On reproche beaucoup au mouvement antiraciste qui a repris de la vigueur après la mort de George Floyd de plaquer à la réalité québécoise des concepts et une histoire importés des États-Unis.
Dans Une arme blanche, Jean-Pierre Le Glaunec, professeur à l’Université de Sherbrooke, déboulonne de façon brillante le discours néoconservateur de toute une constellation de chroniqueurs qui, tant au Québec qu’en France, ont « exploité la mort de George Floyd » pour réécrire l’histoire à leur façon et s’en prendre à leurs cibles habituelles : le politiquement correct, les gauchistes, les « racialistes », les « racistes anti-Blancs », les multiculturalistes…
Le point de départ de la réflexion de l’historien est une série de six chroniques de Christian Rioux, dans Le Devoir, publiées après la mort de George Floyd. La première s’intitulait « Tous Américains ? ». Mais l’essai est, plus largement, une réponse rigoureusement documentée à un discours, dominant dans l’espace public, de chroniqueurs comme Mathieu Bock-Côté ou Alain Finkielkraut, qui, tout en demeurant sourds à la révolte provoquée par la mort de Floyd, ont transformé les faits historiques en « armes de guerre culturelle, afin de servir leurs convictions politiques ».
Au Québec comme en France, ces chroniqueurs ont beau se poser en victimes muselées du politiquement correct, ils ne manquent pas de tribunes, écrit l’essayiste. « Ils aiment se dire censurés, mais sont invités sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio à heure de grande écoute. Ils se lisent entre eux, se citent, se répètent. Ils ont instrumentalisé la mort de George Floyd pour mieux transmettre leur idéologie et pour mener la guerre qui est la leur. »
Ils ont évidemment droit à leur opinion, là n’est pas la question. Mais ils n’ont pas droit à leur propre vérité historique, souligne Jean-Pierre Le Glaunec. « La vérité devrait être un idéal vers lequel on devrait tous tendre en tant que chercheurs, en tant que journalistes, en tant que société. Mais là, de toute évidence, la vérité n’est même plus un enjeu dont veulent débattre ces chroniqueurs. »
L’auteur ne se pose pas lui-même en grand détenteur de la vérité ou de la vertu. Il n’est absolument pas question pour lui de dire que le Québec est une société raciste. Il en appelle d’abord et avant tout au doute et à la critique, piliers du métier d’historien. Il en appelle aussi à l’introspection.
Il commence son livre avec une confession déroutante : celle d’avoir été un « raciste ordinaire » avant de se passionner pour l’histoire des Amériques noires et des résistances à l’esclavage. Né en France dans un milieu très blanc et conservateur, il avoue que, s’il avait eu le droit de vote à l’adolescence, il aurait volontiers voté pour le Front national. Au slogan « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme, il préférait nettement celui du FN : « La France, aimez-la ou quittez-la ! »
Sa vision du monde a changé lorsqu’il a découvert, à 17 ans, l’histoire de la guerre d’Algérie et des décolonisations. Alors qu’il avait baigné jusque-là dans une certaine nostalgie d’un monde colonial dont on vantait les effets positifs, il a découvert, bouleversé, la violence qui en est la règle. « Le colonialisme, a priori, ce n’est rien d’autre que ça : la construction de l’altérité, l’infériorisation de l’altérité. »
Il a aussi compris qu’il existait en histoire « des faits vrais et vérifiables et des mensonges habilement maquillés en faits que la critique historienne permettait de mettre au jour ».
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J’en reviens à cette critique très répandue selon laquelle les combats antiracistes au Québec, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, seraient essentiellement des combats « importés » des États-Unis, signes d’une dangereuse américanisation des esprits.
Le Québec n’est pas les États-Unis, ça va de soi. L’histoire de la ségrégation raciale à Montréal n’est pas celle d’un comté du Mississippi. « C’est tout à fait indéniable », me dit l’historien.
Ceci dit, cet argument, souvent invoqué par des néoconservateurs pour discréditer la parole antiraciste, est d’abord et avant tout une posture idéologique, souligne-t-il.
« Ce n’est pas un argument d’histoire, mais plutôt un argument qui utilise l’histoire. »
Car même s’il y a des différences historiques indéniables de part et d’autre de la frontière américaine, cela ne fait pas du pouvoir blanc ou de l’esclavage une note de bas de page dans l’histoire du Québec. « Que l’on soit un historien de gauche ou de droite, c’est évident qu’il y a, dans les lois et les pratiques, des formes de racialisation du pouvoir. Et l’esclavage en Nouvelle-France existe de manière indiscutable. »
Le fait que les esclaves ont été minoritaires sur le plan démographique n’efface pas d’un coup de baguette magique les cicatrices de l’esclavagisme au Québec ou au Canada. « L’esclavage, ce n’est pas une question de nombre. C’est une forme de violence. Ce n’est rien d’autre que ça, selon moi. »
La mort de George Floyd, asphyxié sous le genou d’un policier à Minneapolis, s’inscrit dans une « très longue histoire de destruction des corps noirs ». Mais pour bon nombre de chroniqueurs, la vie étouffée de cet Afro-Américain n’était qu’un prétexte pour dénoncer l’imaginaire « américanisé » ou les slogans en anglais de manifestants qui ont scandé « Black lives matter » à Montréal.
« C’est trop facile sur le plan intellectuel de critiquer ces manifestations sans entendre ce qu’il y a de pertinent dans ces hommes, ces femmes, ces jeunes, qui veulent que leur corps noir soit un corps respecté, désirable, beau et vivant. Des gens qui demandent : comment est-ce que l’on fait pour être vivant avec un corps qui est historiquement détruit ? »
Au lieu d’entendre les voix antiracistes, au lieu de prendre au sérieux la longue histoire de violence et de destruction des corps noirs, les néoconservateurs les accusent d’être des « racialistes ». Un terme qui n’est pas neutre sur le plan politique, rappelle Jean-Pierre Le Glaunec.
« Il y a une très longue histoire à droite et à l’extrême droite d’utilisation de ce terme pour délégitimer la parole d’hommes et femmes qui veulent que l’on déconstruise les différences et les violences de race. »
On utilise l’expression « racialiste » pour se moquer des combats antiracistes. « Je dirais que c’est une insulte qui ressemble à une catégorie d’analyse. Mais c’est tout sauf une catégorie d’analyse. »
Une autre expression chère à la droite et à l’extrême droite qui a ressurgi après la mort de Floyd est la « haine de soi ». Ce serait, à en croire certains, une grave maladie en Occident entraînée par un antiracisme qui serait devenu un « totalitarisme ».
Quel rapport entre la « haine de soi » et les demandes légitimes de minorités opprimées ou des manifestations pacifiques en l’honneur de Floyd ?
Difficile à dire, note Jean-Pierre Le Glaunec à la fin de son essai. En revanche, une chose lui semble très claire. « L’expression masque à peine le fait que la haine qui pose problème aujourd’hui est la haine de l’autre, celle qui a mené à la mort de Floyd au bout de huit minutes et quarante-six secondes d’asphyxie. »
Cette haine qui, aux yeux de trop de gens, semble moins préoccupante que ceux qui la combattent, n’a malheureusement pas besoin d’importation.
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