« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial
de Raphaëlle Branche
La Découverte, 510 p., 25 €
Une mémoire algérienne
de Benjamin Stora
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 040 p., 32 €
De la guerre d’Algérie n’existe toujours pas de mémoire constituée. Deux livres permettent de s’y confronter, à quelques jours de l’anniversaire de la Toussaint 1954.
En cette Toussaint de 2020 la France ne prête guère attention à celle de 1954 qui a inauguré dans les départements français d’Algérie les « événements » qui ont préludé à la militarisation du « maintien de l’ordre » dit républicain.
Les soldats de métier, les activistes politiques et les rapatriés du côté français, les harkis et des immigrés du côté algérien en ont certes conservé longtemps la marque traumatique, particulière, acquise au prix du sang et des larmes puis transmise à leurs enfants. Et pourtant, malgré les commémorations officielles, s’il n’y a pas aujourd’hui chez les Français de mémoire constituée de cette guerre, une des causes a été le silence du million et demi environ de jeunes appelés ou rappelés là-bas jusqu’en 1962 pour y faire leur service militaire.
Cette singularité a piqué au vif Raphaëlle Branche, déjà connue pour ses travaux sur la violence là-bas. Elle en a fait le livre qui nous manquait, après une longue enquête auprès de 300 d’entre eux et leurs familles, complétée par les sources privées habituelles, les carnets de route, les très nombreuses photos et, surtout, les correspondances avec les proches, abondantes comme toujours par temps de guerre et de censure.
Des appelés laconiques
Sa force est de montrer que ces jeunes ont fait à leurs familles « un récit qui ne se déploie pas », où l’euphémisme fleurit. Derrière l’habituel « tout va bien ici », des lettres trahissent la double découverte de l’armée avec tous ses travers et d’une Algérie qui n’a rien d’une carte postale. Le suspect balancé de l’hélicoptère, la torture, la patrouille qui tourne mal, le copain émasculé par les « rebelles », la fouille d’un douar peuvent être évoqués, et la déprime, la peur, la mort ne sont pas absentes. Mais ils ne donnent pas la coloration dominante.
Raphaëlle Branche explique aussi pourquoi ces appelés sont restés laconiques à leur retour. Certains d’entre eux ont été désaxés et traumatisés, c’est vrai et ce sera visible dans les années 1990. Pourtant la vérité est que, pour la plupart, ils ont été aussitôt happés par les atavismes et les nouveautés qui retissaient déjà en métropole, dans l’élan des Trente Glorieuses, le lien local, familial et conjugal.
En somme, leur mutisme a été aussi celui de la France entière, prise dans une bousculade sociale et culturelle où la temporalité d’antan périclitait et où le mieux-être de consommations et de loisirs était enfin à portée de main : deux tsunamis pacifiques pendant lesquels la transmission d’une expérience guerrière si atypique, si lointaine et si floue ne pouvait pas trouver sa place.
Trois solides travaux de recherche
Benjamin Stora, lui, n’a jamais été muet à propos de son Algérie natale et il l’a montré dans ses engagements de déraciné à Sartrouville en 1962, d’étudiant à Nanterre et de militant trotskyste après Mai 68, puis d’historien majeur de la décolonisation et ses suites. Un volume rassemble six de ses livres récents.
→ ENTRETIEN. Benjamin Stora : « L’Algérie est une société du refus »
Les trois premiers sont autobiographiques : Les Clés retrouvées, souvenir ému d’une enfance juive à Constantine ; La Dernière Génération d’octobre, récit rageur des désillusions du gauchiste ; Les Guerres sans fin, résumé d’une initiation passionnée au métier d’historien. Viennent ensuite trois solides travaux de recherche : Le Mystère De Gaulle, sur la recherche si difficile du compromis là-bas de 1958 à 1962 ; François Mitterrand et la guerre d’Algérie, qui n’oublie pas le ministre de la justice de 1957 envoyant des Algériens à la guillotine ; Les Trois Exils des Juifs privés de leur terre maghrébine en 1870, 1940 et 1962. Soit un millier de pages écrites le cœur serré, mais avec une rigueur qui apaise. Et donc un fier bouquin.
https://www.la-croix.com/Culture/Raphaelle-Branche-Benjamin-Stora-lAlgerie-souvenirs-guerre-sans-nom-2020-10-28-1201121751?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_content=20201029&utm_campaign=NEWSLETTER__CRX_LIVRES_EDITO&PMID=0b2596e53cf1fcedfeeb8447e02fc279&_ope=eyJndWlkIjoiMGIyNTk2ZTUzY2YxZmNlZGZlZWI4NDQ3ZTAyZmMyNzkifQ==
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