Les manœuvres du Général Bouazza Ouassini et d’autres « hommes forts » du régime
L’Algérie a prévu de tenir des élections présidentielles le 12 Décembre prochain. Le ton hésitant de la phrase précédente tient au fait que ces élections peuvent potentiellement être annulées, comme le furent les deux dernières élections organisées par le régime plus tôt cette année[ii]. Cependant, à seulement quelques jours du scrutin, malgré les millions de citoyens affluant dans les rues des plus grandes villes du pays pour manifester contre les élections imposées par le régime, une annulation de dernière minute est fortement improbable[iii]. En plus des manifestations hebdomadaires du vendredi, juste après les prières du midi, le corps étudiant organise ses propres marches anti-régime tous les mardis. Depuis le début de la campagne présidentielle, le 17 Novembre dernier, les citoyens ont accru leur pression sur le régime en manifestant également la nuit dans les villes ou les candidats ont essayé d’organiser un meeting présidentiel. Cette extraordinaire protestation populaire entrant dans son 10e mois est connue sous le nom arabe de hirak[iv].
Le hirak réclame une nouvelle république démocratique : une « deuxième révolution », comme l’appelle le peuple algérien. La première révolution a vu le départ des colons français après la Guerre de Libération (1954-62); la deuxième révolution, qui n’a pas encore eu lieu mais qui est peut-être en route, ambitionne de supprimer une dictature militaire corrompue et répressive, qui, tout en privant le pays de ses richesses, a réprimé au fil des ans les 43 millions d’Algériens. Le peuple algérien est jeune. 50% de la population a moins de 30 ans. Sous ce régime autoritaire, les perspectives pour les jeunes sont obstruées par un taux du chômage croissant, la répression et le désespoir. C’est donc sans surprise que beaucoup d’entre eux sont prêts à quitter le pays, par tous les moyens possibles.
L’Algérie est un État rentier : ses revenus sont principalement issus des ventes d’hydrocarbures (gaz et pétrole). Sur le trillion de dollars de revenus produit par l’exportation d’hydrocarbures ces 20 dernières années, entre la fin de la guerre civile des années 90[v] et le début du mandat d’Abdelaziz Bouteflika en 1999[vi], quelques 300 milliards de dollars se sont volatilisés[vii]. Ici, nous pouvons prendre la mesure de la corruption du régime algérien. Cet argent, volé par le régime (c’est-à-dire les élites politiques, militaires et affairistes) est dissimulé dans des propriétés immobilières et sur des comptes bancaires aux Émirats Arabes Unis (EAU), en France, en Suisse et autres paradis fiscaux. Les statistiques montrent que 90% de ces élites (ministres, généraux et hauts fonctionnaires) quittent le pays pour leur retraite, mais seulement après avoir perçu leur part de richesses du pays et l’avoir siphonnée à l’étranger. Pendant les cinq dernières années du mandat d’Abdelaziz Bouteflika (Avril 1999 – Avril 2019), l’ampleur de cette corruption a atteint un tel niveau que l’Algérie avait gagné le surnom d’ « État-mafia »[viii], et, comme la grande majorité des État mafieux, était impliqué dans le commerce mondial de la drogue.
Si le bulletin de vote est maintenu le 12 Décembre prochain (ce qui est presque inévitable à présent) le vainqueur sera l’un des cinq candidats approuvés par le régime : deux anciens Premiers ministres, deux anciens ministres et un ancien haut fonctionnaire du Front de Libération National (FLN), ancien parti unique. Aucun candidat représentant « le peuple ». Dans quelques régions du pays, notamment en Kabylie, il y aura un vote nul ; le mépris pour le régime est bien trop grand. À travers le pays, le taux de participation ne devrait pas dépasser les 10%. Le pourcentage donné par le régime sera sans doute revu par les autorités, et avoisinera les 30-40%. Tout pourcentage supérieur à cela ne serait pas crédible. Pour les dernières demi-douzaines d’élections, les autorités ont eu tendance à tripler le taux réel de participation. C’est-à-dire, un pourcentage officiel de 45% indiquerait une participation réelle situable autour de 15%.
Le gagnant de ces élections ne sera pas choisi par les urnes à moitié vides, mais par le haut commandement militaire algérien. C’est le cas depuis l’indépendance du pays : Ahmed Ben Bella (1963-1965), Houari Boumediene (1965-1978), Rabah Bitat (1978-1979) Chadli Bendjedid (1979-1992), Mohamed Boudiaf (1992), Ali Kafi (1992-1994), Liamine Zeroual (1994-99) et Abdelaziz Bouteflika (1999-2019) ont tous été imposés par l’armée.
Les élections algériennes ne devraient pas être comparées aux élections qui se déroulent dans les démocraties. L’Algérie n’est pas une démocratie. Vouloir comparer ses élections à une procédure démocratique occidentale démontrerait une méconnaissance du rôle du procédé électoral, en réalité une mascarade, qui perpétue la gouvernance de ceux qui contrôlent l’État algérien. Comme Hugh Roberts le dit si bien : What Algerian officialdom calls presidential elections are not elections at all. There is no question of the ‘candidate of consensus’ failing to win and no possibility of the other people allowed to pose as candidates getting anywhere near his tally of votes.” (« Ce que l’administration algérienne appelle des élections n’est pas du tout des élections. Il n’est pas question que le ʺcandidat du consensusʺ ne parvienne pas à la victoire ; et les autres candidats ‘posant’ pour les élections n’ont aucune chance de les remporter. ») (Roberts, 2019). Il continue en affirmant que « l’élection réelle est prédéterminée, bien avant le jour du scrutin, par le haut commandement de l’Armée Nationale Populaire (ANP) source du pouvoir politique. La décision est ensuite tacitement proclamée pas le président élu lui-même, annonçant sa « candidature », soutenue par le FLN (parti contrôlé par l’État) et le Rassemblement National Démocratique (RND), et le tour est joué ».
C’est précisément parce que les élections sont un « tour », pour utiliser les mots d’Hugh Roberts, que le hirak n’est pas prêt à accepter la dernière tactique électorale en date de l’armée. Par le passé (et il n’est pas vraiment clair quand le passé est devenu présent dans ce contexte), la fonction de l’élection, comme l’explique Roberts, était d’honorer la décision préalablement prise à huis-clos. La fiction de la « campagne électorale », comme l’explique Roberts, est de « stimuler les réflexes politiques du peuple, de les motiver à voter, et en votant, ʺadhérerʺ à la décision de l’armée et de réitérer leur allégeance à l’État et aux hommes qui le contrôlent ». (Ibid)
Roberts affirme que « ce système a été accepté par l’opinion publique par le passé, notamment en 1995, lorsque des millions de personnes ont volontairement voté pour Liamine Zeroual, mais aussi en 2004 lorsque le deuxième mandat de Bouteflika a été fortement soutenu. » Cette dernière affirmation est sujette à débat. L’élection de Zeroual en plein milieu de la « décennie noire » a peut-être suscité un engouement populaire de courte durée, mais l’élection de 1999, que Roberts ne mentionne pas, a constitué une énorme fraude. La fraude était telle que les six autres candidats se retirèrent la veille de l’élection, laissant Bouteflika comme seul candidat, qui récolta 73.8% des votes. Quant aux élections de 2004, nous pouvons seulement affirmer que Bouteflika était moins impopulaire qu’il ne l’est devenu dans ses dernières années. Malgré cela, l’implication du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) dans la manipulation de cette élection en faveur de Bouteflika était claire.
En Mars 2019, Roberts écrit que ce système vaguement acceptable « s’est maintenant effondré, laissant l’armée dans l’embarras » (Ibid). Les implications de cette remarque sont liées à l’effondrement du système avec le début du hirak, un mois avant qu’il n’écrive cet article. Peu de personnes seraient en désaccord avec cela. S’il doit y avoir une « deuxième révolution », la date du 22 Février 2019, jour de la première marche du hirak, serait choisie. Bien que l’importance du 22 Février ne soit pas remise en cause, nombre d’Algériens ne seraient pas d’accord avec Roberts, sur l’idée selon laquelle le système électoral se serait effondré bien avant le hirak.
La littérature académique et les commentaires sur le système politique algérien en conviennent : le vrai pouvoir politique est exercé par un conclave de généraux décrit par Roberts. Cependant, bien que cette théorie soit facilement applicable aux années 90, la notion de conclave militaire secrète (qui suggère l’unanimité au sein du haut commandement de l’armée) est moins adaptée pour expliquer la dynamique des rapports de forces pendant l’ère bouteflikiste (Avril 1999-Avril 2019) et aujourd’hui.
L’utilisation du concept de conclave pour la politique algérienne est directement reliée à la question : « qui gouverne l’Algérie ? » Ce n’est pas une question à laquelle on répond facilement, ou du moins brièvement. Stephen Cook (2007) par exemple parle de « conclave militaire » comme « l’organe décisionnaire suprême » en Algérie. Lahouari Addi (2001), écrivant sur le choix de Bouteflika par l’armée pour la présidentielle, parle du « conclave habituel des généraux ». Isabelle Werenfels (2007) a introduit une compréhension plus dynamique des « principaux décideurs » ou de « l’élite centrale » comme elle les appelle, en les qualifiant de « décideurs ». Cette « élite centrale » ou « décideurs » étaient « toujours des généraux, sans exception ». En décrivant la situation de l’élection de Bouteflika en 1999, elle établit la liste suivante : Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’ANP depuis 1993 (voir annexe), Mohamed ‘Toufik’ Médiène, chef du DRS depuis 1990 (voir annexe), Smaïl (Smaïn) Lamari, numéro deux du DRS (mort en 2007), Mohamed Touati, appelé ‘El Mokh’ (le cerveau), conseiller présidentiel pour les questions de défense, et porte-parole (non-officiel) des généraux, et le général à la retraite Larbi Belkheir (voir annexe). Principal décideur sous couvert de la présidence Bendjedid, Larbi Belkheir revient, en 2000, au poste puissant de directeur de cabinet du président, décision considérée comme imposée à Bouteflika par l’armée (Werenfels, 2007). Khaled Nezzar (voir annexe), potentiellement l’homme le plus puissant du pays dans les années 90, n’apparaissait plus comme appartenant à l’élite gouvernementale vers la fin du premier mandat de Bouteflika. (Ibid)
Un aperçu particulièrement intéressant sur le fonctionnement du conclave de l’armée et la relation entre le président et l’armée fut donnée à l’époque par Addi (2001) : « It is worth pointing out that the usual ‘conclave’ of generals did not meet in order to select Bouteflika as presidential candidate. Instead, General Mohamed Lamari, Chief of Staff of the Armed Forces, decided against such a meeting, leaving the Head of Military Security, General Tewfik Mediène, free to oversee the security operation known as ‘presidential election’, which was to replace the outgoing [President] Zeroual. Military Security was in charge of organizing the elections and ruled out any candidates who could not be controlled or were thought capable of winning the election and using their power against the Army and Military Security. However, for the elections to be credible, opposition candidates had to be encouraged to present themselves. A non-violent and loyal opposition, which, whilst not necessarily accepting the supremacy of the Army, did not wish to take over power itself, was essential to the regime. This loyal opposition would be rewarded by being allocated a few ministerial positions. » (« Cela vaut le coup de noter que le ‘conclave’ habituel des généraux ne s’est pas réuni pour choisir Bouteflika comme candidat présidentiel. Au lieu de cela, le général Mohamed Lamari, chef du Personnel et des Forces Armées, se décida contre cette réunion, laissant le chef de la Sécurité Militaire, le général Toufik Médiène, libre de superviser l’opération de sécurité connue sous le nom d’ ʺélection présidentielleʺ, qui visait à remplacer le président sortant Zeroual. La Sécurité Militaire était responsable de l’organisation des élections, et écartait tout candidat ne pouvant être considéré comme capables de gagner les élections. Elle s’assurait également que le candidat élu n’utiliserait pas ses nouveaux pouvoirs contre l’armée et la Sécurité Militaire. Cependant, pour que les élections soient crédibles, des candidats d’opposition devaient être encouragés à se présenter. Une opposition non-violente et loyale, qui, même si elle n’acceptait pas la suprématie de l’armée, ne souhaitait pas renverser le pouvoir pour son propre compte, était essentielle au régime. L’opposition loyale serait récompensée en appointant quelques postes ministériels. » )
De cette brève description sur les différents rôles tenus par les militaires, leurs conclaves et la présidence au tournant de ce millénaire, nous pouvons comprendre ce que le célèbre historien algérien Mohamed Harbi (1975) voulait dire en écrivant : « les États ont des armées, mais l’armée algérienne a un pays »[ix]. Cette citation célèbre résume précisément la situation que le hirak essaye de renverser aujourd’hui : il voudrait que l’Algérie soit un État civil et non un État militaire.
Des hommes forts aux syndromes de l’homme fort : le « Dieu de l’Algérie »
La « thèse » de cet article est que le conclave comme système de gouvernance a exercé une emprise pendant la guerre civile des années 90. Etant conscients du nombre impressionnant de leurs crimes de guerre et crimes contre l’humanité, les décideurs algériens — Mohamed Lamari, Médiène, Smaïn Lamari, Touati, Belkheir, Nezzar et autres — restèrent unis, telle une force invisible et sans visage, tenant la direction du pays. Ils se protégeaient les uns les autres, rassemblés par leur complicité dans les crimes de guerre et la crainte de devoir en assumer les conséquences, peut-être même devant les tribunaux internationaux[x]. Cependant, à partir de la fin du premier mandat de Bouteflika en 2004, la situation commençait à changer.
Avant même le début du second mandat de Bouteflika, un certain nombre « d’hommes forts » furent écartés. Nezzar s’embourba dans des procès en France et fut politiquement marginalisé. Mohamed Lamari fut écarté et trahi par Médiène en 2004 puis « mis au repos »[xi], Belkheir fut relégué un poste d’ambassadeur au Maroc, pendant que Touati démissionnait de toutes ses responsabilités en Aout 2005, notamment de son poste de conseiller présidentiel en matière de sécurité et conseiller au haut commandement de l’armée. Du conclave initial listé plus haut, seul Médiène et son numéro deux, Smaïn Lamari (qui était malade et sur le point de mourir en 2007), gardèrent leurs fonctions.
Donc, qui détient à présent le pouvoir? Depuis le début de sa présidence, Bouteflika avait clairement expliqué ne pas vouloir être un président « trois-quarts » et qu’il voulait une présidence exécutive, avec l’armée confinée (au moins politiquement) dans les casernes. Cependant, à partir de 2004-2005, Nezzar, Belkheir, Touati et Lamari étant « hors-circuit », nous voyons l’établissement par Médiène d’un « État dans l’Etat »[xii], qui accéléra sa concentration et son accumulation de pouvoirs au sein du DRS. Il convient de mentionner qu’à ce moment-là, Médiène était déjà à la tête du DRS depuis 14 ans (depuis 1990) et avait un don pour écarter ses adversaires – et n’importe qui d’autre – du pouvoir. Non seulement il avait réussi à écarter des hommes puissants placés plus haut que lui dans la hiérarchie politico-militaire, comme le général Mohamed Betchine (son ancien supérieur aux services de renseignement), le président Zeroual et chef de l’armée Mohamed Lamari, mais il était aussi connu que sa conduite pendant la guerre des années 90 fut impitoyable. Il se désignait déjà lui-même comme le « Dieu de l’Algérie ». (Keenan, 2010).
Tout aussi impitoyable, bien que « rusé » soit mieux approprié, fut son rôle dans la supervision du remplacement de Mohamed Lamari en tant que Chef du Personnel de l’armée. Le remplaçant du Lamari, le général Gaïd Salah, fut choisi par le président Bouteflika en 2004, avec le soutien de Médiène comme chef du DRS et, depuis le renvoi de Mohamed Lamari, le général le plus puissant d’Algérie.
La nomination de Gaïd Salah en tant que chef d’état-major de l’armée fut inattendue[xiii]. Il était généralement considéré comme étant le troisième ou quatrième, voire plus bas, dans la hiérarchie militaire. Il a été, pour le dire franchement, sur-promotionné. Mais pourquoi ? Du côté de la présidence, Bouteflika pourrait toujours compter sur la fidélité d’un général ayant reçu une promotion généreuse. Gaïd Salah aurait aussi tendance à accepter la présidence exécutive de Bouteflika, et l’abstention de l’armée dans la politique algérienne. Pour Médiène, le choix de Gaïd Salah était parfait. Il fut renvoyé de l’armée dans les années 80 pour comportement sexuel inapproprié, mais fut réintégré grâce à ses liens avec la famille de Chadli Bendjedid. Il était aussi notoirement corrompu. Dans une conversation secrète tenue au Département d’État en 2007, Robert Ford, ambassadeur des USA à Alger, décrit Gaïd Salah comme étant « le fonctionnaire le plus corrompu du corps militaire »[xiv]. Les penchants sexuels et la corruption étaient justement des caractéristiques que Médiène recherchait, rendant Gaïd Salah vulnérable au chantage, et donc sous le contrôle de Médiène. À partir de ce moment et jusqu’en 2013, même si le DRS n’était qu’une branche de l’armée, Médiène en avait en réalité le contrôle. [xv]
Ceci ne veut pas dire que le contrôle de Médiène n’a pas été contesté. Bien au contraire. À partir de 2009, les tensions s’accentuaient entre Médiène et la présidence Bouteflika[xvi]. Le régime commençait progressivement se diviser en deux pôles détenant un pouvoir politique : d’un côté la présidence Bouteflika et l’armée sous le commandement de Gaïd Salah, et de l’autre côté, Médiène et son DRS, allié avec un nombre indéterminé de généraux de l’armée qui manifestaient avoir une plus grande fidélité envers Médiène qu’envers Gaïd Salah. Néanmoins, malgré ces tensions, Médiène — le « Dieu de l’Algérie » —était « l’homme fort » incontesté du pays, dans la mesure où, pendant les années 2004-2013, très peu de références dans la littérature universitaire et très peu de mentions dans les médias ont été recensées sur ce conclave. Bien sûr, il est difficile de savoir qui d’autre que Mediène aurait pu initier le conclave à cette époque.
Cependant, en 2013, le contrôle de Médiène sur l’Algérie commençait à s’atténuer. Le début de sa chute en Janvier 2013 fut effrayante. Elle fit suite à l’attaque terroriste survenue sur l’installation pétrolière de Tiguentourine, près d’In Amenas. L’attaque, suivie d’un siège de quatre jours, s’acheva par la mort de 80 personnes.
Le point clé de l’attaque d’In Amenas (au moins pour la « thèse » de cet article) est que la version officielle des évènements est toujours restée secrète. Le mystère est jusqu’à aujourd’hui maintenu par les autorités algériennes et ses alliés occidentaux. Nous pensons que cette attaque était en réalité une opération terroriste sous faux-drapeau organisée par le DRS, et qu’elle a mal tourné. Ce n’est qu’à la fin de l’année 2016 qu’un rapport, intitulé Rapport sur In Amenas, rendit public ce qui s’était véritablement passé. (Keenan, 2016)
Le point important de cette attaque est qu’elle fut organisée par le DRS, pour les raisons détaillées dans le rapport cité plus haut. Les 32 « terroristes » furent recrutés par l’armée et par le DRS. Pendant les quatre jours de siège du site, trois terroristes prirent la fuite et furent arrêtés par des unités de l’armée entourant l’installation. Lors des interrogations menées par l’armée, ils expliquèrent qu’ils avaient été armés et entrainés par le général Abdelkader Aït Ouarabi (aussi connu sous le nom de général Hassan), chef du Groupement d’Intervention Spécial (GIS) au DRS. Gaïd Salah, alors chef du personnel, devait donc savoir que son ennemi juré était l’instigateur de cette opération. Évidemment, les autorités algériennes ne pouvaient reconnaître publiquement cette situation, car elle aurait (entre autre) été légalement tenue d’indemniser les familles des 39 ressortissants étrangers tués.
En raison du besoin de secret du régime, Gaïd Salah ne pouvait pas agir directement contre Médiène. De plus, si Gaïd Salah avait tenté de le renvoyer à ce moment-là, Médiène aurait pu essayer de monter un coup contre lui. Il a donc fallu près de trois ans, jusqu’en décembre 2015, pour que Gaïd Salah arrive à ébranler l’autorité de Médiène et à acquérir le soutien de la présidence pour le congédier. Le DRS fut donc finalement dissout[xvii] (au moins son nom) en Janvier 2016, et la plupart de ses unités et pouvoirs furent transférés à l’armée et le reste à la DSI, sous l’autorité de la présidence. De ce fait, jusqu’au début de l’année 2016, Gaïd Salah remplaça Médiène et devint le nouvel « homme fort ». Depuis lors, comme expliqué ci-dessous, Gaïd Salah a continué à étendre et à consolider ses pouvoirs.
Pour le public et les médias algériens, ignorant les machinations se cachant derrière l’attaque d’In Amenas, il devenait évident à partir du début de l’année 2014 que tout n’allait pas bien dans le camp de Médiène. Par exemple, le 3 Février 2014, Amar Saâdani, nouveau chef du FLN nommé par la présidence, lança une attaque publique sans précédent contre Mediène, l’accusant d’aller à l’encontre des directives du chef de l’État, de ne pas respecter l’État de droit, et suggéra donc qu’il démissionne. Dans une interview pour le journal en ligne Tout sur l’Algérie (TSA), Saâdani déclara : « Je milite pour la séparation des pouvoirs. Pour un État civil. Je dis par contre que si un mal m’arrive, ce sera l’œuvre de Toufik. Le général Toufik Médiène aurait dû démissionner… » [xviii]Lahouari Addi (2015), par exemple, interprète l’attaque de Saâdani comme une preuve que « à l’évidence, un clan plus puissant que celui de ce dernier [celui de Médiène] avait mandaté Saâdani en lui assurant la protection. Ces déclarations du responsable de l’ex-parti unique ont fait l’effet d’une bombe dans un pays où personne n’ose citer le nom du chef de la police politique, et encore moins le critiquer »
Il était clair pour tous de voir (même si les raisons n’ont pas encore été révélées) que Médiène était ébranlé et politiquement affaibli. Il est intéressant de noter qu’Addi Lahouari, autorité respectée sur l’Etat Algérien, ignorant à l’époque les tenants et les aboutissants de l’attaque d’In Amenas, essaya d’expliquer les difficultés de Médiène dans le contexte des élections présidentielles de 2014, disant qu’il devait se plier à l’opinion majoritaire dans ce qu’Addi appelle « le conclave des généraux » (2015). La réalité, comme nous le savons à présent, est qu’il n’y a pas eu de réunion d’un conclave, mais que Médiène, déjà dans le viseur de Gaïd Salah, n’avait d’autre choix que d’obéir aux ordres de Gaïd Salah.
La situation autour des présidentielles du 17 Avril 2014 avait été bousculée par l’hospitalisation de Bouteflika en France d’Avril 2013 jusqu’en Juillet, après avoir été victime d’un AVC important. À son retour en Algérie, il était évident qu’il n’était médicalement plus apte à assurer son rôle de président. Cependant, son clan, dont son plus jeune frère Saïd Bouteflika faisait parti, ainsi que d’autres proches : généraux, ministres et oligarques dans le milieu des affaires, y ont vu l’opportunité de prendre le contrôle de la présidence à travers le rôle de « contrôleur d’accès » de Saïd Bouteflika, et par conséquent de pouvoir continuer leurs activités de corruption, et maintenir leur accès aux ressources du pays pour continuer leur enrichissements personnels. Il leur suffisait simplement de soutenir la candidature de Bouteflika pour un quatrième mandat. Médiène, au courant de leurs intentions, tenta de d’opposer à eux. Mais, à ce moment-là, Médiène avait vu tous ses pouvoirs transférés à la présidence Bouteflika et à Gaïd Salah.
Gaïd Salah continua de renforcer ses pouvoirs entre 2016 et 2017, en « mettant à la retraite » plusieurs généraux suspectés d’être loyaux à Médiène, et en transférant une grande partie des anciens pouvoirs du DRS à son propre commandement de l’armée. Une partie du service de renseignement, notamment la sécurité intérieure et le contre-espionnage, furent transférés à la présidence, sous la commande du général Athman Tartag, ancien bras-droit de Médiène et son remplaçant à la tête du DRS à partir de 2015. Cet arrangement donna l’illusion d’une répartition équilibrée du pouvoir entre la présidence (en réalité dirigée par Saïd Bouteflika) et le haut commandement de l’armée de Gaïd Salah.
Cependant, les tensions politiques refirent surface et s’intensifièrent jusqu’en 2018. La question principale était cette fois de savoir si le président infirme, Abdelaziz Bouteflika, qui ne s’était même pas adressé en personne au peuple algérien depuis 2013, se présenterait pour un cinquième mandat à l’élection présidentielle prévue au printemps 2019 (plus tard confirmée pour se tenir le 18 Avril 2019). En effet, au milieu des fréquentes rumeurs de sa mort, on se demandait s’il allait même rester en vie jusqu’au jour des élections. Cette tension se concentra progressivement autour d’une lutte entre le clan Bouteflika, dirigé par Saïd Bouteflika, et Gaïd Salah. Bien que Gaïd Salah soit resté fidèle au président, il n’approuvait pas Saïd Bouteflika, qu’il considérait comme ayant profité de sa relation avec le Président pour usurper la présidence et favoriser la corruption des intérêts du clan Bouteflika, que Gaïd Salah allait ensuite appelé l’Issaba : gang criminel. Ils sont à présent pour la plupart incarcérés, attendant leur procès. Malgré ces nombreuses dizaines d’arrestations pour corruption présumée, il ne faut pas présumer que Gaïd Salah est innocent de ces crimes. En effet, il est parmi les plus corrompus des hauts responsables du régime.
En 2018, à partir de la fin du moi de Mai, le conflit entre Saïd Bouteflika et Gaïd Salah s’intensifiant, ce dernier entrepris une purge sans précédent dans le personnel militaire, remplaçant littéralement une douzaine de hauts commandements avec des généraux qu’il savait loyaux à lui et non au clan Bouteflika.
Au début de l’année 2019, la question principale était alors de savoir si le président Bouteflika allait se présenter pour une cinquième mandat, ou si le clan Bouteflika devrait trouver un remplacement adapté qui protègerait leurs intérêts. Pendant ce temps, une majorité des Algériens s’opposait au cinquième mandat de Bouteflika. Par conséquent, lorsque la présidence annonça le 10 Février la candidature de Bouteflika pour une cinquième mandat, le peuple – le hirak – descendit dans la rue par millions le 22 Février, exprimant pacifiquement leur indignation.
Mars et Avril furent frénétiques. Les marches du hirak au début du mois de Mars étaient énormes : le 8 Mars, entre 15 et 20 millions de personnes sont descendues dans la rue pour réclamer la fin du système. Le clan Bouteflika essaya de gagner du temps. Suivant la marche du 8 Mars, la présidence proposa que Bouteflika ne se représente pas pour un cinquième mandat, mais reste en fonction pour superviser la réforme politique. Cette proposition était inacceptable et rendit le hirak encore plus furieux. Gaïd Salah, donnant l’impression à ce moment là de soutenir le hirak et prédisant la fin du régime, appela le 26 Mars pour l’application de l’Article 102 de la Constitution, qui permet le remplacement du président pour cause de maladie ou autre incapacité de ce type.
Gaïd Salah ayant invoqué l’Article 102, il était clair pour Saïd Bouteflika qu’il n’avait que quelques jours, voire quelques heures, pour trouver une solution transitoire qui permettrait de tenir à distance à la fois le hirak et Gaïd Salah. Le plan de Saïd Bouteflika, concocté avec Médiène et possiblement Athman Tartag, consistait à laisser Médiène approcher l’ancien président Liamine Zeroual, afin qu’il dirige un gouvernement transitoire. Médiène soumit à Zeroual cette proposition le 30 Mars. Zeroual, cependant, donna l’alerte en rendant immédiatement publique l’existence et la nature de la réunion. Il y avait aussi des preuves convaincantes que Saïd Bouteflika planifiait de retirer Gaïd Salah de son poste avec un décret présidentiel falsifié. Cependant, Gaïd Salah, qui aurait mis les réunions sur écoute, était au courant des manigances de Saïd Bouteflika.
Gaïd Salah avança rapidement. Le 2 Avril, il demanda l’application immédiate de l’Article 102. Bouteflika démissionna de la présidence plus tard dans la journée. Le 4 Avril, Tartag fut démis de ses fonctions de chef de la Sécurité, tandis que d’autres oligarques importants que Gaïd Salah appelait le « gang Bouteflika » étaient arrêtés pour corruption. Le 4 mai, Gaïd Salah fit arrêter Saïd Bouteflika, Mohamed ” Toufik ” Médiène et Athman Tartag. Le lendemain, ils furent accusés d’ « atteinte à l’autorité de l’armée » et de « complot contre l’autorité de l’État » et furent incarcérés à la prison d’El Harrach, où ils se trouvent encore aujourd’hui, attendant leur procès.
Gaïd Salah était alors le dirigeant incontesté de l’Algérie, avec Abdelkader Bensalah, le Chef de l’Etat par interim, qui ne servait en réalité que de tampon pour ses ordres, maintenant que presque la totalité du clan Bouteflika (le « gang ») est derrière les barreaux. La lutte qui apparaît dorénavant est entre Gaïd Salah (le dirigeant dictatorial du pays) et la hirak. Cependant, une analyse aussi direct et facile passe outre la constante de la vie politique algérienne : la rivalité presque interminable et les luttes intestines entre les généraux les plus influents du pays.
Luttes intestines[xix] entre les généraux
La lutte la plus récente entre les généraux pourrait jouer un rôle crucial dans l’avenir du pays. Les généraux impliqués, en plus de Gaïd Salah, le chef du personnel de l’armée, sont : Bouazza Ouassini, Ghali Belkecir, Othman (Athmane) Miloud (surnommé « Caniche » à cause de son chien qui l’accompagne toujours), Mohamed Kaïdi, Athman Tartag[xx], Cherif Zerrad, Abdelkader Lachkhem, Saïd Chengriha et Nabil Benhamza. Les personnages clés n’appartenant pas à l’armée sont Abdelmadjid Tebboune, candidat à la présidentielle, et Mohamed Mokeddem (aussi connu sous le nom de Anis Rahmani), président-directeur général du Groupe Ennahar, détenteur de la chaîne Ennahar TV.
Le principal acteur parmi ceux qui semblent menacer Gaïd Salah est le général Bouazza, né à Beni Snous dans la wilaya de Tlemcen. Tlemcen étant le fief des Bouteflika, Bouazza attira rapidement l’attention de Saïd Bouteflika (attendant actuellement son procès à la prison d’El Harrach), qui lui assura sa promotion rapide. Mais, à un certain moment au cours du conflit entre Gaïd Salah et Saïd Bouteflika en 2018, Ouassini bascula sa loyauté envers Gaïd Salah, pour qui il travailla contre le clan Bouteflika. D’après ceux qui le connaissait, sa vulgarité, sa dureté et sa réputation violente aurait attiré l’attention de Gaïd Salah. Ouassini aurait gagné cette réputation après avoir tenus certains propos, notamment disant qu’un exercice militaire ne résultant pas en la mort de quelques soldats n’était pas un bon exercice.
Bouazza Ouassini fut placé au poste extrêmement important (pour des raisons que nous allons expliquer) de directeur central des infrastructures militaires auprès du Ministère de la Défense Nationale (MDN), le 17 Janvier 2019. Le 21 Avril, Gaïd Salah le nomme chef de la Direction de la Sécurité Intérieure (DSI) et chef du contre-espionnage, remplaçant le général Abdelkader. La nomination de Ouassini à cette position influente arrive après la nomination par Gaïd Salah du général Mohamed Kaïdi le 4 Avril pour remplacer le général déchu Athman Tartag. Cette position laissait Kaïdi coordonner tous les services secrets, le rendant (théoriquement), le supérieur direct de Ouassini.
En Avril-Mai 2019, les lieutenants les plus puissants de Gaïd Salah étaient le général Ghali Belkecir, qui avait remplacé le général Menad Nouba à la tête de la Gendarmerie Nationale en Octobre 2018, et le général Mohamed Kaïdi.
Lors de son ascension fulgurante au pouvoir, Ouassini était pratiquement inconnu du grand public, même si quelques observateurs habitués de l’Algérie ont bien remarqué les changements peu habituels que Gaïd Salah avait effectué sur sa garde rapprochée pendant l’été, et que c’était à présent la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSI, autre nom de la DSI), dirigée par Ouassini et non la Gendarmerie, qui s’occupait de la sécurité des différents domiciles de Gaïd Salah et de sa famille. Ceci était la preuve que Ouassini a réussi, dans un temps très court, à gagner la confiance de Gaïd Salah.
Jusqu’à la fin de l’été, voire avant, un clan puissant et dangereux émergea au sein des services secrets, évoluant autour des généraux Ghali Belkecir, Othman Miloud (« Caniche ») et Bouazza Ouassini. Othman Miloud remplaça Lakhdar Tirèche à la tête de la Direction Centrale de la Sécurité de l’Armée (DCSA) en Aout 2018, mais fut licencié en Novembre, moins de trois mois plus tard. Selon certaines sources, Belkecir et Ouassini ont réussi à convaincre Othman Miloud que son retrait de la tête de la DCSA n’était que temporaire. Mais ce n’était pas le cas, car Gaïd Salah découvrit qu’Othman Miloud avait auparavant espionné ses enfants, notamment Adel Gaïd Salah, et informa Saïd Bouteflika de ses illégalités et racket commerciaux, surtout dans la région d’Annaba.
Les trois hommes (Ouassini, Belkecir et Othman Miloud), malgré la mise à l’écart de Miloud, ont utilisé le chantage, la désinformation et tous les autres sales coups qui ont longtemps été le métier du DRS algérien, pour affaiblir, miner ou éliminer ceux qui se tenaient entre eux et le pouvoir absolu.
Cependant, ce trio n’a pas tardé à se réduire à un seul homme: Bouazza Ouassini. Depuis qu’il a repris la DSI, Ouassini a pu mettre en pratique ses plans machiavéliques. Il planifia soigneusement la chute de tous ceux qui l’entouraient, y compris Belkecir, le “Caniche”, son supérieur immédiat Kaïdi, et tous ceux qui pourraient l’empêcher de devenir le nouvel homme fort de l’Algérie, dont la rumeur disait qu’il voulait remplacer ou éliminer Gaïd Salah.
Pendant l’été, Ouassini mis à l’écart Mohamed Kaïdi en discréditant ses plans d’affaiblissement et de destruction du hirak au cours de l’été. Kaïdi a notamment utilisé le « zouavisme »[xxi] contre les militants du hirak et a tenté de dresser les Arabes contre les Kabyles, l’Est contre l’Ouest, les salafistes proches de l’Arabie saoudite contre ceux proches des États-Unis, etc. Grâce à l’affaiblissement de son patron par Ouassini et à la force du hirak, les plans de Kaïdi n’ont pas atteint leur but, laissant sa réputation en lambeaux.
Ouassini s’est ensuite attelé à la tâche de la chute d’Othman Miloud et de Belkecir. La chute d’Othman Miloud a été simple car Gaïd Salah ne lui faisait plus confiance après avoir découvert qu’il avait espionné ses enfants et son clan. La manière dont Ouassini a réussi à écarter Belkecir et à obtenir sa révocation à la tête de la gendarmerie le 24 Juillet 2019 et son remplacement par le général Abderrahmane Arrar n’est pas encore connu.
Pendant ce temps, Ouassini jouait un rôle majeur pour influencer les changements à la tête de la DCSA. Encore une fois, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé au sommet du DCSA après le licenciement d’Othman Miloud en novembre 2018. Sauf qu’au début de l’année 2019, il était sous le commandement du colonel Boubakeur Nabil (alias Bob), qui détenait des informations préjudiciables sur Belkecir (probablement de nature financière). Ouassini aurait alors aidé Belkecir à licencier “Bob” le 26 Mai 2019. « Bob » fut remplacé par le colonel Abdelouahab, lui-même remplacé en octobre par le peu connu Nabil Benhamza, une autre étoile montante supposée de Gaïd Salah, qui était à la tête de la police judiciaire depuis juillet.
Ce récit, du moins jusqu’à présent, ne traite que des rivaux de Ouassini au sein de la section du renseignement de l’armée. Il y avait et il y a toujours d’autres généraux puissants, proches de Gaïd Salah, qui se tiennent entre Ouassini et les ambitions qu’il peut avoir de prendre la relève ou de remplacer Gaïd Salah. Trois de ces généraux sont : le général-major Cherif Zerrad, chef du Département Emploi-Préparation, le général-major Abdelkader Lachkhem, chef du Département des Transmissions, Systèmes d’Information et Guerre Electronique, et la général-major Saïd Chengriha, commandant depuis Septembre 2018 des forces terrestres algériennes.
Zerrad était probablement le troisième ou quatrième général le puis puissant de la hiérarchie militaire. Il était responsable de la liaison avec l’OTAN et de la coordination générale de l’armée. Ouassini, grâce à son rôle de chef de la DSI, parvint à persuader Gaïd Salah que Zerrad préparait un coup d’état contre lui. Zerrad fut mis en examen et retiré de son poste par décret présidentiel le 13 Octobre. Cette information fut rendue publique lors de sa publication dans le Journal Officiel le 1er Novembre.
Ouassini doit maintenant livrer une bataille au sommet du commandement de l’armée contre les généraux Lachkhem et Chengriha, tous deux très puissants et très proches de Gaïd Salah. Il reste à voir s’il manigancera contre l’un ou l’autre ou les deux hommes, ou s’il sera éliminé en premier par Gaïd Salah.
Ce récit extraordinaire pose la question de savoir comment un général peu connu, Bouazza Ouassini, a réussi à exercer autant d’influence dans ce qui semble avoir été une montée en puissance fulgurante au sein de l’armée. La réponse à cette question passe par la compréhension de la nature de sa base de pouvoir, qui est enracinée dans son précédent poste de directeur des Infrastructures Militaires, puis dans son contrôle du “renseignement” en tant que chef de la DSI. Au sein de cette base de pouvoir, deux relations ont été cruciales dans son ascension pour devenir l’homme le plus puissant de l’armée après Gaïd Salah. La première a été sa relation avec les Chinois. La seconde, qui a une influence majeure sur les élections actuelles, est sa relation avec Mohamed Mokeddem (alias Anis Rahmani), un journaliste indépendant généralement considéré depuis une ou deux décennies comme le “chef de file” du firmament algérien.
La base du pouvoir de Bouazza Ouassini
Comme la plupart des généraux algériens les plus puissants, les deux plus grands intérêts d’Ouassini sont l’argent et le pouvoir. Même s’il ne resta à son poste de Directeur Central de l’Infrastructure Militaire au ministère de la Défense Nationale que pour trois mois, il eut le temps de préparer ses arrières. L’Infrastructure Militaire – construction et entretien des casernes, des centres de formation, d’hôpitaux militaires et autres – dispose d’un budget énorme, “secret” (du public) et probablement plus exposé à la corruption que tout autre budget de l’État. Ouassini ne se contentait pas de lancer les appels d’offres et d’attribuer les contrats, mais il signait aussi les chèques. Beaucoup de ces contrats et une grande partie de l’argent étaient alloués par Ouassini à des intérêts chinois, ce qui lui permettait de rivaliser avec Gaïd Salah en tant que général le plus corrompu d’Algérie.
La rumeur raconte que les relations et l’engagement de Ouassini avec les Chinois aient été “énormes”. En bref, non seulement Ouassini apportait beaucoup d’argent chinois dans l’armée, ce qui plaisait beaucoup à Gaïd Salah, mais on pense également que la Chine, grâce à cette relation, consentirait à prêter de l’argent à l’État algérien pour l’aider à sortir de sa crise financière et économique actuelle. [xxii]
Lorsque Ouassini fut promu en avril 2019 pour prendre le contrôle de la DSI et des services de contre-espionnage, il utilisa le pouvoir qui allait de pair avec cette position pour non seulement maintenir les accords avec les Chinois, mais aussi utiliser les fichiers secrets de la DSI afin d’effrayer et miner presque toute personne dans la hiérarchie militaire ou politique, comme les généraux Zerrad et Belkecir, que Ouassini voulait écarter et mettre en examen. On peut établir des parallèles entre les méthodes de travail et la montée en puissance de Ouassini et celle de l’ancien patron du DRS (aujourd’hui emprisonné), Mohamed “Toufik” Médiène.
Mohamed Mokeddem (alias Anis Rahmani) colporte depuis près de 20 ans des histoires calomnieuses, invariablement fausses, prend part à des assassinats et utilise la désinformation. Il a travaillé étroitement pour Médiène jusqu’à la chute de ce dernier, avant d’offrir ses services à Saïd Bouteflika et maintenant, depuis l’éviction de ce dernier au début de l’année, à Ouassini. Il y a maintenant des preuves que Rahmani travaille pour Ouassini. Cela est apparu évident lorsqu’un opposant au régime, connaissant l’histoire machiavélique d’Ouassini publia une photo de lui sur Facebook, afin que les Algériens puissent voir à qui ils ont affaire dans les services de renseignement. Presque immédiatement, un certain nombre de fausses photos de Ouassini furent publiées en ligne pour tenter de semer la confusion sur sa vraie identité. Ces fausses photos ont été retracées jusqu’à Rahmani.
Comment Ouassini peut affecter les élections présidentielles
Abdelmadjid Tebboune était presque certainement le candidat favori du régime et de Gaïd Salah pour la présidence, et donc le favori probable de la campagne électorale du 12 décembre. Cependant, Ouassini ne veut pas de Tebboune comme président: il est très puissant et a un vaste réseau au sein du régime, notamment avec Gaïd Salah qui est un ami personnel. C’est pourquoi Ouassini s’en prend à Tebboune. Rahmani s’est plaint de Tebboune sur Ennahar et rédigea des articles sur lui, disant qu’il était proche du clan Bouteflika – l’Issaba (“gang”) – et impliqué dans leur trafic de drogue et leur corruption. Il a également déclaré que le principal financier des élections de Tebboune est un “voleur”, qui a ensuite été emprisonné. Suite à ces allégations, plusieurs membres du personnel de campagne de Tebboune ont démissionné, comme, par exemple, à Blida. Les chances de Tebboune de “gagner” l’élection étant gravement compromises, l’armée pourrait maintenant favoriser Abdelaziz Belaïd ou Azzedine Mihoubi.
Bouazza Ouassini va-t-il devenir le prochain « homme fort » de l’Algérie ?
Les chances de Bouazza Ouassini d’évincer Gaïd Salah et de devenir le prochain homme fort de l’Algérie dépendent de l’élection. Si l’élection est perçue comme un “échec” par le haut commandement de l’armée, les autres généraux et le régime dans son ensemble, la position de Gaïd Salah sera menacée. Un “échec” serait considéré comme une annulation de dernière minute de l’élection, ce qui est possible mais peu probable, ou une participation électorale extrêmement faible et une augmentation des manifestations contre le régime, deux phénomènes qui semblent très probables.
Un tel “échec” laisserait Gaïd Salah dans une position vulnérable, permettant à des rivaux tels que Ouassini de s’opposer à lui. Cependant, il est plus probable, dans l’éventualité d’un tel échec, que les mesures d’éviction de Gaïd Salah viendront de généraux algériens moins connus en dehors du haut commandement de l’armée, dont certains, semble-t-il, ont été en communication avec des membres de l'”opposition démocratique”. Si une sorte de putsch est monté de l’intérieur de ce cercle extérieur de généraux et d’officiers supérieurs, Bouazza Ouassini risque fort de se retrouver évincé avec Gaïd Salah.
ANNEXE
Général-major Khaled Nezzar (1937 – ) : ancien chef d’etat-major de l’Armée Nationale Populaire (1988-1990) et ancien ministre de la Défense Nationale (1990-1993). Il est le principal architecte du coup d’État militaire de 1992 et l’un des cinq membres du Haut Comité d’État (HCE) (1992-1994). Actuellement en attente de son procès en Suisse pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, Nezzar est resté une figure puissante en coulisse pendant le reste des années 1990. En 2019, il s’opposa au nouvel “homme fort” militaire algérien, le général Ahmed Gaïd Salah. Il fuit le pays et fut condamné par contumace par un tribunal militaire à Blida à 20 ans de prison. Il se trouverait actuellement en France.
Lieutenant Général Mohamed Lamari (1939-2012) : général important lors du coup d’Etat de 1992, il fut promu chef d’état-major de l’Armée Nationale Populaire en 1993, poste qu’il garda jusqu’à sa démission en 2004 pour raisons de santé. En réalité, son renvoi fut conçu par le chef du DRS, le général Médiène, qui, en l’absence de Lamari, deviendra l’ « homme fort » de l’Algérie.
Larbi Belkheir (1938-2010) : général de l’ANP. Le journal français Le Figaro considère Belkheir comme “le parrain du régime algérien depuis les années 1980”. D’autres sources l’ont surnommé “le cardinal”. Il a longtemps été chef de cabinet des présidents Chadli Bendjedid et Bouteflika et également ministre de l’intérieur au moment du coup d’État militaire de 1992. Il aurait donné le feu vert au complot d’assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992. Il fut écarté de ses fonctions en 2005 sous la pression de Bouteflika et du chef du DRS, Mohamed “Toufik” Médiène, et envoyé au Maroc en tant que ministre d’État et ambassadeur. Jusqu’à cette date, il était considéré par beaucoup comme le membre le plus influent du “conclave”.
Lieutenant Général Mohamed Mediène (1939 -) : également connu sous le nom de “Toufik”, il dirigea les services secrets algériens, le Département du Renseignement et de la Sécurité, de 1990 à 2015. Il a été décrit comme le plus ancien “chef des services de renseignement” au monde. (Keenan, 2010). Il s’est également décrit comme “le Dieu de l’Algérie”. Né en 1939 dans une famille kabyle de Guenzet dans la wilaya de Sétif, il grandi près d’Alger. Pendant une grande partie de son “règne”, il fut l’homme le plus puissant d’Algérie. Clairement “pro-américain”, Médiène a joué un rôle clé dans la guerre mondiale contre le terrorisme, étant responsable de l’infiltration par le DRS de tous les groupes islamistes et “terroristes” de la région, ainsi que de l’organisation de nombreuses opérations terroristes sous faux drapeau pour le compte des États-Unis et d’autres alliés occidentaux. Sa chute en 2015 a été provoquée par une opération terroriste de ce type en 2013, à In Amenas, qui fut échec désastreux. Il est actuellement en prison dans l’attente de son procès.
Lieutenant Général Ahmed Gaïd Salah (1940(?) -): chef d’état-major de l’ANP et son plus haut commandant. D’après son dossier officiel, il serait né en 1940 à Batna, mais beaucoup pensent qu’il a quatre ou cinq ans de plus. Il rejoint l’armée en 1958, mais aurait été renvoyé dans les années 1980 pour comportement sexuel inapproprié, pour être ensuite réintégré en raison de son amitié avec un proche du président Chadli Bendjedid. Il fut promu au rang de général en 1993, de chef d’état-major en 2004 et de ministre adjoint de la Défense en 2013. L’ambassadeur américain Robert Ford, l’a décrit comme “peut-être le fonctionnaire le plus corrompu de l’appareil militaire”. Il est actuellement “l’homme fort” de l’Algérie et son dictateur efficace. Il est connu par le peuple comme le “traître” Salah.
FIN DE L’APPENDICE
Bibliographie
Addi, Lahouari (2001). “Army, State and Nation in Algeria.” dans The Military and Nation Building in the Age of Democracy. Zed books, New-York, USA, 2001: pp.159-178.
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Cook, Stephen (2007). Ruling but not Governing: The Military and Political Development in Egypt, Algeria, and Turkey. John Hopkins University Press.
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Harbi, Hassan (1980). Le F.L.N.: mirage et réalité (The FLN: mirage and reality). Paris: Éditions Jeune Afrique, 1980. Quoted by Lahouari Addi (2015)
Keenan, Jeremy (2010). “General Toufik: ‘God of Algeria’.” Al Jazeera. September 29, 2010. http://english.aljazeera.net/indepth/briefings/2010/09/201092582648347537.html
Keenan, Jeremy (2016). Report on In Amenas: inquest cover-up and Western involvement in Algerian state crimes. International State Crime Initiative (ISCI), School of Law. Queen Mary University of London, p. 283, October 2016. Accessed at: http://statecrime.org/data/2016/11/KEENAN-IN-AMENAS-REPORT-FINAL-November-2016.pdf
Roberts, Hugh (2019). “Algeria is a Republic.” London Review of Books Blog 11 Match 2019. https://www.lrb.co.uk/blog/2019/march/algeria-is-a-republic
Werenfels, Isabelle (2007). Managing Instability in Algeria: Elites and political change since 1995. Routledge 2007.
[i] Jeremy Keenan est professeur invité à la faculté de droit de l’université Queen Mary University of London à Londres.
[ii] Le 18 Avril et 4 Juillet
[iii] Les médias locaux ont estimés que les plus grandes manifestations du hirak comptaient jusqu’à 15 millions de personnes à travers le pays. Avec une population de 43 millions, cela signifierait que la majorité des algériens, sans compter les personnes âgées, malades et très jeunes, sont opposés au pouvoir
[iv] Hirak, en arabe, correspond à un grand mouvement populaire de contestation
[v] En Janvier 1992, l’armée annula les résultats des premières élections démocratiques du pays, alors qu’elles venaient d’élire le premier gouvernement Islamique au monde élu démocratiquement. Cela résulta en une guerre civile sanglante (« la décennie noire ») pendant laquelle 200 000 personnes auraient perdu la vie. Ces victimes furent massacrées par l’armée et les services de sécurité (le DRS), qui non seulement encourageait des groupes islamistes à tuer des civils innocents, mais commettait lui-même des meurtres. Plusieurs des généraux cités dans cet articles prirent part à ces crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
[vi] Abdelaziz Bouteflika fut propulsé au pouvoir par l’armée lors d’une élection truquée en 1999. En 2013, il fut victime d’un AVC et ne pouvait plus assurer son rôle de président. Il resta cependant à son poste de président, bien qu’en incapacité totale, jusqu’à ce qu’il soit forcé de démissionner suite aux manifestations du hirak, le 2 avril 2019.
[vii] Algeria Politics 1 Security, Menas Associated, Londres. 17 Avril 2017.
[viii] Ibid. 18 Mars 2019.
[ix] L’histoire du mouvement d’indépendance de Hassan Harbi n’était pas appréciée du FLN, qui reçut des menaces de mort de la police secrète algérienne, des militants islamiques algériens et d’ultra-nationalistes français. Il fut forcé de s’exiler en France, où il publia son Histoire du FLN en 1975.
[x] Khaled Nezzar est toujours en attente du verdict de son procès en Suisse. Les autres généraux, comme Médiène, risque d’être arrêter s’ils voyagent à l’étranger. Belkheir par exemple ; choisi de se faire hospitaliser à Alger au lieu de la France avant sa mort en 2010, de peur de se faire arrêter.
[xi] Médiène arriva à convaincre Bouteflika que Lamari soutenait Benflis, ancien rival de Bouteflika lors de l’élection de 2004.
[xii] Médiène avait établit un cabinet, connu pour se réunir chaque semaine, dans lequel chaque ministre d’Etat, portfolio ou dossier d’importance était supervisé par un général du DRS. Les hauts fonctionnaires du DRS, majoritairement des colonels, étaient placés dans chaque ministère, institution ou entreprise publique afin de surveiller – voire d’intervenir – dans leurs activités.
[xiii] En plus de son poste de chef du personnel de l’armée, Gaïd Salah fut aussi promu ministre de la Défense en Septembre 2013.
[xiv] Wikileaks Cable ID : 135031. Date 2007-12-19, 12 :06 :00. Source : [US] Embassy Algiers (Ambassador Robert Ford).
[xv] Médiène exerçait son contôle principalement avec la DCSA, branche clé du DRS.
[xvi] Il y avait plusieurs raisons pour ces tensions. La première est que Médiène croyait que Saïd Bouteflika voulait utiliser son frère, le président, pour le retirer de son poste de chef du DRS. La deuxième est que les enquêtes du DRS sur plusieurs scandales de corruption, surtout impliquant la Sonatrach (la compagnie nationale pétrolière) et d’autres associés proches du président, notamment le ministre de l’Energie et des Mines Chakib Khelil
[xvii] Le DRS fut renommé la Direction des Services de Sécurité (DSS). Cependant, il est souvent appelé le Département de Sureveillance et de Sécurité (DSS) ou bien même la Coordination des Services de Sécurité (CSS). Mais, indépendamment des nouveaux noms, le service est toujours connu des algériens et des médias par le DRS.
[xviii] Voir : Tout sur l’Algérie (TSA) « Amar Saâdani dégaine une violente charge contre le général Toufik », 3 février 2014 ; TSA Exclusif : Amar Saâdani : ‘Toufik aurait dû démissionner…’, 3 février 2014 ; ‘Algeria Party Head Slams Powerful Spy Chief.’ New York Times, 3 février 2014 ; ‘Head of Algeria ruling party attacks powerful intel chief’ AFP. 3 février 2014
[xix] Ce terme est souvent utilisé par les algériens pour expliquer les manœuvres politiques des généraux et le fonctionnement de l’Etat.
[xx] Jusqu’à son emprisonnement le 5 mai 2019
[xxi] Le concept de « zouavisme » vient du mot français « zouave » qui était communément utilisé pendant la période coloniale pour parler d’une « unité militaire française composée d’autochtones musulmans algériens ». Accuser quelqu’un d’être un « zouave » est dérangeant ayant une connotation d’être antipatriotique, voire être un « traître ». Ce terme est courrament employé par le pouvoir et ses soutiens pour semer le mensonge sur les identités et activités des gens, en hackant des comptes facebook ou en en créant de nouveaux, afin d’éloigner les individus et communautés soutenant le hirak.
[xxii] il y a des spéculations selon lesquelles cette relation pourrait avoir quelque chose à voir avec la nomination soudaine de Aymen Ben Abderrahmane en tant que gouverneur de la Banque d’Algérie en novembre.
Par Jeremy Keenan [i]
[Traduction par Zoé Léa Lemu]
Le 10 Décembre 2019
http://statecrime.org/qui-gouverne-lalgerie-partie-1/
La suite en anglais :
Qui gouverne l’Algérie? Partie 2
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