Beyrouth tu m’as appris l’effroi – enfant je regardais d’autres enfants égarés, des mouches de sang dévoraient mon imagination ; les avions et les couteaux de 1982 déchiraient mes nuits de panique, Beyrouth tu m’as appris la peur, de loin ; de loin je retenais mon souffle la main sur le visage devant les explosions télévisées, j’apprenais ta forme de goudron fondu dans la mer, ta bouche ouverte, tes dents de rochers, ton vieux phare éteint, noir et blanc comme un écran oublié.
Beyrouth tu m’as enseigné la fraternité – plus tard, alors que je débarquai de ce bateau venu de Chypre tous feux éteints, dans le port de Jounieh et que je t’ai vue pour la première fois, depuis le socle d’une statue dont on me disait, miracle, qu’elle avait tourné son visage de marbre vers toi, tu apparaissais, Beyrouth, dans une longue plaie de fumée rosie par la douleur, çà et là des pneus brûlaient, l’air empestait l’amande amère, suintait le courage et l’amitié comme une icône pleure des larmes de passion, Beyrouth tu m’as tendu la main, tu portais les cheveux attachés, un over-all orange de la Croix-Rouge et tu criais encore parfois la nuit, des pleurs brefs et stridents de verre brisé, tes doigts fondaient dans les miens comme les miroirs reflétaient nos corps flétris de fleurs trop dansées.
Beyrouth tu m’as échappé : à peine avions-nous déclaré la fête éternelle que nous dévorions des cendres humides – l’hiver, le gris d’une neige souillée respirait l’ombre au haut du mont Sannine, je jetais des pierres dans la mer à Ain el-Mreisseh, devant des hôtels d’espoir, des songes de béton, des rêves de monuments aux morts, grandioses et abattus – tout était tourbillon, noces, tes doigts étaient vernis de neuf, il y avait du lait dans ton pain. Beyrouth, de Caracas à l’infini, tu es lumière et oubli. Anis et mémoire.
Beyrouth tu nous as enseigné la littérature dans toutes tes langues d’exil. Tu agitais l’utopie sous nos yeux de drogués – nous étions les oiseaux de tes filets, nous avons lu et lu et relu et écouté tes mélodies de soleil couchant.
Beyrouth tu m’as appris la haine et les larmes de haine, la colère, la tristesse et l’embrasement – Beyrouth tes pins sentent les cercueils neufs et les linceuls dans la terre remuée, tes morts ne sont jamais les bons, jamais ne disparaissent ceux qui devraient disparaître : ô vieillards mortels mourrez enfin, enfin, place au soulèvement et à l’allant fertile de l’envolée marine, nouveaux vieillards ou antiques vieillards vous m’avez appris la douleur de l’impuissance, rien ne vous souffle, rien ne vous emporte, vous êtes la guerre elle-même, son haleine de décharge – vous avez fait de Beyrouth la capitale de l’éclat, la Rome du débris et vous regardez se liquéfier, depuis vos palais que rien n’atteint, l’or que vous croyez amasser, le peuple n’est plus pour vous qu’une tache de sang sur le macadam, un long cri de charité, une sirène sourde de bienfaisance, vous remuez les bras dans la ville saisie, pétrifiée, ouverte aux vents de la honte.
Une nuit du 4 août, autrefois, ailleurs, on abolissait les privilèges ; les murs sont tombés, Beyrouth, tu m’apprends le respect et la nudité, dans ton obscurité, fardeau d’étoiles si douloureuses, Beyrouth, dans ton impossible nuit d’été.
Par Mathias Énard, le 03 septembre 2020
https://www.lorientlejour.com/article/1231269/une-maitresse-au-coeur-sombre.html
Les commentaires récents