Psychiatre révolutionnaire, écrivain fulgurant, acteur des indépendances africaines, admiré par Césaire, Sartre, cité par des dizaines de rappeurs, Frantz Fanon a combattu toute forme d’aliénation jusqu’à sa mort à 36 ans, quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie à laquelle il avait œuvré.
Fanon a vécu dans une période historiquement extraordinaire et il n’a pas arrêté de s’engager, nourri de sa pratique personnelle de psychiatre, de spécialiste de la désaliénation, comme il le pensait lui-même". Jean Khalfa, professeur au Trinity College de Cambridge, spécialiste d’histoire de la philosophie et d’anthropologie, a édité des textes inédits de Frantz Fanon, publiés à La Découverte en 2015. C'est dans la vie et l'œuvre de cet essayiste"désaliénateur", dans toute les dimensions possibles de l'aliénation - culturelle, psychiatrique, coloniale et plus largement politique, que nous vous proposons d'entrer.
L'aliénation culturelle
Le parcours foudroyant de Frantz Fanon commence en Martinique, dans une famille métisse modeste, et s’accélère quand il s’engage librement en 1943, à 17 ans pour défendre la France contre l'oppression nazie.
“Chaque fois que la liberté et la dignité de l’homme sont en question, nous sommes tous concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes” Frantz Fanon.
Mais en métropole, Fanon déchante vite : prêt à sacrifier sa vie, il est rejeté, humilié à cause de la couleur de sa peau. À 24 ans, il veut témoigner de son expérience d’homme noir dans un essai majeur : Peau noire, masques blancs, publié par Le Seuil en 1952. "Le Nègre n'existe pas. Pas plus que l'homme blanc", y écrit-il. Dans cet ouvrage, il mobilise psychologie, philosophie, linguistique et littérature pour analyser la névrose collective créée par la colonisation.
Pour lui, même la culture est un acte politique, comme il l'exposera bien plus tard dans l'une des rares archives sonores publiques de ses interventions, enregistrée au Congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956. Il développe notamment l'exemple de la "musique noire" : "Le blues, plainte des esclaves noirs, est présenté à l’admiration des oppresseurs. C’est un peu d’oppression stylisée qui revient à l’exploitant et au raciste. Sans oppression et sans racisme, pas de blues. La fin du racisme sonnerait le glas de la grande musique noire."
L'aliénation mentale
Grâce à son statut d’ancien combattant, Fanon obtient une bourse pour étudier la médecine. Sa thèse de psychiatrie bouleverse le réductionnisme de la maladie mentale à des déterminations purement physiologiques (neurologiques) et montre le rôle que peuvent avoir l’histoire de l’individu et de la société dans son développement. Cette thèse de psychiatrie porte aussi en germe sa critique de toute forme d’aliénation : c’est le regard porté par l’autre qui nous rend étranger à nous-mêmes.
Alice Cherki, ancienne élève de Fanon et autrice d'une biographie le concernant, l'exprimait ainsi dans un documentaire sur France Culture, en 2011 : "C’est l’aliénation non seulement économique, culturelle, mais aussi subjective, individuelle. Il voulait la libération de l’Homme, sur tous les plans. C’est ça son originalité, qu’on retrouve aujourd’hui."
C’est dans un hôpital algérien de Blida où il est nommé par hasard, puis dans les hôpitaux tunisiens, que Fanon expérimente sa psychiatrie novatrice. "Pour lui, la folie est une pathologie de la liberté. C’est-à-dire un mode d’être défini par des automatismes. Et le travail du psychiatre, c’est de rendre à l’individu sa liberté", analyse Jean Khalfa. Fanon abolit la camisole ; ses thérapies renouent avec des pratiques culturelles ancestrales : jeux, chants, contes… et il se bat contre les conceptions médicales racialistes alors dominantes. "Le racisme vulgaire, primitif, simpliste, prétendait trouver dans le biologique la base matérielle de la doctrine : forme comparée du crâne, dimension des vertèbres, etc. Cela veut dire que le Noir d’Afrique, normalement, est un désintégré, physiologiquement", répétait Frantz Fanon au Congrès international des écrivains et artistes noirs en 1956.
L'aliénation coloniale
En Algérie, Fanon continue à observer l’anéantissement des colonisés et comprend que les traitements psychologiques ne suffiront pas. "Exploitation, torture, razzias, racisme, se relaient à des niveaux différents pour littéralement faire de l’autochtone un objet inerte entre les mains de la nation occupante", se souvenait Frantz Fanon au Congrès international des écrivains et artistes noirs.
Dès 1954, il s’engage auprès du Front de Libération Nationale (FLN). Menacé, cible d'attentats, expulsé, il renonce à la nationalité française et s’exile à Tunis, d’où ses tribunes dans la presse retentissent dans le monde entier. Il prône le panafricanisme, l'internationalisation des luttes. Son influence sur les indépendantistes grandit lorsqu’il devient ambassadeur itinérant du gouvernement provisoire algérien pour l’Afrique sub-saharienne au Ghana. Pour lui, la quête de liberté exige de tout lui sacrifier. L’insurrection est un devoir, quitte à user de la violence. "Fanon a joué un rôle assez important dans plusieurs congrès. Et ce rôle, c’était de dire finalement que la tactique de la décolonisation non violente était sans doute dépassée. Il avait l’expérience de la guerre d’Algérie. Et puis un peuple qui s’est libéré lui-même est un peuple qui ne sera pas asservi, ou qui sera plus difficilement asservi à l’avenir", poursuit Jean Khalfa.
Frantz Fanon insiste sur cette violence nécessaire dans Les Damnés de la terre, en 1961 : “La décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores des boulets rouges, des couteaux sanglants. Car si les derniers doivent être les premiers, ce ne peut être qu’à la suite d’un affrontement décisif et meurtrier des deux protagonistes.”
Les Damnés de la terre, son chef-d’œuvre, est préfacé par Sartre. Le texte liminaire du philosophe exacerbe le propos de Fanon sur la violence, et crée un malentendu durable sur son exaltation supposée du terrorisme.
Laminé par une leucémie, Frantz Fanon utilisera ses ultimes forces pour alerter sur la confiscation des indépendances par les bourgeoisies nationales et le culte des leaders. Après avoir été soigné en URSS, il meurt à Washington, mais souhaite être inhumé en Algérie. Il y a droit à des funérailles nationales.
Longtemps occultée en France, son influence est immense : sur les activistes, comme les Black Panthers ou le mouvement Black Lives Matter, les penseurs, comme Edward Saïd, Judith Butler ou Achille Mbembe, les artistes comme Lauryn Hill et des dizaines de rappeurs des deux côtés de l'Atlantique. Cet héritage est à relire précisément, loin des interprétations réductrices et des identités sclérosées, pour, au contraire, inventer une liberté nouvelle. "Un homme libre est un homme qui n’est pas déterminé par un héritage, donc il y a une forte critique de toute idée d’identité comme forme de servitude, pour Fanon", conclut Jean Khalfa.
"Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.” Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
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