Depuis son premier roman publié il y a deux décennies, l’Algérien Boualem Sansal a construit de livre en livre une œuvre de dissidence radicale. Colère et créativité sont les marques de fabrique de cette fiction qui témoigne avec réalisme de la dérive sociale, politique, religieuse et économique de l’Algérie contemporaine. Dans son nouveau roman intitulé Abraham ou la cinquième alliance, qui vient de paraître cet automne, Sansal réécrit la Bible en campant son intrigue dans le Moyen-Orient contemporain. Portrait d’un conteur épique imprégné de Kafka, Soljenitsyne et de Camus.
« Je ne sais pas pourquoi on se sent investi d’une parole, c’est-à-dire que petit à petit on arrive à faire la différence entre moi Boualem Sansal qui vit à Boumerdès et Boualem Sansal écrivain, qui a dit des choses qui ont été écoutées, approuvées ou déspprouvées, qui ne plaisent pas. Du coup, on est dans un débat. On est plus soi-même. Donc on poursuit le débat.… ».
Ainsi parle Boualem Sansal, figure de proue de la littérature algérienne contemporaine. C’est un écrivain investi et profondément engagé dans le combat contre le sectarisme et l’obscurantisme religieux, qui menacent son pays.
Sansal est venu à l’écriture pendant les années de la furia islamiste qui a mis l’Algérie à feu et à sang, faisant sienne la profession de foi de son confrère Tahar Djaout qui disait de manière prophétique avant d’être abattu par les islamistes : « Si tu parles, tu meurs, tu ne parles pas, tu meurs. Alors parle et meurs ».
Bravant la mort et la censure, Boualem Sansal écrit. Il n'a pas quitté son pays, contrairement à des milliers d’intellectuels algériens que la tyrannie des militaires et le fondamentalisme religieux ont jeté sur les routes de l’exil.
Colère et créativité
L’homme a 50 ans lorsque paraît en France son premier roman, Le Serment des barbares. Il avait envoyé son manuscrit par la poste aux éditions Gallimard, le seul éditeur français dont il connaissait l’adresse. Sur fond d’une double intrigue policière racontée dans une langue dense et inventive, Sansal y fait le récit réaliste de la dérive sociale, économique et religieuse de son pays. Il s’agit d’un livre-réquisitoire contre la montée de l’extrémisme religieux en Algérie, mais aussi contre l’élite politique qui collabore avec le monstre islamiste afin de continuer de profiter le plus longtemps possible de ses prébendes et de ses trafics en tous genres pour s’enrichir.
Ce premier roman donne le ton de l’œuvre au noir de Boualem Sansal. Cette œuvre est riche aujourd’hui d’une dizaine de romans et de pamphlets au vitriol contre l’islamisme et le pouvoir algérien. Colère et créativité sont les marques de fabrique de cette écriture de dissidence totale. Ignorée et voire censurée en Algérie, l'œuvre de l'Algérien est régulièrement saluée par la critique internationale pour sa puissance subversive qui lui a valu de nombreux prix prestigieux.
Auteur multiprimé, Sansal a reçu notamment en 2011 le prestigieux Prix de la paix des libraires allemands pour son roman Le village de l’Allemand (Gallimard) qui comparait les massacres de la guerre civile algérienne des années 1990 aux méfaits du nazisme. Un sujet qui est particulièrement controversé en Algérie, où l’auteur a de nouveau défrayé la chronique il y a cinq ans en publiant 2084 : La fin du monde (Gallimard), un récit d’anticipation apocalyptique qui s’inscrit dans la filiation orwellienne pour imaginer le sort du monde de demain sous l’égide d’un théocratisme islamiste à peine déguisé.
Retour à la Bible
L’écrivain vient de faire paraître cet automne un nouvel opus intitulé Abraham ou la cinquième alliance. Un livre ambitieux et érudit qui réécrit la Bible, mettant en scène l’émergence d’un nouvel homme providentiel, réplique du patriarche Abraham de la Genèse. Pourquoi Abraham ?
« Chaque fois que l’humanité connaît vraiment des problèmes gravissimes et contre lesquels elle ne peut rien, la solution, c’est de faire apparaître un Dieu, un prophète, qui va apaiser les souffrances, explique l’auteur. Abraham est arrivé à un moment où le Moyen-Orient était le siège de guerres impériales incessantes. Et bof, on fait surgir une légende reposant sur homme providentiel qui amène une vérité nouvelle. Moi, j’imagine qu’aujourd’hui on est dans une situation un peu pareille. On ne parle que de guerre mondiale, de réchauffement climatique qui va anéantir l’humanité, les épidémies, la famine. Il y a cette tentation de faire surgir une nouvelle utopie, une nouvelle légende. »
Abraham raconte une version actualisée de l’odyssée du patriarche biblique. Nous quittons le monde antique d’il y a 4 000 ans pour le Moyen-Orient turbulent de 1916 et après. Campant son intrigue dans un contexte géopolitique profondément bouleversé par la Première Guerre mondiale et l’entrée en scène des puissances occidentales soucieuses d’asseoir leur suprématie en Orient sur les ruines de l’Empire ottoman finissant, le romancier a imaginé la réincarnation d’Abraham renouant avec Dieu une nouvelle alliance, comme l’avaient fait avant lui les prophètes des trois monothéismes.
L’ambition de cet avatar moderne du patriarche imaginé par Sansal est de fonder une nouvelle utopie, seule capable selon le protagoniste de pacifier l’humanité. Parviendra-t-il à réaliser son ambition ? Telle est la question qui est au cœur de cette parabole sur la puissance et les faiblesses de la pensée religieuse qui se déploie dans les pages de ce nouvel opus.
Camus, Mimouni et la guerre civile
Entré tardivement en littérature, Boualem Sansal n’avait jamais pensé à devenir écrivain. Né dans l’Algérie coloniale en 1949, dans une famille modeste, il a grandi à Alger, dans le quartier Belcourt, à quelques encablures de la maison où la famille d’Albert Camus a vécu. De l’aveu même de l’auteur, s’il a beaucoup admiré Camus dans sa jeunesse, c’était à cause de ses exploits sur le terrain de foot et ses conquêtes féminines nombreuses. L’admiration pour son œuvre littéraire viendra plus tard.
Boualem Sansal a fait des études scientifiques. Il est ingénieur de formation, docteur en économie, il a été tour à tour enseignant à l’université, chef d’entreprise, puis haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien. Avant de devenir le grand romancier qu’on connaît, l’homme était surtout connu pour ses écrits théoriques sur l’économie et son traité sur les turboréacteurs. « Mais j’ai toujours beaucoup lu », aime-t-il raconter. Lecteur infatigable de la littérature mondiale, de Camus à Ionesco, en passant par les Russes et les Latino-Américains, qui ont nourri sa réflexion sur le monde, pouvait-il rester sans réagir alors que la guerre civile et la terreur islamiste s’abattaient sur son pays ?
« Lorsque la guerre civile est arrivée en 1991, c’est tout notre univers qui s’est effondré, se lamente le romancier. C’était ça le déclic. Moi je ressentais le besoin d’écrire, d’apporter mon témoignage de haut fonctionnaire, de cadre, de petit bourgeois. Mais la littérature fait peur. C’est l’angoisse de la feuille blanche. Le déclic s’était fait, mais il a fallu attendre quelques années encore pour que sur les conseils de mon ami Rachid Minouni, je me mette à écrire. »
Depuis deux décennies, Boualem Sansal écrit pour le plus grand bonheur de ses lecteurs fidèles, qu’ils soient à Paris, à Berlin ou encore à Alger ou à Constantine où ses livres circulent, semble-t-il, sous le manteau, prospérant malgré la censure officielle qui frappe une grande partie de son œuvre. Celle-ci est qualifiée d’« impie » par les extrémistes religieux et de « somptueuse » par les amoureux de la grande littérature.
Abraham ou la cinquième alliance, par Boualem Sansal. Éditions Gallimard, 288 pages, 21 euros.
Pu
Tirthankar Chandablié le :https://www.rfi.fr/fr/podcasts/20201024-l-oeuvre-noir-boualem-sansal
Les commentaires récents