Crises, guerres, tremblements de terre, dictatures… Au début du XIXe siècle, le couvre-feu n’est plus qu’un lointain souvenir des temps « ténébreux ». Il serait apparu au Moyen-Age. Dans les villes européennes, à la tombée de la nuit, quand les cloches sonnaient, il fallait recouvrir les feux d’un couvercle de métal pour éviter d’éventuels incendies.
En mars 1857, six ans après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte et la restauration de l’Empire, « le Charivari » , quotidien satirique républicain, maintes fois condamné par les tribunaux, publie une fable à destination de ceux qui pourraient être tentés par des lois « moyenâgeuses ». Elle est signée du journaliste et homme politique de gauche Taxile Delord. Il s’agit d’un dialogue fictif entre un monarque et son serviteur sur un couvre-feu qui permettrait de viser les « Napolitains ». Les Italiens, les migrants de l’époque avec les Belges, étaient alors accusés de tous les maux.
« Pourquoi les Napolitains sortiraient-ils le soir ? Les ténèbres sont faites pour le crime. Est-ce que tu sors le soir, Cocomero ?
– Jamais, sire.
– Tu restes chez toi, tu restes avec ta femme et tes enfants ?
– Oui, Majesté.
– Tu joues aux dames ?
– Quelquefois, sire.
– Ou au loto ?
– C’est selon, Majesté.
– C’est que tu n’es pas un démagogue, toi.
– Je m’en flatte, sire.
– Décidément il n’y a que les démagogues qui sortent de chez eux le soir. A partir d’aujourd’hui je défends qu’on allume les réverbères. A huit heures, on sonnera le couvre-feu, et tout habitant qu’on rencontrera passé cette heure-là dans les rues sera condamné à la bastonnade. Le couvre-feu est une excellente institution, Cocomero.
– Je ne dis pas le contraire, sire.
– Ah ! Si nous pouvions de même ressusciter toutes les autres lois du Moyen Age.
– Ça viendra, Majesté. »
Cinquante ans, plus tard, la révolution industrielle a bouleversé l’économie française, l’urbanisation a vidé les campagnes, et la Troisième République mis un terme au Second Empire, mais l’insécurité reste un thème médiatique majeur. La presse va à nouveau exhumer la méthode ancestrale du couvre-feu. Cette fois sans ironie ni second degré. Le supplément dominical du « Petit Journal« , alors un des plus gros quotidiens du pays, se remémore les paroles des « Huguenots » l’opéra de Giacomo Meyerbeer, qui se déroule au XVIe siècle, en pleine guerre religieuse entre catholiques et protestants.
« Paris, la nuit, est un coupe-gorge. La police y est insuffisante. Voulons-nous être protégés contre les attaques des malandrins, il nous faudra payer encore, payer toujours. A ce prix-là seulement, nous aurons nos veilleurs de nuit, et peut-être les gens que leurs travaux ou leurs plaisirs retiennent le soir loin de chez eux pourront-ils regagner leur domicile sans craindre, à chaque pas, quelque fâcheuse rencontre. Nous voilà donc revenus au temps ténébreux où l’on n’allait par la ville qu’escorté d’une garde et où le veilleur, flanqué de soldats du guet, agitait sa cloche par les rues pour annoncer au populaire que l’heure était venue où tout bruit et toute lumière devaient s’éteindre.
Vous rappelez-vous, dans les “Huguenots”, l’épisode impressionnant du couvre-feu ?
Rentrez, habitants de Paris.
Tenez-vous clos en vos logis,
Quittez ce lieu,
Car voici l’heure
Du couvre-feu. »
La Seconde Guerre mondiale et l’Occupation allemande renvoient pour de bon les Français se barricader chez eux dès le soir tombé. La presse alors ne s’embarrasse pas de pédagogie, encore moins d’une quelconque protestation. Elle publie intégralement les communiqués des préfectures annonçant les horaires à respecter en zone occupée.
« Selon les instructions du chef de l’administration militaire allemande en France, l’heure du couvre-feu pour la population civile de tous les départements est fixée à 23 heures et l’heure limite pour la circulation des civils dans les rues à 23h30, la circulation civile ne reprenant qu’à 3 heures du matin ».
Elle diffuse aussi sans barguigner l’arrêté qui en donne les modalités et qui est signé du commandement militaire du grand Paris : « Kommandant von Gross-Paris Verwaltungsstab ». Avec des exemptions guère éloignées de celle du couvre-feu sanitaire actuel, mais des laissez-passer nettement plus contraignants qu’une simple attestation sur l’honneur.
« Pendant la durée des dispositions prévues par l’arrêté susvisé, tous les laissez-passer et toutes les permissions de nuit sont annulés. Des laissez-passer spéciaux permettant de circuler sur la voie publique après l’heure du couvre-feu seront délivrés :
- A la Préfecture de Police ou aux bureaux de police qu’elle désignera pour les personnes entrant dans l’une des catégories ci-après : médecins, sages-femmes, etc., employés et ouvriers des entreprises industrielles, commerciales et artisanales, employés et ouvriers des administrations, voyageurs en partance munis de billets.
- Aux gares pour les voyageurs qui arrivent.
- Aux barrages établis aux portes de la ville pour les conducteurs de voitures
- Aux barrages établis aux portes de la ville pour les conducteurs de voitures transportant des marchandises et les personnes arrivant par la route. »
Le monde des arts et du spectacle, comme aujourd’hui, s’alarme d’être privé de son public nocturne. « Dans le monde du cinéma et du théâtre, du plus grand au plus petit, tous espèrent que les décisions qui s’imposent leur épargneront le retour de pareilles sanctions », écrit « l’Œuvre » en septembre 1940. « En raison des événements, les spectacles n’auront lieu qu’en matinée. De nombreux théâtres joueront lundi à 15 heures. »
Le couvre-feu s’allégera et se renforcera au fil des événements et attentats tout au long de la guerre. Après le dynamitage d’un cercle militaire allemand à Paris par des résistants en décembre 1941, « le couvre-feu est ordonné à partir de 18 heures dans le département de la Seine […], tous les restaurants, tous les lieux de plaisir, tous les cinémas et théâtres devront être fermés dès 17 heures […]. Toute personne contrevenant aux dispositions de cette ordonnance sera punie de la façon la plus sévère. Les sentinelles et les patrouilles allemandes feront usage de leurs armes si c’est nécessaire. » L’exposition « le Juif et la France » ferme ses portes à 16 heures.
La presse publie aussi le télégramme d’excuses envoyé par le maréchal Pétain à Adolf Hitler pour lui dire combien lui et tous les Français réprouvent de tels attentats :
« Je prie Votre Excellence d’agréer l’expression de mes condoléances personnelles et celles du gouvernement français pour les odieux attentats qui se sont renouvelés contre des membres de l’armée d’occupation. Nous réprouvons tous de tels agissements et nous nous efforçons avec les moyens qui sont en notre pouvoir de découvrir et d’arrêter les auteurs de ces crimes dont la lâcheté fait horreur à tous les Français. »
Toujours aussi zélés et le doigt sur la couture du pantalon, les journaux partent même sur le terrain vérifier si le couvre-feu est correctement respecté, les Français étant, déjà, perçus comme de mauvais élèves.
« Le Parisien a la réputation d’être frondeur. Ce qualificatif n’est certes pas abusif. Les preuves en ont été flagrantes. Restait à savoir comment cette population turbulente, ou, considérée comme telle allait réagir devant la décision prise par les autorités d’occupation, ordonnant la fermeture de tout établissement à 20 heures et le couvre-feu une heure plus tard.
Il était intéressant de sonder, en cette soirée du samedi, généralement l’une des plus bruyantes de la semaine, les réactions pouvant résulter de cette mesure. Que chacun se rassure, le calme le plus absolu n’a cessé de régner et, nulle intervention digne de ce nom ne vint troubler les premières heures de la nuit. Dès vingt heures les patrouilles allemandes, casque au côté, sillonnaient les principales artères afin de vérifier la fermeture des restaurants, débits, salles de spectacle et tous autres lieux publics. Partout la consigne était observée. Sans récrimination, les clients avaient, abandonnant leurs chères habitudes, quitté les lieux habituels de leur délassement. […]. Paris compte un nombre incalculable de “nuiteux”, qui ne veulent abdiquer, et ne regagnent leur logis qu’à l’heure limite. »
Même ceux qui ont tenté de mettre fin à leur vie en dehors des heures légales sont traînés au commissariat : « Pas de suicide après le couvre-feu ».
« La nuit dernière, un garçon de café, René Burgière, 21 ans, demeurant 32, rue Cavé, se jetait dans le canal de la Bastille. Peu après, il reprenait pied sur le quai et s’apprêtait à rentrer chez lui, lorsque des gardiens de la paix, effectuant une ronde, l’interpellèrent et lui firent constater qu’il était plus de minuit et qu’il se trouvait en infraction. Burgière eut beau expliquer qu’il avait voulu se suicider, il fut emmené au commissariat où ses vêtements eurent le temps de sécher avant l’heure l’égale, à laquelle il fut relâché. »
Le couvre-feu reviendra avec la guerre d’Algérie. Il est mis en place à Alger, puis dans la plupart des grandes villes de l’autre côté de la Méditerranée, au moment de l’instauration de l’Etat d’urgence. La « loi n° 55-385 du 3 avril 1955 » en déclare « l’application en Algérie ». Son article 5 permet explicitement d’« interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ».
En 1958 puis en 1961, le couvre-feu s’installe en métropole, dans toute la région parisienne, mais seulement pour les musulmans d’origine algérienne. Le 17 octobre 1961, à l’appel de la fédération française du Front de Libération nationale (FLN), les immigrés algériens descendent dans la rue pour protester contre cette mesure discriminatoire qui leur interdit de sortir de chez eux dès 20h30. La consigne a été donnée par l’organisation de défiler pacifiquement. Le préfet de la Seine, Maurice Papon (qui sera condamné plus tard à dix ans de prison pour complicité de crimes contre l’humanité dans la déportation des juifs de la région bordelaise) organise la dispersion de la manifestation. Plus de 1 600 policiers et gendarmes sont envoyés dans la capitale. La répression est violente. Un bain de sang. Des dizaines et des dizaines d’Algériens seront rués de coups, assassinés, jetés dans la Seine.
Les commentaires récents