Deux formidables romans inspirés d’une histoire familiale heurtée par la guerre d’Algérie paraissent cet été. Ils témoignent sans nostalgie de ce que furent la vie quotidienne et le départ de ceux que l’on a longtemps appelés «pieds noirs».
La guerre d’Algérie est devenue un thème incontournable des rentrées littéraires. Le temps aurait pu faire son œuvre et panser les plaies, il n’a fait que léguer les traumatismes aux enfants ou petits-enfants des principaux acteurs de ces années sombres même si, désormais, les blessures sont moins à vif. La parole et les souvenirs se libérant, les nouvelles générations éprouvent le besoin de raconter ou revisiter sous forme de fiction ce qui leur semble être un élément fondateur de l’histoire familiale, voire une pièce maîtresse de leur propre histoire. On se souvient du magnifique Un loup pour l’homme, de Brigitte Giraud (Flammarion, 2017) qui racontait l’histoire du père de l’autrice, appelé en Algérie, du très beau l’Art de perdre, d’Alice Zeniter (Flammarion, 2017) qui retraçait l’histoire du grand-père harki de l’écrivaine ou du foisonnant Dans l’épaisseur de la chair, de Jean-Marie Blas de Roblès (Zulma, 2017), qui narrait sous forme d’épopée l’histoire familiale algérienne. Même le roman noir a fini par s’emparer du sujet avec, notamment, Tu dormiras quand tu seras mort, de François Muratet (Joëlle Losfeld, 2018) qui met en scène un Français musulman dirigeant une section de commando de chasse composée de harkis, personnage complexe inspiré par le beau-père de l’auteur.
Cet automne n’échappe pas à la règle avec la parution de deux formidables récits inspirés d’une histoire familiale fracassée ou au moins heurtée par la guerre d’Algérie. Avec le Tailleur de Relizane (Stock) et Alger, rue des Bananiers (Verdier), Olivia Elkaim et Béatrice Commengé nous font revivre ces années de bonheur puis de déception et de terreur qui ont précédé, pour les Français du pays, l’indépendance de l’Algérie. Dans des genres très différents, plus romanesque et affectif pour Elkaim, plus littéraire pour Commengé, ces deux autrices livrent là un témoignage précieux sur ce que furent la présence française en Algérie et la vie quotidienne de ceux que l’on a longtemps appelés «pieds noirs».
Arrachement
Le tailleur de Relizane, c’est Marcel, le grand-père d’Olivia Elkaim, magnifique personnage tout en retenue et en humanité. Une nuit d’octobre 1958, au troisième étage d’un immeuble de Relizane, une commune située sur la route reliant Alger à Oran, Marcel est tiré du sommeil par une poignée d’hommes qui lui enfilent un sac sur la tête, lui lient les mains et le jettent dans un camion pour l’emmener vers une destination inconnue. Il est convaincu qu’il va être exécuté par des hommes du FLN. Viviane, sa femme, est désespérée. Ce n’est pas qu’elle l’aime, mais elle ne saurait pas vivre sans lui, elle a déjà bien du mal à gérer ses deux garçons, Pierre (le père d’Olivia Elkaim) et Jean. Elle déteste son corps lourd et son visage ingrat, et plus encore ce Relizane où Marcel l’a entraînée, «plaine aride, désert brûlant huit mois de l’année qui l’obligeait à se changer deux fois par jour et à dormir enroulée dans des draps mouillés. Elle devrait supporter cette Cayenne soumise aux invasions de sauterelles, de moustiques gros comme le pouce et où sévissaient encore le choléra et les épidémies de typhoïde». Ce n’est pas pour rien que Relizane, en berbère, signifie «colline brûlée».
Marcel ne sera pas exécuté. Si l’on est venu le chercher en pleine nuit, c’est pour lui demander de tailler des costumes aux combattants, très belle scène introductive. Et aussi pour lui conseiller de prendre comme apprenti le neveu du chef, Reda. Il devra juste garder secrets les détails de cette nuit-là. Et, plus tard, quand la situation se tendra à Relizane et que certains Français seront agressés voire tués, Marcel et sa famille bénéficieront d’une sorte de protection tacite du FLN jusqu’au moment où, la guerre battant son plein, une voix anonyme conseillera à Marcel, par téléphone, de quitter au plus vite le pays car il n’est plus possible de le protéger.
L’arrachement à cette terre natale est terrible mais bien pire encore l’accueil réservé à Marcel et sa famille dans l’Hexagone. Là, ils sont considérés comme moins que rien, des animaux tout juste bons à vivre dans une cave insalubre parmi les rats. C’est une des grandes forces du récit d’Olivia Elkaim, elle décrit sans fioritures le mépris voire la haine suscités alors par les pieds-noirs chassés d’Algérie, un climat dont on peine aujourd’hui à imaginer la lourdeur. «Un jour, je partageais un repas avec mon père et il m’a dit : "Tu sais, ce qu’on a vécu à notre arrivée ici, c’était le quart-monde", je savais qu’ils avaient été logés dans une cave mais je n’imaginais pas que cela avait été si horrible», nous a expliqué Olivia Elkaim. Pourquoi avoir ressenti, à un peu plus de 40 ans, le besoin d’écrire ce livre ? «J’ai occulté l’histoire familiale pendant de nombreuses années car j’étais étouffée par la nostalgie de mes grands-parents et de mon père, et surtout par ce folklore «pied-noir», un mot que je ne supporte pas : Arcadi, Enrico Macias, le couscous-boulettes… Je voulais être une Parisienne parfaite et non me sentir sale car considérée littéralement comme une pied-noir. Je suis allée jusqu’à épouser ce que mon grand-père appelait un "blanc-bec", l’inverse d’un pied-noir, et quand je me suis retrouvée seule avec mes deux enfants, cet exil intérieur a convoqué l’exil de mes grands-parents. J’avais en tête ce proverbe algérien, "si tu ne sais pas d’où tu viens, tu ne sais pas où tu vas", j’ai voulu comprendre d’où je venais et j’ai découvert l’histoire de mon grand-père. Il est mort en 2010 et je le pleure encore.» Pour cette autrice et journaliste à la Vie, que sa spécialisation dans la bioéthique a beaucoup aidée à réfléchir à la vie et à la mort, le refoulé personnel concernant l’Algérie est sans doute à l’image du refoulé collectif sur cette guerre en France.
Regret
Le récit de Béatrice Commengé est tout autre car sciemment dénué de toute nostalgie. C’est presque un exercice d’anthropologie littéraire, très littéraire, on a envie de souligner toutes les phrases tant elles sont belles. Tout part de la bibliothèque de son père, transportée de la villa d’Alger à la maison du Périgord où l’auteure vit une grande partie du temps désormais. «Cette "bibliothèque du couloir" comme on l’appelait dans la famille, était en réalité toute une vie ressuscitée, cette courte vie de l’Algérie française, écrit-elle. Le hasard m’avait fait naître sur un morceau de territoire dont l’histoire pouvait s’inscrire entre deux dates, comme sur une tombe : 1830-1962. Une histoire qui, comme toutes les histoires, aurait pu ne pas avoir lieu. Tel un corps, l’Algérie française était née, avait vécu, était morte. Née et morte dans la douleur du sang versé.» L’émotion affleure parfois, derrière la description d’un lieu ou d’une personne aimée mais on sent que l’auteure veut la tenir à distance. Contrairement à Olivia Elkaim, Béatrice Commengé a vécu l’Algérie française où elle est née en 1949 et surtout, contrairement aux grands-parents et au père d’Olivia Elkaim, ses parents n’ont pas été chassés du pays puisqu’ils sont partis en 1961, un an avant le grand départ des pieds-noirs. «Je n’aurais pas pu écrire ce livre, avec cette joie de vivre qu’il retrace, si mon père n’avait pas eu le flair de partir plus tôt, nous a-t-elle confié. Et puis cela a coïncidé pour moi avec la fin de l’enfance, en quittant l’Algérie je me suis dit que je serai apatride et donc libre. J’ai eu l’immense chance d’avoir des parents qui avaient le goût du bonheur, surtout mon père.»
Béatrice Commengé n’écrit qu’une quinzaine de lignes par jour et cela se sent, chaque phrase est ciselée lentement, précautionneusement. «Je suis partie des lieux. Ce que j’ai cherché, c’est la singularité totale. J’ai conçu ce livre comme une série de tableaux pour essayer d’atteindre une sorte d’objectivité. Dans cette histoire, il n’y a pas les bons et les méchants, je ne voulais aucun jugement.» Pas de jugement, pas de nostalgie, mais le regret tout de même que son père n’ait pas eu le temps de lire ce livre. Olivia Elkaim, elle, a presque vécu en direct la lecture du Tailleur de Relizane par son père : pleurs d’émotion, remerciements… jusqu’au moment où celui-ci est tombé sur la quatrième de couverture qui précise qu’Olivia Elkaim est «d’origine algérienne». «"On n’est pas d’origine algérienne !" s’est-il exclamé alors que ses ancêtres sont nés là-bas et lui aussi, s’étonne l’autrice. Pour moi, c’est une façon de nier cette partie de lui-même.» Autre génération, autre ressenti.
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