Dans cet entretien aux allures confidentielles, le célèbre écrivain algérien Yasmina Khadra, apprécié à la fois pour la puissance de son écriture, la fécondité époustouflante de son imagination et la justesse de ses positions politiques et intellectuelles, révèle une part de lui-même et de son univers littéraire. Tout en évoquant ses déceptions et ses défis, il réaffirme son dévouement à sa vocation : l’écriture. « Je suis tout le temps en quête de quelque chose, d’un sens, d’une vérité, d’une trace, et je compose avec les énigmes à travers le monde et à travers mes textes avec, en guise de feuille de route, le besoin d’éclairer les esprits et de dépoussiérer les passerelles entre les peuples, » dit-il.
La pandémie qui paralyse le monde depuis des mois met l’homme à la fois face à ses limites et à ses possibilités. Elle marque une forme de rupture dans l’histoire de l’humanité et sonne comme l’échec d’un monde et le nécessaire avènement d’un autre. Selon vous, où se situent les échecs de l’humanité et quels sont les défis qui s’imposent désormais à elle ?
L’échec de l’humanité réside dans son impunité. L’Homme se conduit en tyran tout-puissant qui ne respecte ni la nature ni la vie. Depuis la nuit des temps, il veut tout dominer, tout adapter à sa démesure. Il se considère comme un être à part, le seul doté de raison — une raison à laquelle il renonce d’emblée dès que son intérêt immédiat se déclare quelque part. Son intelligence l’élève au rang d’un dieu qui se conduit en vandale agissant comme bon lui semble. Regardez ce qu’il inflige à la planète — la seule vivante dans la galaxie — à ce jardin suspendu dans le gel sidéral. L’Homme ne se rend même pas compte de la chance qu’il a, du privilège que la nature lui accorde. Il s’évertue, avec une effarante ingratitude, à martyriser la terre nourricière, à polluer les mers, à exterminer des espèces animales par contingents. On dirait un buffle lâché dans un magasin de porcelaine. Cupide, il rafle tout ce qui se présente, quitte à ne laisser qu’un monde sinistré aux générations futures. Il est un péril omnipotent qui livre une guerre abominable à tout ce qui est censé l’émerveiller et le préserver, y compris son semblable. Les défis qui s’imposent à lui ne le sauveraient pas de lui-même. Seule la nature saura le rappeler à l’ordre, une fois pour toutes. Un misérable virus, invisible à l’œil nu, a mis sous scellés l’humanité entière. Qu’en serait-il de la révolte des éléments et des animaux ?
Vos livres n’ont pas un ancrage spatial spécifique. Né à Kenadsa, dans le sud algérien, vous situez vos histoires un peu partout dans le monde. Qu’est-ce qui se cache derrière cette dissémination ? Hasard de l’écriture ou il y a une vision particulière de la littérature et du monde qui se cache derrière cet éclatement des frontières ?
J’aime dire le monde qui est le mien, interroger d’autres mentalités, puiser dans d’autres cultures. La littérature occidentale nous offre une version du monde à travers des prismes propres à elle, teintée de considérations raciales et de clichés. Ce n’est pas ce que je perçois. Aussi, je m’autorise à proposer ce que je crois avoir percé comme mystères. Ce n’est pas un choix, c’est dans ma nature. Je suis tout le temps en quête de quelque chose, d’un sens, d’une vérité, d’une trace, et je compose avec les énigmes à travers le monde et à travers mes textes avec, en guise de feuille de route, le besoin d’éclairer les esprits et de dépoussiérer les passerelles entre les peuples. J’adore toutes les littératures, en particulier la littérature russe. Cette dernière me parle comme si elle était née dans le même ksar que moi, à Kenadsa. J’ai donc compris que je pouvais, moi aussi, parler aux Russes, aux Chinois et à tous ceux qui sont attentifs au Verbe et aux émotions des autres. La littérature, c’est comme un oiseau, aucune cage dorée ne doit l’empêcher d’aller à l’air libre.
J’adore toutes les littératures, en particulier la littérature russe. Cette dernière me parle comme si elle était née dans le même ksar que moi, à Kenadsa.
Quel est votre rapport à Kenadsa ? Ville-matrice ou ville-catapulte ?
Le rapport qu’entretient n’importe qui avec sa mère, sa famille, sa patrie. Je n’y ai pas vécu, mais je porte dans mes gènes un peu de sa mémoire et de sa féerie. J’y suis retourné en septembre dernier (2019) et j’ai eu l’impression de ne l’avoir jamais quittée. Je suis fier d’appartenir à cette communauté connue pour son humilité et pour sa générosité. Et fier de prouver que sa magie est éternelle. Ce village a donné des érudits et de grands poètes que l’histoire n’a pas daigné consigner sur son livre d’Or. Aujourd’hui, des vivants tentent de réparer cette injustice. Ils s’appellent Alla le virtuose du luth, Malika Mokkeddem, Pierre Rabhi et Yasmina Khadra, pour ne citer que les plus célèbres, car d’autres génies travaillent dans l’ombre et d’autres sont en train de fourbir leurs armes pour conquérir le cœur des Hommes.
Chez beaucoup d’écrivains, on a l’impression qu’il y a un personnage qui revient dans plusieurs romans et qui, dans l’absolu, porte l’univers de l’auteur dans toute sa complexité et sa fécondité. Chez vous, d’un roman à un autre, les profils des personnages changent radicalement. Vous avez produit une œuvre monumentale, connue dans le monde entier. Vous n’avez pas produit un personnage spécifiquement khadraien qui transcenderait votre œuvre. Est-ce un choix ?
Je pense en avoir crées beaucoup. Il y a Zunaïra (Les Hirondelles de Kaboul), Zane (l’effroyable personnage des Agneaux du Seigneur), Younes-Jonas et d’autres qui ont marqué les esprits. J’ignore qui survivra, mais je suis ravi d’avoir donné vie à des personnages perçus aujourd’hui comme de vraies personnes et incarnés à l’écran et sur les planches par des comédiens en chair et en os. Par ailleurs, le personnage récurrent prend en otage son créateur. Il pourrait même se substituer à lui. Je m’en méfie. Je veux être libre, souverain dans mes choix d’écriture. J’ai créé Brahim Llob que j’ai adoré. Mais j’aime aussi donner leur chance à d’autres personnages. Un arbre qui cache la forêt fait obstacle à nos flâneries.
Après Houria et les romans de la même période, frappées d’une certaine discrétion, il y eu ensuite le fameux Commissaire Llob qui a fait une incursion remarquée dans le champ littéraire algérien, puis maghrébin avant de prendre son envol pour des contrées lointaines. Viennent ensuite Les agneaux du seigneur, À quoi rêvent les loups, L’écrivain, marqués d’une pierre blanche dans votre parcours, et tous ceux qui ont suivi avec une notoriété solidement établie. Jusqu’au dernier roman, qui porte le titre poétique de L’outrage fait à Sarah Ikker. Trois moments. Trois étapes. Peut on-dire qu’il existe trois écrivains en un ? Ou tout au moins trois types d’écriture ?
Le personnage récurrent prend en otage son créateur. Il pourrait même se substituer à lui. Je m’en méfie. Je veux être libre, souverain dans mes choix d’écriture. J’ai créé Brahim Llob que j’ai adoré. Mais j’aime aussi donner leur chance à d’autres personnages. Un arbre qui cache la forêt fait obstacle à nos flâneries.
C’est le même écrivain, sauf qu’il s’escrime à s’améliorer de titre en titre. Je n’ai aucun problème identitaire. Ni dualité ni dédoublement de la personnalité. Je suis entier dans la gravité comme dans l’anecdotique. J’ai cette chance d’échapper au formatage et aux thématiques figées. Mes textes me font voyager et m’instruisent. J’apprends beaucoup en écrivant. L’écriture me permet de m’attarder sur des banalités qui, d’un coup, me livrent leurs secrets, et tout me devient précieux. Cependant, considérant que chaque histoire se démarque des autres, j’essaye de la raconter avec son atmosphère et son rythme propres, d’où la nécessité, pour moi, de lui trouver un style singulier, spécifique. La structure et le style d’écriture de Cousine K est aux antipodes de celui de L’Olympe des infortunes ou encore de celui de Morituri. C’est peut-être cette faculté, cette capacité à assujettir mon écriture qui trouble les « experts » littéraires, peu habitués à ce genre de pluralité chez un même auteur, d’où les élucubrations qui chahutent mes travaux par endroits. Or, c’est précisément cette même pluralité qui enthousiasme mon lectorat.
Dans vos romans, depuis À quoi rêvent les loups, en passant par Les Agneaux du seigneur et L’Attentat, jusqu’à Khalil, vous interrogez le terrorisme en général et l’islamisme en particulier. Ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’il n’y a pas de parti pris, pour quelque chapelle que ce soit, dans vos textes. C’est l’humain qui est interrogé dans chacun des personnages que vous mettez en scène. Est-ce un refus très politique de vous positionner ou une volonté de compréhension-dépassement de la terreur par la littérature ?
J’ai toujours condamné la violence, qu’elle soit idéologique ou politique. J’ai combattu par les armes le terrorisme. Donc, je ne suis pas si neutre que ça. Il se trouve que j’ai suffisamment d’arguments pour situer la faillite du bon sens et assez de scrupules pour ne pas les imposer aux lecteurs. Je soumets à l’intelligence et à la lucidité du lecteur les ingrédients d’une approche thématique et je le laisse faire sa propre idée. La recette dit ce qu’il faut faire mais ne garantit pas l’excellence du produit. Chaque cuisinier a sa « patte » et chaque lecteur interprète les choses en fonction des moyens intellectuels dont il dispose. Je n’ai pas besoin de prendre parti lorsque l’évidence se suffit à elle-même.
Je soumets à l’intelligence et à la lucidité du lecteur les ingrédients d’une approche thématique et je le laisse faire sa propre idée.
Le grand penseur palestino-américain Edward Saïd considère que la culture s’inscrit dans la matérialité des rapports sociaux et produit directement des effets dans le réel. Il l’a démontré dans ces deux ouvrages majeurs L’orientalisme et Culture et impérialisme en interrogeant des œuvres littéraires. Votre foi en le pouvoir ou les pouvoirs de la littérature a-t-elle été mise à l’épreuve ? Quels en sont les limites?
Je ne suis pas essayiste, pas même un intellectuel. Je suis romancier. Je ne puise pas dans les théories des autres, je puise dans mon vécu, mon expérience, mes tripes et je refuse de croire que je détiens toute la vérité. Les littératures n’évoluent pas de la même façon dans le monde. Chacune reflète la société dans laquelle elle se pratique. Certaines nations la sacralisent, d’autres la vilipendent, d’autres encore l’archivent dans les geôles ou la livrent aux bûchers des autodafés. J’ai eu le malheur d’éclore à ma vocation sur un champ de mines. D’abord dans une Algérie réfractaire aux vocations créatives et farouchement hostile à la Pensée, pour laquelle le talent est un martyre et le succès une hérésie (J’ai écrit quelque part que, dans mon pays, le génie ne brille pas, il brûle). Ensuite dans une institution militaire aux antipodes de la vocation d’écrire. Le comble, j’appartiens à une communauté médiatico-littéraire qui a horreur de son propre génie. Je suis marginalisé par les miens, disqualifiés par les institutions littéraires en France et pourtant, je n’ai pas fléchi une seule fois. Je continue d’écrire, d’innover et de conquérir chaque année d’autres pays, notamment en Asie. Le pouvoir, ou le régime, n’est pas le seul tyran. Mes tyrans à moi sont ceux-là mêmes qui se réclament de la lumière et des Belles-Lettres. J’ai eu la chance d’avoir été soldat et j’ai appris à évaluer le degré de dangerosité de l’ennemi, ses intentions et ses moyens. Une guerre m’est déclarée, je fais avec. Ma meilleure contre-attaque est d’aller de l’avant. Je n’ai pas de temps à perdre avec les méchants. Pour être heureux, je me tourne vers ceux que j’apprécie. Quant aux limites, ma foi dans ce que j’entreprends n’en a pas. J’irai jusqu’au bout de mes forces et bien au-delà de ma mort car j’ai planté beaucoup d’arbres dans ma vie.
J’ai eu le malheur d’éclore à ma vocation sur un champ de mines. D’abord dans une Algérie réfractaire aux vocations créatives et farouchement hostile à la Pensée, pour laquelle le talent est un martyre et le succès une hérésie
L’Algérie est un archipel culturel qui peine à s’assumer tel quel. Pourquoi ? Quel est ou quels sont les ingrédients qui manquent pour que la société algérienne vive sa diversité comme une richesse et comme une chance ?
Ce qui manque le plus à notre nation, c’est l’algérianité comme socle et réceptacle sacrés. C’est-à-dire, ce qui nous définit en tant que nation. Or, cette fierté collective, commune, est supplantée par les références régionalistes et la rivalité chimérique et stérile de leurs influences. Chaque douar chante son chantre au détriment de ce qui n’est pas de la dechra, et qu’importe si c’est la fierté nationale qu’on disqualifie. De cette façon, ce n’est plus le génie qui rassemble, mais le troubadour local qui fracture et morcelle. Avec cet esprit tribaliste, il n’est pas sûr que nous puissions nous relever de nos décombres sans casse supplémentaire. La logique voudrait que le meilleur soit sanctifié. La déraison s’entête à ramener la gloire à son strict chauvinisme. Or, le chauvinisme n’est que fanfaronnade et exhibitionnisme obscène. Lorsqu’une élite se ligue contre celui qui la représente le mieux, on ferait mieux de passer son chemin car il n’y a plus rien à voir.
La déraison s’entête à ramener la gloire à son strict chauvinisme. Or, le chauvinisme n’est que fanfaronnade et exhibitionnisme obscène.
Vous êtes un auteur très apprécié par des milliers, voire des millions d’Algériennes et d’Algériens, toutes générations confondues, qui voient en vous la possibilité d’une Algérie émancipée, libre, belle et heureuse. Avez-vous, en dehors de l’écriture, un projet pour l’Algérie, notamment dans le domaine des arts et de la culture en général ?
Non, aucun. Avec qui ? Je n’ai pas confiance. Je suis très bien dans mon statut de romancier. Je suis plus utile à la culture de mon pays de cette façon. Utile et serein. Un soir, tandis que je rageais au téléphone contre un éditeur parisien indélicat pour défendre des auteurs algériens que j’avais publiés en France avec mon propre argent, mon épouse a attendu que je décroche pour me dire : « Tu étais sur le point de piquer une crise cardiaque. Regarde ce que la colère a fait de toi. On dirait un zombie. Tu permets que je te pose une question ? Tu as aidé combien d’artistes et d’écrivains ? Des dizaines. Tu as écrit combien de préfaces ? Tu as accepté de rencontrer combien d’auteurs pour les encourager, les conseiller, lire leurs travaux ? Des centaines. Dis-moi combien d’entre eux ont pris leur plume pour défendre ton altruisme, ton intégrité, ton honnêteté ? Aucun ! Personne n’a réagi pour te soutenir dans les moments difficiles et crier haut et fort combien tu es généreux, sincère et loyal. » Et c’était vrai. Ça a été comme un coup de massue sur ma tête. Mais au lieu de m’assommer, ça m’a réveillé. Depuis, je me suis calmé. Je m’occupe de ma petite famille, tente de continuer de mériter l’intérêt de mes lecteurs ; je suis infiniment mieux dans ma peau ainsi.
Vous avez annoncé la parution de votre nouveau roman, Le sel de tous les oublis, le 20 aout 2020. « À travers les pérégrinations d’un antihéros mélancolique, flanqué d’une galerie de personnages hors du commun, Yasmina Khadra nous offre une méditation sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place qu’occupent les femmes dans les mentalités obtuses, » lit-on sur la quatrième couverture du livre. Hormis l’histoire qui semble très originale et croustillante, qu’est-ce qui distingue ce roman de tous les autres ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ceux qui me lisent savent que chaque nouveau livre, que je commets, est un risque que je prends. Un risque calculé. J’aime me diversifier, surprendre mes lecteurs. Le Sel de tous les oublis s’inscrit de cette perspective. Je reviens au facteur humain, ce mystère mutant, et je m’évertue à l’interroger, à fouailler dans ses profondeurs pour le comprendre un peu plus. Mon prochain roman propose des rencontres avec des personnages qui m’ont touché. J’espère qu’ils toucheront mes lecteurs. Il n’est pas utile de dévoiler l’histoire. Lire, c’est d’abord découvrir. J’ai toujours déconseillé à mon lectorat de se fier aux critiques et aux compte-rendus de lecture car une critique n’est qu’un avis subjectif, pas forcément sain, et que le meilleur critique demeure le lecteur lui-même. Un même livre pourrait être apprécié par les uns et rejeté par d’autres. Chacun se doit d’avoir sa propre idée, sa propre appréciation d’une œuvre. Le livre nous offre la possibilité de recouvrer notre singularité, c’est-à-dire notre libre arbitre dans un monde où la rumeur, le mensonge, le renvoi d’ascenseur, le lynchage des Justes et la manipulation sont en train de squatter nos esprits.
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