Avec Circonfession, Jacques Derrida signe une oeuvre de secret et de deuil, de prières et de larmes. Greffer la circoncision à la confession, c’est d’emblée marquer la blessure et le manque dans l’acte de foi. La coupure immémoriale de la circoncision garde la trace de la différence inscrite à même le corps. Or cet événement unique, qui n’eut lieu qu’une seule fois, permet de réinscrire, par un tour supplémentaire de l’écriture, la différence dans le corps autobiographique d’un texte doué de « la puissance d’une multiplicité d’écriture hétérofictionnelle[21] ». Car, dans ce texte, s’il y a des autobiographèmes, il y a aussi de l’hétérogénéité et de la fictionnalité, avec un arrière-fond algérien, remontant à l’enfance, rejoignant la mère au lit de mort, faisant écho à une autre confession, celle de saint Augustin – sA dans le texte. Par là, l’unité narrative est déconstruite par un travail herméneutique allant non pas vers le déchiffrement du sens, mais vers un secret toujours plus hermétique : « Personne ne saura jamais à partir de quel secret j’écris et que je le dise n’y change rien » (C, 175). C’est bien l’écriture au secret, donc, elle-même circoncise, c’est-à-dire incisée tout autour, marquée par une incision intérieure.
Le texte, en « cinquante-neuf périodes et périphrases écrites dans une sorte de marge intérieure » (C, 12), contre un fond gris, accompagne le Derridabase de Geoffrey Bennington. Période : circuit, durée, division et espace temporels, mais aussi phrase en tant qu’assemblage poétique[22]. Périphrase : circonlocution, phraser à la périphérie, à travers, à périr[23] – à la mort. Ces cinquante-neuf phrases, tournant autour de l’événement central de la circoncision, sont autant de passages réitératifs représentant les cinquante-neuf ans d’une vie (l’âge de Derrida au moment de la rédaction du texte) et, non moins, autant de pulsations rythmiques et vitales, secousses émotives et verbales, mais aussi liens, bandages, pansements qui viennent recouvrir la cicatrice : « 59 périodes, 59 respirations, 59 commotions, 59 compulsions à quatre temps », « mes 59 bandes de prières » (C, 113 et 217).
Ainsi sont évoquées les scènes rapportant l’enfant à la mère, la naissance à la mort, la circoncision à la confession de saint Augustin. Ce faisant, l’écriture auto-thanatographique de Derrida constitue le lieu polyphonique où se font entendre les voix de « la première personne » divisée, multipliée : « […] tout se dirait à la première personne, je, je, je et jamais ce ne serait d’une phrase à l’autre, ni dans la même phrase, le même je […] » (C, 241). Où vibre le tremblement de la plume qui transcrit et invente une confession brisée et renouvelée. D’où l’illisibilité essentielle. S’adressant à Dieu, prenant Dieu à témoin, l’aveu de Derrida consiste non pas à dire la vérité – ce qu’il n’y a pas, mais à faire la vérité, à toucher l’obscurité et la profondeur de l’authenticité-altérité de soi. L’histoire de ce « petit Juif noir et très arabe » (C, 57), se rangeant volontairement du côté des minoritaires (Juif, noir, arabe) par rapport à la francité et la chrétienté, s’écrit pourtant en filigrane de l’écriture chrétienne inaugurée par Augustin. Le « i » dans la « circoncision », ce « point détaché et retenu en même temps » (C, 69), ce prépuce rompu et suspendu, séparé du corps par un espace minimal et immense, figure l’Algérie qui, indépendante, « ne se conçoit ni ne se vit sans être traversée par l’autre[24] ».
Écriture du secret, aussi, ou le secret de l’écriture, sécrétée « au fond de l’escarre » (C, 80). Le mot « escarre » est exploré dans tous les sens : cicatrice, telles les « escarres sacrées » de la mère ; terme technique de blason : pièce en forme d’équerre ; eschatologie. Le texte est donc marqué par les stigmates du corps comme signes symboliques, et hanté par l’idée des fins de l’homme et du monde. Le travail philosophique et théologique se fond dans l’écriture sensible, de mémoire et de coeur, d’extase et d’absolution. Autobiographie à rebours, journal de bord après coup, « avec les instruments oubliés fragmentaires rudimentaires d’une langue et d’une écriture pré-historiques » (C, 145), le texte de Derrida est scandé par les cinquante-neuf périodes battant le rythme de la vie-la mort, dans lequel « il y a toujours un nid secret en train de sécréter des liaisons et délits inédits[25] ».
En un autre temps, et inscrit dans la veine auto-hétéro-biographique de Circonfession, Le monolinguisme de l’autre dépasse l’expérience individuelle d’un « Juif d’Algérie » pour la théoriser dans une perspective langagière. Le récit traverse et ré-articule les concepts tels que « langue maternelle », « colonialisme », « identité », pour les recentrer sur la question de la langue.
Derrida propose tout d’abord un double postulat :
MA, 21
On ne parle jamais qu’une seule langue.
On ne parle jamais une seule langue.
En forme de loi, mais foncièrement paradoxales, ces deux propositions décrivent la situation langagière impensable d’un « Juif-Fançais-d’Algérie » qu’est Derrida. Les traits d’union n’unissent pas mais témoignent d’une triple étrangeté. Ainsi désigné, il « n’[a] pas de langue en propre, seulement la langue de l’hôte » (MA, 92), c’est-à-dire de l’autre, celui qui reçoit et est reçu à la fois, mais aussi celui qui vient usurper la place de l’autre au nom de l’hospitalité. Le « trouble d’identité » (MA, 32) résulte de la non-identité langagière. Le français, la « monolangue » imposée, devient le « substitut de la langue maternelle » (MA, 74), laquelle, par la suite, vient à manquer. Derrida déclare : « je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue “propre” m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre » (MA, 47). En même temps, si « on ne parle jamais une seule langue », c’est parce qu’« une » langue est toujours pleine de langues : hébreu, arabe, français ; accents, tons, idiomes ; mixages, mélanges. C’est bien ce qui se joue entre plusieurs langues, « ce qui s’y greffe et s’y perd, ne revenant ni à l’une ni à l’autre : l’incommunicable[26] ».
Ces deux propositions engagent une critique déconstructive du (post)colonialisme et mènent à un autre double postulat : il y a de la langue / il y a plus d’une langue[27]. L’article partitif dit le partage et la partition de ce qui est incalculable, indéfini. Et « plus d’une » inscrit la pluralité à l’oeuvre. Entre les deux, il y a d’innombrables passages, forces mobiles et articulatoires, rapports différentiels, tissages invisibles. C’est le « passage de la limite » (MA, 59) qui est bien l’expérience de la littérature, ce lieu de déplacements et de substitutions. Et ce « il y a » instruit le lieu impersonnel, inassignable – Algérie au pluriel, à plus d’une langue[28].
Dans ce mouvement vertigineux surgit le désir de retourner à l’origine comme à la ruine de l’origine, et d’inventer une seule langue au sein de cette langue :
Mais le rêve qui devait commencer alors de se rêver, c’était peut-être de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire arriver ici en lui faisant arriver quelque chose […] de si intérieur qu’elle en vienne à jouir comme d’elle-même au moment de se perdre en se retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l’Un qui se retourne, qui s’en retourne chez lui, au moment où un hôte incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver à lui, ladite langue, l’obligeant alors à parler, elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.
MA, 85
L’écriture est donc le cheminement vers l’autre, vers « une autre langue encore » (MA, 109). « Le monolinguisme de l’autre », dès lors, dit la venue d’un nouvel idiome : ainsi se forme la « vieille neuve langue[29] ». C’est un « monolinguisme poétique » (C, 29) qui est le lieu « d’un croisement de singularités, l’habitat, les voix, la graphie[30] ». C’est aussi un appel et une promesse, l’annonciation d’une « avant-première langue » (C, 123) qui marque le lieu de la trace en tant que lieu de mémoire : « la mémoire de ce qui précisément n’a pas eu lieu, de ce qui, ayant été (l’)interdit, a dû néanmoins laisser une trace, un spectre, le corps fantomatique, le membre-fantôme – sensible, douloureux, mais à peine lisible – de traces, de marques, de cicatrices » (MA, 118). Ces traces, marques, cicatrices s’inscrivent sur la peau, sur le corps, sur le corpus textuel des Algéries cristallisées dans l’écriture.
Levinas écrit : « l’essence du langage est amitié et hospitalité[31] ». L’amitié qui relie Hélène Cixous à Jacques Derrida se révèle souvent intertextuelle : l’une et l’autre appartiennent désormais au Jardin d’Essai littéraire évoqué par Cixous, où, côte à côte, ils mettent à l’épreuve l’expérimentation textuelle, et remettent en question, par le jeu subtil du langage et l’enjeu autobiographique, les sens de l’Algérie dans sa disjonction et sa conjonction, dans son historicité et son actualité, dans sa réalité et sa fictionnalité, dans son traumatisme et sa béatitude. En ce sens, le texte algérien de Camus se lie d’amitié avec ceux de Cixous et de Derrida dans ce que, pour eux, l’Algérie, en tant que lieu de naissance, fait acte de re-naissance et de co-naissance dans l’écriture. Lieu d’hospitalité aussi, accueillant et travaillant la langue de l’hôte – du maître mais aussi du guest, de l’ami mais aussi de l’ennemi –, transforme cette mono-langue de l’autre en caisse de résonance polyphonique de l’altérité.
Ce sont également des textes de dédicace. Au sens étymologique – dedicatio, « consécration » –, les textes sont offerts vers le haut : celui de Camus, renouant avec le panthéisme de Noces, retrouve la divinité dans les éléments de la vie en terre algérienne ; ceux de Cixous sécrètent les phrases interminables réabsorbées en monologue intérieur ; ceux de Derrida, rappelant en mimésis la religiosité de saint Augustin, inventent un narrataire inassignable comme Dieu. Dédicaces au sens d’hommage aussi, par « une inscription imprimée ou gravée sur l’oeuvre » (Le Robert). Ainsi Camus : « À toi qui ne pourras jamais le lire » (PH, 11) ; Derrida : « ces mots pour elle qui ne les lira jamais » (C, 217). À la mère donc, qui ne saura le lire, au lecteur qui ne prendrait pas le temps nécessaire de le lire, à cette terre aux prises avec la tourmente. Tel est le destin de ces livres : mal-adressés, mal-aimés, sans destinataire ni destination, ils s’offrent, en offrande, s’érigent comme des stèles archaïques, porteuses d’inscriptions quasi oblitérées, vouées à l’illisibilité.
« [É]crivant depuis l’Algérie ; provenant d’Algérie ; appartenant à l’Algérie ; se vouant à l’Algérie ; mourant d’Algérie[32]. » Nous l’avons évoqué, Camus signe une oeuvre d’amour avec cette terre tant aimée. Hélène Cixous opère une récupération littéraire de l’Algérie par les mises en scène et les affabulations déréglées. Jacques Derrida, quant à lui, maintient la distance et l’indécidabilité de l’Algérie dans l’écriture du secret. Ces écritures forment précisément un « intense rapport à la survivance » (C, 162). Dès lors, l’Algérie, rêvée, réinventée, fantasmée, est bien le lieu hospitalier par excellence, au sein duquel vibrent les voix et les traces de souffrance, de joie, de détresse et de jubilation.
https://www.typepad.com/site/blogs/6a00d834529ffc69e200d834529ffe69e2/post/6a00d834529ffc69e2026bdea2ae0a200c/edit?saved_added=n
Les commentaires récents