«L’Homme a-t-il besoin de ses racines ? Seul nous relie les uns aux autres, par-delà les générations, par-delà les mers, par-delà le Babel des langues, le bruissement d’un nom… pour patrie, un patronyme.»
Une œuvre qu’on ne finit jamais de découvri
Nedjma est une oeuvre authentiquement algérienne par la présence des mythes, des traditions, des poésies. Ce qui fait la densité et la richesse de cette oeuvre, c'est son enracinement, son ancrage au plus profond de l'Algérie: par sa géographie, par la toponymie, par son histoire proche ou lointaine par la pérennité de ses valeurs, sa résistance millénaire. Malheureusement, «ni les Numides ni les barbaresques n'ont enfanté en paix dans leur patrie; ils nous la laissent vierge dans un désert ennemi tandis que se succèdent les prétendants sans titre et sans amour», dira Kateb Yacine.
Il est toujours intéressant et enrichissant d'aller à la découverte d'un auteur à travers son parcours, son vécu, son espace vie et tenter de comprendre une démarche et une façon de l'exprimer.
Les auteurs algériens, soit pendant la colonisation, soit à l'indépendance, ont une enfance difficile, un passé douloureux et ils n'ont pu l'exprimer qu'à travers les mots et les symboles. Qu'il s'agisse de Tahar Djaout, de Rachid Mimouni, de Benhedouga, de Mohamed Dib, de Boudjedra, il y a constamment un retour vers l'enfance, l'innocence de l'être avant l'histoire pour retrouver, comme le dit si bien Mouhoub Amrouche, «la vibration première».
On constate dans la majorité des oeuvres, la présence permanente de la poésie dans les poèmes et les chansons. La poésie est le seul territoire qui appartient à l'auteur et où il se retrouve, dans son appartenance à une culture millénaire, face à lui-même.
Toute l'oeuvre de Kateb Yacine s'inscrit dans une histoire tourmentée. Adolescent, à l'âge des rêves et de l'idéal, il a pris conscience de sa «non- existence» dans un environnement d'une extrême violence. C'est la révolte qui, grâce à l'écriture, va se traduire dans une oeuvre magistrale comme Nedjma et aussi dans l'ensemble de ses productions.
Nedjma appelle plusieurs approches tant elle est dense et le lecteur doit aller au-delà du texte pour la décrypter. La colonisation est omniprésente avec toute une stratégie destructrice de notre personnalité, de notre âme, de notre peuple, dans une perspective génocidaire: un tiers de la population a disparu entre 1830 et 1875. «Comprimer le peuple arabe» dira Tocqueville, sans compter les 12.000 morts pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 1885, Jules Ferry déclare à la chambre constitutionnelle: «Si nous avons le droit d'aller chez ces barbares, c'est parce que nous avons le devoir de les civiliser... Il faut non pas les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d'une race supérieure qui conquiert.» Un député, Jules Maigne, lui rétorque: «Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l'homme?» La poursuite de l'expansion coloniale a été votée à une voix près.
Le premier traumatisme pour Kateb Yacine sera la rupture linguistique et la distance prise avec sa mère avec laquelle il communiquait en arabe algérien. Une sorte de symbiose entre la mère et l'enfant par le jeu théâtral renforce ainsi le lien généalogique. Puis ce fut la scolarisation à l'école française. Kateb Yacine a conscience de la perte de «ce trésor inaliénable et pourtant aliéné». Ainsi, il y aura une rupture dans la transmission et, inévitablement, une perte de contact avec sa société. On ne mesure pas suffisamment les dégâts de la rupture linguistique dans le contexte colonial dont le seul but est de nous déstructurer, de nous faire perdre tout un pan de la culture et ainsi nous détacher définitivement de notre monde réel. L'auteur quitte, pour reprendre une expression de Mouloud Mammeri, «un monde accordé».
Un autre traumatisme - et il est extrêmement grave - sera le 8 mai 1945. Kateb Yacine a alors 16 ans; il ne peut pas ne pas s'impliquer dans cette tragédie et développer plus fortement une terrible révolte contre le pouvoir dominant qu'il va traduire dans Nedjma, une oeuvre porteuse d'une grande symbolique, une oeuvre à ne pas lire selon les schémas traditionnels du roman.
Pour ne pas être désorienté, le lecteur doit aller au-delà du sens des mots, s'imprégner de tout ce qui sous-tend l'écriture, s'inscrire dans la connaissance historique et comprendre ce que fut «l'offense coloniale», en rappeler toutes les séquelles et elles sont prégnantes.
Nous aborderons dans un premier temps l'importance du lien généalogique et la quête obsessionnelle du père. Puis, nous tenterons d'expliquer le titre éponyme du roman et la force symbolique de ce personnage réel et mythique. Nous mettrons en évidence cette quête des origines associée au retour de Nedjma dans la tribu ancestrale et montrerons ce qui fait la force et la faiblesse de l'organisation tribale. Pour conclure, nous terminerons par le rêve d'une Algérie authentique, vierge, «qu'il faut réinventer» selon Kateb Yacine, mais aussi en montrer les limites.
L'interruption généalogique (titre repris d'un article de Abdelwahab Meddeb, écrivain tunisien)
L'auteur prend l'exemple de Si M'hand ou M'hand (1845-1906) qui a été victime de «l'offense coloniale» (expression reprise dans «le trauma colonial» de Karima Lazali). Lors de l'insurrection de 1871, sa famille a été exterminée, ses biens matériels entièrement détruits. Cette perte des repères sociaux et familiaux a constitué un bouleversement de tout l'être. Si M'hand ou M'hand a tout perdu; il ne lui reste que la poésie pour exprimer ses déchirements, ses désarrois, la dépossession et «la faillite des principes et des repères, la difficulté à devenir à leur tour des pères.» (A. Meddeb). Cette destruction de l'être s'exprime dans la poésie:
Aigle blessé me voici
Empêtré dans la brume
Voué aux larmes et aux cris
Si M'hand ou M'hand, dans une détresse profonde, vit très mal cet état d'orphelin. Il n'est pas le seul. Les auteurs algériens des années 50 sont tourmentés par la quête des origines et la recherche d'une filiation.
Dans La grande maison de Mohamed Dib (1952), le personnage principal, Omar, qui préfigure le combattant de la révolution, est orphelin. Dans la trilogie, Omar cherche une représentation paternelle, une figure de substitution (Hamid Saraj, dans La grande maison, Comandar dans L'incendie, Ocacha dans Le métier à tisser.
Dans La colline oubliée de Mouloud Mammeri, le couple Mokrane-Azi n'a pas d'enfants. Bien plus tard, lorsque Mokrane fera son service militaire, Azi lui apprend qu'elle attend un enfant. Dans sa hâte de rejoindre sa maison en plein hiver, il meurt dans les neiges de Tizi Kouilal. Dans Nedjma, un des personnages, Rachid, poursuit Si Mokhtar pour connaître la vérité sur son vrai père.
La quête du père est obsessionnelle et parcourt toute l'oeuvre
Pour mieux appréhender l'oeuvre, revenons à l'imbroglio de la naissance de Nedjma. Dans la fiction, Nedjma a épousé Kamal, fils de Mokhtar. Elle va focaliser tous les désirs de Rachid, de Mustapha et des deux frères Lakhdar et Mourad. Ces quatre jeunes gens, à des degrés divers, appartiennent à la tribu des Keblout. Nedjma est la fille d'une Française juive qui a eu quatre amants. L'un d'eux est le père de Rachid, Si Mokhtar, connu pour ses nombreuses aventures et une vie de débauche. Nedjma aurait été conçue au cours d'une nuit passée dans une grotte où l'on retrouvera le lendemain le cadavre du père de Rachid.
Ces précisions sont nécessaires, indispensables, pour mieux appréhender l'oeuvre de Kateb Yacine. Un mystère plane sur la naissance de Nedjma. Qui est son vrai père? Ce doute laisse planer un risque d'inceste car Nedjma pourrait être la soeur de Kamal. Elle a épousé Kamal, fils adultérin de Si Mokhtar.
Nedjma est la métaphore de l'Algérie qui a connu de nom-breux brassages dus à son histoire proche et lointaine. Nedjma sera perçue comme l'étrangère, comme un élément perturbateur qui porte atteinte à la généalogie et instaure une rupture dans la transmission de la filiation. Elle porte atteinte «à la pureté» de la tribu dont l'histoire selon Kateb Yacine n'est écrite nulle part: «Ce pays n'est pas encore venu au monde.»
Le même discours sera tenu par Si Mokhtar. Rachid, dans sa cellule de déserteur, croit entendre sur le pont du bateau en partance pour La Mecque, les révélations passionnées de Si Mokhtar:
«...Nous ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le, nous ne sommes que des tribus décimées»
À la lumière des avancées des sciences humaines et de la transmission trans-générationnelle, le lecteur peut se livrer à une lecture approfondie sur les séquelles de la colonisation, notamment la condition d'orphelin. Il ne s'agit pas seulement de la défaillance des pères, d'un «faux père» comme Si Mokhtar ou de pères de substitution, mais bien plus, de ruptures dans la chaîne de transmission. Dans Le fils du pauvre (1954) de Mouloud Feraoun, l'accent est mis sur la nécessité de sortir de «cet état de pauvreté qui instaure la condition d'orphelin et l'interruption généalogique».
On peut aussi citer Mouhoub Amrouche et la rupture culturelle dans le passage sur la notion de bâtard, parlant du colonisé: «Il n'est pas l'héritier légitime. Et par conséquent, il est une sorte de bâtard car l'héritier légitime, héritier de plein de droit, reste dans l'inconscience et ne connaît pas la valeur des héritages. Le bâtard, lui, exclu de l'héritage, est obligé de le reconquérir à la force du poignet; réintégrant par la force sa qualité d'héritier, il a été capable de reconnaître et d'apprécier dans toute sa plénitude la valeur de l'héritage.» (extrait de L'éternel Jugurtha. C'est pour cela qu'il est urgent de raconter, de transmettre pour tenter d'atténuer les ruptures et bien plus pour ne pas oublier et rétablir une vérité historique. Dans Nedjma, il est fait référence à une histoire récente, les massacres de Sétif en 1945: pour avoir souhaité un peu plus de justice et lutté contre le déni. Les Algériens qui ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale pour aider la France à affaiblir Hitler et le nazisme, avaient espéré qu'en retour, la France reconnaissante leur accorderait plus de droits. Il n'en fut rien et la riposte a été sanglante (relire le roman de Malek Ouary:
La montagne aux chacals). Kateb Yacine avait alors 16 ans, l'âge des illusions, de l'idéal; il a été acteur et témoin de ce massacre qui a entraîné la destruction des liens symboliques, notamment de la filiation et a instauré la rupture généalogique et la perte des repères, préjudiciables à notre personnalité.
Djoher Amhis Ouksel
https://www.lexpressiondz.com/culture/nedjma-un-livre-totem-336251
14-10-2020
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