de l’autre, la misère, l’injustice, le quasi-mutisme de la mère. Camus porte cette déchirure originaire dans son écriture : aller vers l’Algérie, comme pour retourner au secret de la naissance.
Son entreprise autobiographique procède par le secret, c’est-à-dire la séparation[12]. Séparation narrative, d’abord. Brisant l’identification auteur-personnage-narrateur du genre, la narration à la troisième personne est confiée au personnage nommé Jacques Cormery. Or la « troisième » personne est précisément le tiers, l’absent, la non-personne : « sans identité ; personnel ? impersonnel ? pas encore et toujours au-delà[13] ». Cet « il », tout en maintenant la focalisation interne et la vision auto-analytique d’une narration à la première personne, s’écarte de la position surplombante d’un « je » comme « sujet d’énonciation ». La narration mélange points de vue, voix, instances, temporalités, et le récit constitue le lieu de dépôt de multiples registres narratifs : registre proprement autobiographique, voire confessionnel, avec évocation parfois intimiste des scènes d’enfance ; registre des mémoires familiales, convoquant la vie éphémère du père et la souffrance de la mère ; registre des témoignages collectifs, mettant en scène des processions spectrales de générations en exil ; registre fictif, enfin, tissé d’anamnèse et d’oubli.
Ensuite, il y a séparation d’avec l’origine. Si le « premier homme » est sans origine, il se constitue néanmoins d’une historicité et d’une généalogie dont la lignée reste à retracer et à ré-inventer. Jacques Cormery à la recherche de soi est d’abord celui qui recherche la trace de l’autre : le père. Le recueillement de Jacques Cormery devant la tombe du père est un moment crucial autour duquel s’articule toute la narration :
C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.
PH, 29
Le père plus jeune que le fils. Cette crise généalogique révèle la « folie » du temps, lequel ne suit plus « l’ordre naturel » mais un « ordre mortel » : « La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous » (PH, 30). La folie historique, exacerbée par la machine de guerre et de colonisation, fait ici éclater la narration. La mort s’inscrit désormais dans ce « nouvel ordre du temps [qui] est celui du livre » (PH, 317). Temps éclaté, narration disloquée, tel est le lot du récit algérien.
Le secret est aussi lié à la mère : figure de l’origine, elle est pourtant d’une origine étrangère (espagnole) ; figure de la langue « maternelle », elle est pourtant « isolée dans sa demi-surdité, ses difficultés de langage » (PH, 60). Pour ces « Français d’Algérie », la mère de Jacques Cormery emblématise l’étrangèreté et la « non-langue maternelle[14] », pour emprunter la formule d’Assia Djebar. Il appartient donc au narrateur d’inventer une nouvelle langue, métissée, polyphonique, une nouvelle écriture au pluriel, non pas de soi mais de « nous », de « mon père » et aussi de « nos » peuples, de ces « pieds-noirs » sans appartenance, et aussi de ces « indigènes » dépossédés.
La scène de la naissance de Jacques Cormery, telle la première scène du monde, est rehaussée d’une intensité mythique. L’enfant est né avec l’orage, dans un décor rustique. Le faible cri du nouveau-né perce la nuit, annonce l’arrivée de ce « premier homme » presque biblique. « Premier » parce qu’il est né étranger, sans attache, sans point de repère, et pourtant comme un don, béni non par quelque force divine mais par l’alliance des peuples. Car, en scène, le père de Jacques Cormery et le vieil Arabe, « ces deux hommes serrés sous le même sac » (PH, 23) comme à l’abri d’un manteau partagé, partagent la chaleur humaine par le contact corporel, par la sympathie tacite transcendant les conflits ethniques et sociaux.
Roman d’initiation et d’apprentissage, testament-témoignage, Le premier homme est surtout une oeuvre d’amour et de réconciliation. La prise de position politique et éthique de Camus se mue en un acte poétique, c’est-à-dire une invention autobiographique algérienne.
« La mort inachevée » n’en finit pas d’achever en inachevant ce manuscrit publié de manière posthume – livre-orphelin, livre-tombeau. Et la fatalité hors texte, si tragique soit-elle, témoigne d’une exigence intrinsèquement poétique dont l’écrivain appelle la nécessité : « le livre doit être inachevé » (PH, 288). C’est dire que toute écriture algérienne est vouée à l’inachèvement, c’est-à-dire aux recommencements et à l’in-fini.
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