Deuxième volet de notre cycle d’entretiens sur l’histoire franco-algérienne. Nous recevons Raphaëlle Branche, autrice de Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, une recherche menée auprès de dizaines de familles pour comprendre les « structures de silence » ayant entouré la guerre d’Algérie.
L’historienne Raphaëlle Branche est l’une des premières chercheuses à avoir mis en débat scientifique la violence de l’armée coloniale française et la torture érigée en système par la France pendant la guerre d’Algérie. C’était, à l’aube des années 2000, la première thèse sur le sujet, ayant donné lieu à la publication d’un livre devenu un grand classique : La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), aux éditions Gallimard (2001). À l’époque, s’attaquer à ce sujet tabou des violences illégales de l’armée française constituait encore une vraie transgression.
Vingt ans plus tard, Raphaëlle Branche signe un des livres majeurs de cette rentrée, qui s’attache à comprendre le vécu et la place de la guerre d’Algérie dans la société française : Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (éditions La Découverte). L’ouvrage vient de lui valoir le prix Augustin Thierry, qui valorise des travaux d’histoire contemporaine.
Entretien avec Raphaëlle Branche. © Mediapart
En 500 pages, elle explore et explose les silences familiaux mais aussi collectifs qui ont entouré l’expérience des appelés en Algérie, dans un conflit qui n’a été nommé comme une guerre qu’en 1999 par les autorités publiques. Pourquoi ces hommes n’ont-ils pas parlé de ce qu’ils ont vécu en Algérie ou alors seulement par bribes, de manière très fragmentaire ? Y avait-il seulement quelqu’un pour les y encourager, pour les écouter ?
Grâce à une vaste collecte de témoignages et de sources inédites auprès d’anciens appelés et de leurs proches, Raphaëlle Branche éclaire les non-dits d’une guerre sans nom et sans gloire. Hors norme, son enquête représente des années de travail, dont elle souligne qu’il devient difficile dans un contexte de « financement de la recherche publique [non] favorable à des recherches individuelles de petite taille ». Pour faire l’histoire d’un silence tout à la fois individuel et collectif, co-produit en quelque sorte, l’historienne a fait de la famille une unité d’analyse à part entière.
« J’essaie de faire bouger le regard sur le silence, explique-t-elle dans son entretien filmé à Mediapart, qui s’inscrit dans notre nouvelle série sur les mémoires « irréconciliées » entre la France et l’Algérie. D’habitude, on a l’impression qu’il s’est passé une expérience, et qu’elle produit du silence ou de la parole. Mais on ne peut pas comprendre si on se focalise sur l’expérience. Le silence est une structure relationnelle. Il faut prendre en compte beaucoup plus large, ne pas se contenter de regarder l’appelé, ce qu’il dit ou ne dit pas mais à qui il le dit, à qui il peut le dire, avec quels mots peut-il confier son expérience. Je me suis centrée sur la famille car elle est le premier lieu de transmission de l’expérience mais comme une poupée russe, cette famille est aussi dans une société. »
Soixante ans après les faits, Raphaëlle Branche s’est appuyée sur de nombreux témoignages et matériaux privés, récits pendant la guerre livrés par les familles (correspondances, journaux intimes, photographies, etc.) mais aussi récits a posteriori.
Elle a tenu à remonter jusqu’à la socialisation des jeunes appelés nés dans les années 1930, pour suivre leur évolution jusqu’à nos jours : « J’ai essayé de montrer les dynamiques relationnelles qui font qu’à certains moments, on parle ou pas à son père, à d’autres, on peut lui reparler. Ce n’est pas une histoire de “mon père est méchant ou sympa, ou je suis un fils modèle”, mais parce que la société évolue, les modèles de paternité, les exigences des enfants évoluent et donc les capacités à échanger au sein d’une famille. »
« Ces appelés sont projetés dans la guerre à 20 ans, pour leur service militaire, leur devoir de citoyen, rappelle l’historienne. Ils n’avaient pas d’autre option que de partir ou de faire de la prison car c’était un délit de refuser de faire son service militaire. Leur consentement s’ancre dans une histoire. Ils appréhendent la guerre avec leur socialisation primaire, ce qu’ils ont appris à l’école, leur vision du monde. Ils sont nés entre 1934 et 1940, une période très lestée en termes de guerre, de souffrances. »
« Il est essentiel de se rappeler que les années 1930 sont encore très imprégnées de la Première Guerre mondiale et jusque vers les années 1950, de la mémoire des poilus, leurs sacrifices, toutes les communes de France sont touchées », poursuit Raphaëlle Branche. Neuf ans avant le début de la guerre d’Algérie, cette génération d’appelés a aussi été précipitée, enfants, dans la Seconde Guerre mondiale. « Ils ont connu les privations, l’occupation allemande [...]. En Algérie, ils vont retrouver des choses qui leur rappellent l’Occupation, mais le problème, cette fois, c'est que c’est eux qui occupent, des choses qui leur rappellent des crimes de guerre, mais là, c’est eux qui les commettent. »
L’un des acteurs de l’époque, cité dans l’ouvrage de Raphaëlle Branche, qui vient d’une famille antifasciste, écrit d’ailleurs dans un petit carnet qui n’a pas vocation à être connu, sorte de journal intime : « Honte de moi, communiste, dans cette Jeep, en occupant… J’ai croisé avec gêne le regard d’un Algérien. Car enfin, nous avons le visage des occupants sans gêne, bruts et prétentieux, nous agissons comme tels. Je me trompe. Ce n’est pas la honte de moi, mais la honte pour ceux qui agissent ainsi. »
« Il a un sentiment très violent d’être à la mauvaise place », commente l’historienne, qui cite un autre appelé qui raconte à sa famille : « “Je crois qu’ils ont brûlé le fruit des moissons.” Il suffit de dire cela pour que le père dans la plaine de l’Oise, qui a connu ces problématiques pendant la Seconde Guerre mondiale, comprenne qu’une armée qui fait ça, ce n’est pas une armée qui fait son service militaire. »
Raphaëlle Branche montre aussi, sans en faire le cœur de son ouvrage, qu’on peut être bourreau et victime : bourreau pour les atrocités commises, les viols, les tortures, les pillages… mais aussi victimes pour avoir été arraché à sa jeunesse, embarqué dans une guerre que l’État déniait considérer comme telle. Elle s’arrête sur ces points aveugles de la guerre d’Algérie que sont les blessures psychiques et les suicides, comme les illustrent les cas d’Aimé, qui s’est laissé mourir dans un trop-plein d’alcool, ou de Georges, qui, lui, s’est immolé par le feu. « On dit d’eux qu’ils ne sont jamais rentrés d’Algérie. Et que la guerre a eu raison de leur équilibre mental. »
Il a fallu attendre les années 1990 pour que change enfin le regard sur les blessures psychiques de la guerre. « Toutes les familles n’ont pas fait le lien, souligne Raphaëlle Branche. Certaines oui, d’autres pas du tout. Mais on ne peut leur mettre le blâme. La communication était très contrôlée. Et quand un soldat est loin, la première chose qu’il fait est de rassurer sa famille. » Elle précise : « L’expérience de guerre pouvait être tue, mais l’expérience de l’Algérie pouvait être dite. » Dans un repas de famille autour d’un méchoui ou d’un couscous, dans des babouches ou une couverture rapportée de l’autre côté de la Méditerranée, pour un couvre-lit ou un pique-nique, et qui pouvait provenir d’un village pillé, brûlé (mais cela, la famille l’ignorait…).
Dans son entretien à Mediapart, Raphaëlle Branche revient aussi sur les conséquences de la faible transmission autour de la guerre d’Algérie et des 132 ans d’oppression coloniale qui l’ont précédée dans la permanence des discours identitaires, des impensés coloniaux, du racisme. Elle s’attarde aussi sur une bataille décisive qui est en train de se jouer aujourd’hui en France : celle concernant l’accès aux archives.
L’historienne conduit ainsi le projet de recours devant le conseil d’État pour abroger l’article 63 de l’IGI 1300, c’est-à-dire l’instruction générale interministérielle qui concerne la question du secret dans la France d’aujourd’hui, l’un des plus gros freins à la recherche restreignant, quand il ne bloque pas, l’accès aux archives. Cet IGI 1300 contredit l’engagement du président français Emmanuel Macron qui a promis l’ouverture des archives en septembre 2018 lors de la visite à Josette Audin, l’épouse de Maurice Audin, le célèbre militant anticolonialiste assassiné à Alger en 1957.
Si elle juge positif le volontarisme présidentiel sur la question franco-algérienne, Raphaëlle Branche reste réservée sur le défi mémoriel inédit que le président Macron s’est fixé avec le président algérien Abdelmadjid Tebboune, à savoir « réconcilier » les mémoires endolories par la colonisation et la guerre. Elle espère que cela n’aboutira pas à un énième rapport sur le sujet.
Pour elle, il est surtout temps d’« arrêter de parler de la guerre d’Algérie sur le modèle de la guerre de 14-18 ou de 39-45. C’est la séquence finale d’une période coloniale très longue, très complexe qui explique que l’imbrication de nos sociétés ne peut être pensée sur le modèle de la réconciliation franco-allemande ».
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