Le quatrième roman de Sarah Chiche est dans les sélections du Grand prix de l'Académie française, du Goncourt, du Médicis et du Fémina.
La romancière et psychanalyste Sarah Chich
Avec Saturne, paru le 20 août 2020 aux éditions du Seuil, la romancière et psychanalyste Sarah Chiche raconte son histoire et celle de sa famille, tragique, qui l'a autrefois plongée dans une dépression sévère, puis comment, grâce au spectacle de quelques images en Super 8 exhumées par sa mère, et surtout grâce à l'écriture, elle a survécu. Saturne figure dans presque toutes les sélections des prix littéraires de l'automne.
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L'histoire : Le livre s'ouvre en 1977 sur une scène tragique, celle de la mort d'un homme de 34 ans dans une chambre d'hôpital. Celle qui raconte l'histoire est sa fille, 15 mois au moment du décès. Dans les jours qui suivent, on ne prend pas la peine de dire au bébé que son papa est mort. Bien des années plus tard, en 2019 à Genève, elle croise par hasard une femme qui a connu son père, son oncle et ses grands-parents en Algérie. Elle est troublée. Au retour, elle se laisse absorber par une tache de buée qui grandit sur la vitre du train et "d'un coup", plonge dans les souvenirs du passé.
Comme dans un film où les images défilent à la vitesse du train, elle saisit des instantanés de l'enfance de son père : années 50, Alger, son père Harry grandit avec son frère aîné Armand, et ses parents Louise et Joseph. Ils ont riches. Dans la famille les hommes sont médecins de père en fils dans des cliniques qui leur appartiennent. La famille, juive, "ne faisait pas partie des colons français mais vivait sur ces terres depuis qu'ils avaient été chassés d'Espagne au XVe siècle". Une vie fastueuse jusqu'à la guerre d'Algérie, puis c'est l'exil en France.
En grandissant, Harry est celui des deux fils qui ne répond pas aux attentes familiales, flambeur, amoureux des femmes et préférant le jeux aux études médicales. Puis il rencontre Eve, amour fou et mariage contre l'avis de la famille. La leucémie se déclare quelques mois plus tard, juste après la naissance de leur fille. La mère reste seule avec son enfant, dans une famille qui la déteste, et réciproquement. La petite fille aime dormir sur la gorge moelleuse de sa grand-mère. Elle est spectatrice des disputes avec l'oncle Armand et supporte sans rien dire la violence maternelle. Elle finira par être séparée de cette branche de la famille par sa mère, qui s'est remariée, a eu une autre fille. A 26 ans, l'annonce de la mort de sa grand-mère la plonge dans une dépression sévère, qui manque de l'emporter.
"Le cœur de ce qui m'a faite"
La narratrice s'était alors promis d'écrire "cette histoire du crépuscule, de la fosse incurable de nos regrets, et d'une maladie mentale, la mienne, qui fut une damnation avant d'être une chance". Si elle a raconté dans Les enténébrés (Seuil, 2019) l'histoire de la branche maternelle, elle a jusque-là caché, dit-elle "le cœur de ce qui m'a faite", préférant "faire mine d'avoir oublié." La rencontre fortuite à Genève avec cette femme qui a connu son père, lui fait comprendre pourquoi elle doit "se hâter de la raconter".
Elle explique : "Les morts ne sont pas avalés. Ni par l'eau ni par la terre. Ils continuent de marcher parmi les vivants." Ils restent vivants dans "les récits que nous tenons des autres", jusqu'au jour où "la dernière personne qui pouvait nous parler de la personne qui nous avons perdue meurt à son tour ; et, dans cette césure fatale, le temps devient, dit-on, irréversible".
La narratrice n'a pas pu revoir sa grand-mère, n'a pas pu l'embrasser, n'a pas pu lui demander pardon. A sa mort, elle reçoit d'un seul coup tout le poids de son histoire, et se noie dans la tristesse et la culpabilité. L'histoire d'une enfance déchirée par la haine des adultes, dont elle a été la victime. Une histoire qui lui a fait avoir des comportements qu'elle regrette et dont les effets se font ressentir 26 ans plus tard, comme la lave brûlante d'un volcan expulsée des entrailles de la terre.
"Je suis morte. J'en suis revenue. J'ai pu vieillir"
La romancière, qui est aussi psychanalyste, donne forme à ce passé sorti des nimbes dans un geste d'écriture fulgurant. Les mots jaillissent comme une salve d'images stroboscopiques -phrases longues, hachées par un usage abondant des virgules, voire des points encadrant des petits morceaux de phrases sans verbe. Une narration composée de fllashs, qui permet à la romancière de peindre en à peine plus de 200 pages une saga familiale, un amour fou, une enfance fracassée, une dépression, puis une renaissance, les mots s'organisant peu à peu au fil du récit dans un ordonnancement salvateur. "Je suis morte. J'en suis revenue. J'ai pu vieillir", nous dit celle pour qui le "deuil ne cesse jamais" parce qu'elle ne veut pas qu'il cesse. "Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c'est cela qui nous rend heureux".
Le lieu du réconfort, celui où la petite fille devenue adulte peut rejoindre ses morts, a pris la forme d'un "astre immobile, froid, très éloigné du soleil". Saturne, est peut-être aussi, nous dit-elle "l'autre nom du lieu de l'écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C'est seulement quand j'écris que rien ne fait obstacle à mes pas dans le silence de l'atone et que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu'il revienne, et, enfin le rejoindre. Et je ne connais pas de joie plus forte." Ils se rejoignent dans les étoiles, "dans la profondeur du ciel constellé" dans lequel plongeait "d'un trait" son père quand il était l'enfant le moins aimé.
Saturne est un texte bouleversant, un récit intime mais universel sur le deuil, phénomène mystérieux à la fois unique, singulier, et partagé par tous. Sarah Chiche fait un carton quasi plein avec ce quatrième roman, qui figure dans presque toutes les premières sélections des prix littéraires d'automne : Grand prix de l'Académie française, Goncourt, Médicis et Fémina.
Saturne, de Sarah Chiche (Seuil - 208 pages -18 euros)
Extrait : "Louise, ses sœurs, sa mère, Joseph, son chauffeur algérien, et plusieurs infirmières se tiennent serrés les uns contre les autres sur le pont d'un ferry, au milieu d'une cohue humaine. Le port, ses quais, ses môles, ses jetées, ses bassins, défile. Une avenue s'enfuit à perte de vue. Le minaret de la mosquée de la pêcherie et les coupoles rose de Notre-Dame d'Afrique scintillent une dernière fois. Primeurs, cireurs, marchand de journaux, pêcheurs, enfants, et marins ne sont plus que des fourmis. Bougie, Djidjelli et collo, des confettis. Quelques barques flottent encore autour du paquebot comme des mouches. Puis plus rien. Tache blanche, qui se floute, s'estompe, puis s'efface. La ville s'évanouit. La terre s'évapore. Quelqu'un hurle. Une femme vient de faire un malaise. Joseph se précipite. Je suis médecin, laissez-moi passer. Debout sur le pont avant, appuyée sur la rambarde, Louise fixe la Méditerranée vide de toutes ces épaves fantômes qui la hanteront cinquante ans plus tard - car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l'exil des uns n'efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé." (Saturne, page 64)
publié le
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