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Tous phares éteints. Les bâches relevées sur les côtés, les vieux Dodge de l’armée américaine roulaient dans des chemins caillouteux. Ils couinaient de toutes leur lames de ressorts. Dans la cabine, à l’approche d’un virage difficile, le conducteur se battait avec la boîte à vitesse qui gémissait de douleur dans un double débrayage risqué. Il avait fort à faire, car les virages n’en finissaient pas de se succéder.
Calés les uns aux autres, comme des sardines, les hommes avaient la consigne de ne pas parler, et surtout de ne pas allumer de cigarettes. Des anciens leur avaient expliqué avant le départ que les tireurs d’élite ennemis faisaient leur mise au point sur la première flamme de briquet, et tiraient à la seconde ou à la troisième aspiration, laissant le soldat la bouche ouverte, avec une balle dans le buffet et un peu de fumée au bord des lèvres.
Sous le double casque léger et lourd, ils tentaient de s’apercevoir, mais ils n’étaient que des silhouettes d’ombre aux fesses endolories. A qui, à quoi, pensaient-ils ? A tous ceux qu’ils aimaient, et qui les aimaient, sans savoir où ils étaient ? Sans savoir ce qu’ils faisaient ?
La chemise collée à la peau par une sueur acide, l’œil aux aguets, le sous-lieutenant Leroy savait seulement qu’il était au service de la France, et qu’il avait été requis pour maintenir l’ordre. On ne lui demandait pas d’analyser, de comprendre ou de critiquer. Il ne s’était pas engagé dans cette affaire.
On l’avait appelé, et il s’était retrouvé dans les djebels à la chasse à l’homme.
Ce souvenir lui fait à nouveau trembler les mains, tout comme avant les corvées de bois, quand il avait la gorge sèche, et que son cœur cognait jusqu’à en devenir aussi assourdissant que les vagues qui, les jours de tempête, se jettent sur le Cap de Creus. Il avait refusé de participer à l’exécution de quelques hommes de son âge, qui se battaient pour la liberté. Il avait été mis aux arrêts pour insubordination. C’était grave ! Surtout en temps de guerre. Mais en Algérie qui parlait de guerre alors ?
Il n’était question que de pacification et d’événements. Il avait demandé à son capitaine : « Il faudrait savoir qui doit faire respecter la loi ? »
« La loi ! Quelle loi ? Ici, lieutenant Leroy, la loi, c’est moi ! » avait aboyé son supérieur qui, visiblement, n’en avait rien à secouer des arguments de son jeune officier. Qui plus est, un appelé ! Des arguments qu’il devait considérer comme des jérémiades de boy-scout, ce qui avait entraîné le parachutiste à penser qu’il était chez les fous. Chez les barbares !
Non, ils plaisantaient ! Ils voulaient lui faire une mauvaise blague. Ils voulaient seulement se foutre de sa gueule de « bleu-bite », car la fameuse Préparation militaire ne l’avait pas préparé à encadrer des opérations spéciales destinées à exécuter d’autres hommes prisonniers, sans défense et sans procès, pas plus qu’à cette violence extrême, sœur aînée de la guerre et de toutes les exactions.
Jusque-là, l‘élève officier n’avait tiré que sur des cibles de papier. Seulement voilà, l’armée savait s’y prendre avec les jeunes. Elle les manipulait. Surtout, quand ils n’étaient pas politisés. Ils se devaient de défendre les valeurs de la France. Les meilleures ! Les seules vraies !… Mais pour qui ?
En Afrique du Nord, ils étaient en quelque sorte les nouveaux Croisés débarqués dans le port d’Alger ou parachutés dans le ciel d’Afrique, au-dessus de l’Aurès. Ils défendaient la France. Ils étaient les nouveaux Seigneurs du Moyen Age partis combattre l’Islam, en compagnie du Prince Eric, héros littéraire d’un autre temps, celui de leur adolescence et de la collection « Signe de Piste ». Foutaises ! Ils ne défendaient que les intérêts de certains qui étaient prêts à faire d’eux des cadavres pour sauver leur mandat électoral.
Il lui arrivait ainsi de récapituler parfois, surtout quand il conduisait et qu’il était seul dans sa voiture, de reprendre la chronologie des événements qui, un beau matin, avaient projeté la France dans une guerre départementale : Alger, Oran et Constantine. Une guerre qu’il estimait ridicule, et qui dans les années soixante obligeaient les jeunes hommes à se taper vingt-huit mois de service. Une guerre qui poussait les Français de métropole à voter de Gaulle parce que tout le monde pensait qu’il pouvait arrêter cette guerre stupide, quitte à donner l’indépendance, ou trouver une solution avoisinante à ces trois départements français qui se trouvaient de l’autre côté de la Méditerranée. Les européens d’Algérie : Français, Italiens, Espagnols avaient voté pour que l’Algérie reste française.
Ce divorce provoquait le putsch raté, l’OAS, etc. Sans le savoir, ils combattaient déjà l’Islam, mais défendaient surtout leurs frères colons dont la plupart portaient des noms espagnols ou italiens. Ils étaient blancs. Ils s’étaient mis au service de la France pour coloniser ces terres hostiles et beaucoup n’avaient pas perdu leur temps du côté du porte-monnaie.
Les jeunes Français de vingt ans qui, à cette époque, étaient peu politisés avaient été obligés d’accepter d’aller mourir, au nom de la France colonialiste avec ses préfets, ses maires, ses curés et ses colons, tous considérés comme de grands aventuriers, bons et généreux qui, devant un verre d’anisette, à la terrasse du Café de Paris, face au Café Maure expliquaient que l’Arabe était un frère.
Parfaitement ! Mais un frère inférieur que nous devions aimer comme nous-mêmes, mais que l’Arabe vivait dans son monde, qu’il avait sa culture, ses traditions. Il était solide, sobre, fourbe, fier, dur à la souffrance, paresseux, silencieux, cruel, vindicatif. Il pouvait marcher des heures et des heures sans manger. Il respectait celui qui savait se faire respecter.
Et pour résumer, les buveurs d’anisette s’exclamaient, juste avant de débuter une partie de pétanque sous les platanes : « En fait, tu vois, c’est un « bougnoule » ! »
Marc n’avait pas envie de refaire l’Histoire, mais enfin ça l’emmerdait d’avoir été obligé de traîner ses rangers sur les pitons et de combattre avec succès des « katibas » FLN dans les djebels, d’autant que leur résistance était une réalité, et rien n’indiquait que le guerre était gagnée.
Depuis son retour à Marseille suivi d’un court séjour à l’hôpital militaire de Toulouse pour vertiges labyrinthiques dans le sens d’une aiguille d’un montre, l’ancien para avait enfin appris à dire non. C’était heureux ! Il avait appartenu trop longtemps à la génération du oui, qui l’avait fait rapidement déraper vers le « béni-oui-oui ». Oui aux parents. Oui aux éducateurs. Oui aux curés. Oui aux représentants de l’ordre. Oui aux élus. Oui aux administrations. Oui aux plus riches. Oui à l’armée… Oui !
Avec tant et tant de oui, il avait l’impression de n’avoir rien choisi, mais d’avoir laissé les autres choisir à sa place. En prime, comme le lui avait promis sa grand-mère Marie-Louise, l’armée n’avait pas oublié de le dresser. A l’époque, il ne lui avait rien répondu. On ne répondait pas à ses parents, et à plus forte raison à ses grands-parents.
Quant aux fameuses méthodes de dressage de l’armée, il regrettait de ne pas avoir pu en discuter avec sa bonne-maman, trop tôt disparue. Elle était décédée alors qu’il maintenait l’ordre de l’autre côté de la Méditerranée. Mais il devait bien admettre que le dressage se poursuivait tous les jours, pour tous, sans que nous y accordions la moindre importance, sans que nous nous rebellions.
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