ENTRETIEN. Que sait-on du ressenti intime des appelés de la guerre d'Algérie ? L'historienne Raphaëlle Branche ouvre une fenêtre avec son ouvrage « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ».
Dans son nouvel ouvrage Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, Raphaëlle Branche interroge et sonde un silence, celui des appelés d'Algérie. Ils ont été 1,5 million de jeunes conscrits partis pour un pays dont ils ne savaient pas grand-chose et pour une guerre dont ils ignoraient tout. Pendant cesdits « événements d'Algérie » et encore après, le silence a constitué le puits sans fond dans lequel cette expérience a pu se perdre, se taire, être étouffée aussi. Un silence sourd que Raphaëlle Branche, professeure à l'université de Paris-Nanterre, avait déjà décelé dans ses précédents livres, dont La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie [1954-1962]**.
Dans Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, elle travaille divers matériaux, journaux intimes, lettres, carnets de notes, témoignages, pour rendre au mieux cette perte de l'innocence qu'a été pour beaucoup d'appelés cette guerre sans nom. Explorant avec nuance et délicatesse les trames et liens familiaux pris dans les rets de l'Algérie, Raphaëlle Branche reconstitue l'envers d'une guerre, en débusque les silences personnels comme le grand silence du récit officiel. Elle suit aussi à la trace les signifiants comme les non-dits à travers ces expériences singulières, qu'elle ramène alors dans le même mouvement dans l'histoire dont ces appelés avaient été parfois exclus. Ou dans laquelle ils avaient pu se sentir perdus. Un travail magistral d'archéologie des affects. Interview.
Le Point Afrique : Vous avez choisi d'aborder la guerre d'Algérie du point de vue des appelés et de leur cercle familial. Que peut dire cette histoire abordée à revers et qui touche l'intime ?
Raphaëlle Branche : Le sens de ma démarche est de promouvoir un objet d'histoire en tant que tel et qui est rarement identifié par les historiens du contemporain : la famille comme lieu de construction de la mémoire et élément de la mémoire sociale. La famille m'a semblé une voie d'entrée pour saisir cette question lancinante concernant les anciens combattants de la guerre d'Algérie, à savoir le silence : pourquoi n'avaient-ils pas souhaité en parler ? Il me semblait que le vrai problème à poser était « en parler à qui ? ». En revenant au cœur de leur expérience et aux premiers moments de celle-ci, il m'est apparu que les premières personnes à qui ils en ont parlé étaient leurs proches. J'ai voulu revenir à ces premiers récits. Les familles sont des objets d'histoire, elles sont aux prises avec l'histoire aussi. Ces familles qu'ils forment aujourd'hui avec leurs épouses, enfants et petits-enfants sont assez différentes du modèle familial que ces appelés ont connu eux-mêmes enfants dans les années 1930. Il m'a fallu dès lors esquisser une histoire des familles françaises pour comprendre comment il était possible ou pas de parler en revenant aux spécificités de chaque contexte. Il m'a fallu revenir aux mots : comment lesquels étaient possibles ou impossibles aussi. Autant de réflexions liées à l'expérience algérienne, mais pas seulement. Ce livre tente donc de relire la question du silence, qui est une impression dominante, dans une perspective historique plus large, qui ne s'expliquerait pas seulement par la question algérienne. Le titre du livre est une question adressée aux pères. Ce livre retrace l'histoire de cette question souvent impossible à poser, sinon dans certaines conditions que je tente d'éclairer.
Vous avez suivi la trace de cette guerre à travers des récits, des lettres, des témoignages. À partir de quel moment ces éléments biographiques et intimes faisaient-ils sens pour éclairer cette guerre ?
Éclairer le sens des actions passées et réfléchir aux conditions dans lesquelles des histoires individuelles parlent d'une situation collective sont des questions récurrentes pour tout historien. Nous travaillons à partir de traces du passé et nous devons trouver les bons outils pour les interpréter. J'ai travaillé sur la base de questionnaires, et en croisant les sources de l'époque. Je tente d'expliquer pourquoi je retiens tel ou tel élément pour appuyer ma démonstration. J'essaie alors de les remettre dans un contexte plus large. Je peux expliquer, comme historienne, ce que c'est que d'avoir 20 ans dans les années 1950, ce que c'est que de grandir dans un milieu bourgeois, les attentes sur le service militaire, ce que c'est que d'être un homme. Je relie ces éléments pour tenter de comprendre comment les gens ont été pénétrés de ces valeurs patriotiques, nationales, de virilité.
Vous avez travaillé sur une période de vingt ans. Par votre irruption dans la vie de ces familles, avez-vous déclenché des prises de parole ou de conscience de choses tues ?
J'ai fait le choix dans ce livre de ne pas être en retrait. Je fais partie de l'enquête, en quelque sorte. Du moins, pour une partie. De toute façon, tout historien est aussi situé. Une partie de l'enquête repose sur mes interactions avec les familles sur parfois plusieurs années. Les gens m'ont donc parlé à moi, avec une certaine idée de ce qu'était mon travail d'historienne. Cette problématique des effets de l'enquête m'est familière et fait partie aussi du travail. J'ai essayé de rendre compte de cet aspect de mon travail, notamment en reproduisant au mieux les mots des témoins. Cette enquête a effectivement été utilisée par certains qui m'ont dit « vous avez fait bouger des choses en nous ». Écrire ce livre avait aussi pour but que des lecteurs ou des lectrices puissent s'en saisir pour raconter ou pour questionner.
Vous écrivez que les structures de silence sont des objets historiques à analyser. Entre le silence des appelés et celui de la société française sur ce même sujet de la guerre d'Algérie, lequel était le premier ou faisait reflet à l'autre ? Ou se sont-ils nourris l'un l'autre ?
Il me semble que la réponse est fonction du moment. Une des évidences de la difficulté à constituer un discours sur la guerre en Algérie dans la mémoire collective française, et même au sein des anciens combattants, est le fait que la guerre a duré huit ans. Elle a donc été très différente, dans sa réalité et dans ses attendus, au fur et à mesure de la guerre. Partir jusqu'en 1957, 1958, 1959, il est encore possible de penser qu'on part pour défendre l'Algérie française et maintenir l'empire. À partir de fin 1959, il n'est plus possible de croire cela, car ce n'est plus le discours officiel. Le lien entre le ressenti sur le terrain et ce qui est dit dans la société n'est pas de même nature que ce qu'ont pu constater des gens partis en 1957. Ces derniers ont découvert le colonialisme alors qu'on leur avait dit qu'ils étaient là pour défendre la civilisation française. Ils découvraient en face d'eux des gens qui luttaient pour leur indépendance avec un discours articulé et non pas des sauvages simplement avides de sang. Les décalages peuvent alors être violents. Ils sont d'une autre nature à la fin de la guerre, quand, par exemple, des soldats français peuvent être pris pour cible par l'Organisation armée secrète. Ce sont dans ces décalages entre des croyances collectives et une expérience individuelle que se niche en partie le silence. L'autre élément qui explique le silence renvoie à la famille. Par ailleurs, il importe de rappeler que ces conscrits ne découvrent pas que la guerre en Algérie. Ils y découvrent un autre pays, un autre peuple et la réalité de la colonisation. Tout cela est l'occasion de questionnements, de doutes et parfois de silences, car parfois rien n'est compréhensible. Il ne faut pas oublier l'importance de l'ignorance française sur la situation en Algérie. Il s'agit bien plus d'une ignorance que d'un déni. La France était un pays démocratique, avec une presse libre. Pourtant, globalement, l'Algérie intéressait peu, à part dans quelques milieux militants très informés. L'ignorance sur l'Algérie ne date pas de la guerre mais est antérieure.
Ce silence n'était-il pas dû aussi au fait que cette guerre ne disait pas son nom et était qualifiée d'« événements » ? En cela, ces appelés ne pouvaient s'inscrire dans une généalogie glorieuse de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale…
J'ai voulu restituer les emboîtements successifs de registres à la disposition des individus désireux d'appréhender le réel. Qu'est-ce qu'une guerre ? Pour beaucoup, c'est ce qu'a fait le grand-oncle à Verdun ou le père à Dunkerque en 1940, pas ce que ces appelés font en Algérie. En Algérie, qui plus est, ils font leur service militaire, avec tout ce que cela suppose d'obéissance. On leur dit qu'au bout de 18 mois ce sera la quille et aussi que l'Algérie n'est pas la guerre. Le discours officiel, qui ne reconnaît ni l'ennemi ni la légitimité de sa lutte nationale, insiste sur le rôle de l'armée pour construire l'Algérie française avec des soldats du contingent qui devront se battre mais aussi construire des routes, surveiller des marchés et rues, faire l'école et accompagner des campagnes de vaccination. Des actes qui ne ressemblent pas à une guerre, mais pas non plus à un service militaire. On leur parle de pacification, d'opérations de police. Ces appelés ont donc du mal à se penser comme combattants. De fait, beaucoup n'ont jamais tiré un seul coup de fusil. Par la suite, ils auront du mal à être reconnus comme d'anciens combattants. Car l'être, c'est avoir participé à une guerre et avoir été en position d'être tué. Or c'était bien le cas ! Si certains n'ont pas manié les armes, ils étaient quand même exposés à la mort. À leur retour, ils reviennent d'une guerre et pas seulement du service militaire. Mais le déni officiel a rendu leur discours sur la violence de leur expérience difficile à dire et à entendre.
Vous citez des extraits de lettres des appelés et l'impression qui s'en dégage est surtout celle d'un ennui plat…
La guerre ne se fait pas un rythme continu. Elle est une expérience globale, en discontinuité. Pour l'Algérie, cela est vrai a fortiori, car l'intensité de l'affrontement armé est faible et surtout très localisée. Ces appelés peuvent partir en opération, avec des montées d'adrénaline, mais ils peuvent surtout attendre sur les pitons où sont installées leurs unités. Avec un complexe obsidional qui s'installe, avec la peur tout autant. Ces appelés s'ennuient donc beaucoup. En outre, ils ne savent pas pour combien de temps ils sont partis, car la durée du service militaire a varié, selon les besoins de la guerre. Cela a eu des effets délétères psychologiquement et les familles n'ont pas été épargnées. Le temps était suspendu pour tout le monde. L'incapacité à pouvoir se projeter dans l'avenir, en raison de ce temps suspendu, explique pourquoi, quand ces appelés rentrent, ils ont surtout envie de passer à autre chose.
Les appelés ont-ils participé à la prise de conscience de la réalité algérienne ou étaient-ils dans l'impossibilité de le faire ?
Même si ce n'était pas une guerre, il y avait des formes de contrôle sur les soldats qui étaient bien supérieures à un contrôle sur un service militaire en temps de paix. Ils n'avaient pas le droit de parler de ce qu'ils voyaient. Ils ne pouvaient même pas dire à leurs proches où ils étaient stationnés. Ils devaient donner une adresse codée. Quant à témoigner, certains ont eu le désir de le faire en écrivant à la presse ou en recopiant des documents pour les transmettre. Ce sont quelques cas sur plus d'un million et demi d'appelés. Mais ces démarches ont surtout eu lieu après leur retour. Ils ont pu être des informateurs, ou, comme nous dirions désormais, des lanceurs d'alerte. Il faut se rappeler que les correspondants de presse n'avaient pas accès aux terrains militaires, sauf à être avec les troupes. Donc il était difficile pour eux de recueillir un point de vue qui n'était pas celui officiel de l'armée.
La loi d'amnistie n'est pas accueillie avec soulagement ou joie, mais plutôt avec honte. D'ailleurs, ce sentiment de honte semble prégnant, en Algérie mais aussi a posteriori…
Cette amnistie a empêché toute poursuite judiciaire pour les actions commises durant la guerre d'Algérie. Elle assimile donc tous les soldats à ceux qui ont pu commettre des actes criminels. Elle protège tout autant ceux qui ont commis ce genre d'actes. La honte renvoie à un sentiment très intime, le décalage entre l'image qu'on a de soi et ce qu'on fait. C'est une thématique qui revient sous leurs plumes et qui prend racine parfois dès la guerre. Cela se décèle dans leurs journaux intimes. Cette honte se complexifie aussi dans le rapport à la famille, car ils ne voulaient pas que leur image soit atteinte. Je cite les carnets de notes d'un militant communiste qui explique comment il peine à convaincre ses camarades de respecter l'humanité des prisonniers. Il en souffre terriblement, en tant que militant mais aussi en tant qu'humaniste. Il a réussi quand même à surmonter la honte en rendant public son journal. Ce sentiment de honte a été identifié comme important par les psychiatres qui ont traité certains appelés atteints de troubles. Cette honte persiste des décennies après.
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Au fond, ces appelés rappelaient-ils trop la blessure narcissique qu'a pu être aussi la perte de l'Algérie pour la France ?
Ils ne sont pas les seuls, car il faut rappeler les Français d'Algérie, rapatriés, les harkis aussi. Les témoins gênants de la colonisation et de cette guerre violente sont nombreux. Pour les appelés, la dimension spécifique est qu'ils venaient de métropole. Ils sont d'une certaine manière les témoins de ce que la France n'était pas ce qu'elle disait être, de ce qu'elle n'a pas réussi à faire : développer l'Algérie et développer entre ces deux peuples des liens d'égalité et de respect. Ils sont témoins d'un échec. Cela n'est pas agréable pour une nation, même si le discours officiel va valoriser la capacité à rebondir après l'échec. C'est ce que fera le général de Gaulle avec un discours très volontariste qui revient à décrire l'Algérie et l'empire comme des boulets.
Quel a été le devenir politique de ces appelés, notamment par leur vote ? Autrement dit, la guerre a-t-elle structuré leur devenir de citoyen ?
C'est là une question à creuser. Pour les rapatriés, des travaux en sciences politiques à propos du prétendu « vote pied-noir » ont montré qu'il y a une fabrication de ce vote dans le sens où on le fait exister en disant qu'il existe. Mais il n'est pas démontré que les pieds-noirs votent de manière spécifique systématiquement et en toutes circonstances. Pour ce qui est des appelés, il n'existe pas d'études qui permettraient de répondre à la question. Il me semble que cette question n'a pas été posée car elle n'a pas intéressé. J'esquisse dans le livre des pistes, car des choses ont été atteintes lors de leur expérience algérienne, par exemple tout ce qui concerne le rapport aux Algériens et notamment le racisme anti-maghrébin, le rapport à l'armée et à l'autorité aussi. On pourrait imaginer que ces atteintes ont eu des effets politiques chez certains des témoins.
Propos recueillis par Hassina Mechaï
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