Karima Lazali, Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, coll. Sciences humaines, septembre 2018.
Septembre 2018… C’est la date de publication de cet essai. De plus, l’auteur de ces lignes l’avait reçu avant, sous forme d’épreuves – durant l’été 2018, donc. Et voilà, ce n’est qu’aujourd’hui, en ce tout début de l’an 2020, que je me décide à en rendre compte. J’avais pourtant vraiment apprécié ce texte à la première lecture. Alors quoi ? Il est vrai que je fais partie d’une génération qui n’a pas été directement concernée par la guerre d’Algérie – guerre qui n’en était pas une, en France, jusqu’au 18 octobre 1999, lorsque fut promulguée la loi, votée quelques mois auparavant par l’Assemblée nationale, qui marqua sa reconnaissance officielle ; d’ailleurs cette loi s’adressait surtout aux anciens combattants, qu’elle « reconnaissait » comme tels et auxquels elle ouvrait donc des droits liés à cette condition. Je n’ai pas eu connaissance d’un quelconque « grand débat » ouvert à ce propos[1] – même si le sujet ressort de temps à autre dans les médias, par exemple lorsqu’un historien tombe sur un carton d’archives du fonds de la préfecture d’Alger – de l’époque de la dite « bataille d’Alger » : « Un rapide sondage me tire tout de suite, raconte-t-il[2], de la sorte de torpeur qui m’avait gagnée après des journées de consultation bien peu fructueuses. Ce que j’ai entre les mains, je le réalise tout de suite, est une archive rare et précieuse. Car, fait exceptionnel, l’appareil d’État colonial lui-même y documente indirectement mais avec précision et sur une grande échelle l’intensité et l’ampleur de la terreur qu’il a organisée. » Le carton contient en effet des centaines de fiches correspondant à des signalements de « disparitions » de « Français Musulmans », comme on désignait alors les colonisés des « départements français d’Algérie ». On ne saura probablement jamais pourquoi ces documents ont échappé à la destruction systématique des archives de leurs crimes par les paras du général Massu. Quoi qu’il en soit, cette découverte miraculeuse a abouti à la création du site 1000autres.org[3], lequel s’est mis au service des recherches sur ce que sont devenus ces « disparus[4] ».
Mais je n’ai pas répondu à ma question : pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt de ce livre que je tiens pour excellent ? Je pense qu’il y a deux réponses – l’une plutôt, disons, « personnelle », et l’autre qui relève plus de la politique, via la mémoire collective (ou plutôt son absence). La première vient d’une amie à laquelle j’avais demandé son avis sur ce livre et qui m’avait répondu qu’elle le trouvait difficile à lire – elle se demandait même « à qui » il était destiné, estimant, si j’ai bien compris, que son abord un peu ardu en disqualifiait le contenu. Cette amie connaît bien mieux que moi l’Algérie, dont ses parents sont originaires : ce qui avait fourni un alibi commode à ma paresse naturelle… L’autre raison est plus « sérieuse » et concerne probablement beaucoup plus de monde. Elle tient en fait à cela même qu’analyse le livre : les blancs de la mémoire et de la parole qu’a engendrés, chez les colonisateurs et chez les colonisés, le « trauma colonial ». Karima Lazali utilise très souvent ce terme de « blanc », afin de nommer ce qui fut effacé, pire, rendu indicible par la terreur coloniale. Je n’en ai pas été victime, bien heureusement pour moi mais, comme on sait, les exactions du colonialisme n’ont pas touché que les colonisés, car elles ont fait et font encore retour, par effet boomerang, chez les colonisateurs[5]… et chez leurs « descendants » (au sens large). De ce point de vue, je pourrais dire que j’ai tendance, à l’instar de nombre de mes contemporains, à éviter ce sujet – et, retour à mon premier motif de procrastination, à le « laisser », voire à le « déléguer » aux « premi·ère·s concerné·e·s », c’est-à-dire aux descendant·e·s des colonisé·e·s : « En France, écrit Karima Lazali dans son introduction, il semblerait que le traitement de cette “affaire” [elle parle de l’héritage de la colonialité] repose sur le fantasme que l’histoire de la colonisation serait le seul apanage des historiens et des ex-“indigènes”[6]. » Où l’on voit une fois de plus que le « personnel » (en l’occurrence, la « première raison » de mon silence à propos de ce livre) est aussi politique. Mea culpa, donc.
Un événement heureux est cependant venu me sortir de ma torpeur : le hirak, ce « mouvement » de protestation qui s’est déclenché en Algérie le 22 février dernier à l’occasion de l’annonce, trois jours auparavant, de la candidature à sa réélection du Président Bouteflika[7]. Les Algériens, dépassant la peur de la répression féroce qui s’était régulièrement abattue sur les précédentes manifestations d’opposition, se sont mis à « vendredire », c’est-à-dire à descendre en masse dans les rues à travers tout le pays chaque vendredi. Le 3 janvier, ils ont « vendredisé » une quarante-sixième fois[8] – et il semble qu’ils et elles (plusieurs témoignages rapportent la présence importante des femmes dans les manifestations) étaient toujours aussi nombreuses et déterminées. Non content·e·s d’être là chaque vendredi, les étudiant·e·s manifestent aussi chaque mardi : ils « mardisent ». Ces innovations lexicales sont plus importantes qu’il n’y paraît au premier abord, particulièrement dans le contexte algérien. En plus de la question de la langue, le hirak a remis au premier plan la question de la mémoire, celle de la guerre d’indépendance, mais aussi et surtout celle des civils écartés du pouvoir par les militaires. Autant de thèmes abordés par Karima Lazali dans son livre – sans parler, bien sûr, du plus prégnant : celui des silences et des blancs, qu’ils soient « français » ou « algériens ». Précisément, il fallait bien que je sorte du mien !
Deux autres événements encore m’ont poussé à reprendre la lecture du Trauma colonial. Tout d’abord la vision du film Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche, récemment projeté par chez nous. Il décrit, en gros, les années de la guerre civile en Algérie, même si le flou y est volontairement maintenu sur la datation et les lieux des événements[9]. Ce film m’a fortement impressionné car il m’a fait ressentir physiquement ce que décrit Karima Lazali : le traumatisme engendré par des massacres réunissant bourreaux et victimes dans le même anonymat morbide – « Qui tue qui ? » était la question que tout le monde se posait durant les années 1990 en Algérie, tant les militaires avaient repris à leur compte les méthodes de leurs prédécesseurs français : enlèvements, disparitions, tortures, tous procédés recommandés par la « DGR[10] » et auxquels répondaient les atrocités commises par les dits « islamistes ».
Second événement : l’empêchement, en novembre dernier, de la projection du film Résistantes de Fatima Sissani par une coalition de circonstance de membres du Rassemblement national, de pieds-noirs et d’anciens harkis à Sainte-Livrade-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne. Le film est un montage d’entretiens avec des femmes algériennes qui ont combattu aux côtés des partisans de l’indépendance pendant la guerre d’Algérie. « Évidemment, cette horde d’ignares n’a même pas vu le film, a déclaré Fatima Sissani. Car alors ils auraient découvert qu’à aucun moment les harkis ne sont mentionnés et qu’il ne s’agit pas d’une apologie du FLN. » C’est moi qui souligne : bien sûr qu’il ne s’agissait pas du contenu précis du film. Mais quelle meilleure illustration que celle-ci pourrait-on trouver des séquelles du trauma colonial ? « Nous souhaitions donner la parole à des femmes engagées d’hier à aujourd’hui. Mais il semble malheureusement que l’Histoire soit encore trop douloureuse pour pouvoir engager un dialogue serein. », ont indiqué les organisateurs de la rencontre au cours de laquelle devait avoir lieu la projection. Effectivement, là est bien le problème. Je ne doute pas une seule seconde que des militants du Rassemblement national aient œuvré à répandre des rumeurs sur le film dans le but d’attiser l’amertume et le ressentiment des pieds-noirs et des harkis contre leurs (anciens) ennemis. Mais cette amertume, ce ressentiment existent, sans quoi les néofascistes auraient été bien en peine de mobiliser des troupes grâce à leur seule force de persuasion. L’amertume, le ressentiment existent, qu’on le veuille ou non[11], et ils persistent, entre autres, parce que la parole n’est toujours pas libérée, parce nulle part (ni en Algérie ni en France) on ne voit ni n’entend de tentative d’éclaircissement, et encore moins de dialogue contradictoire entre les anciennes parties prenantes au conflit. C’est pourquoi, me semble-t-il, il est urgent de lire et d’entendre les voix qui tentent de « démêler ces cheveux » qui cachent une guerre de bientôt deux siècles[12], pour paraphraser le sous-titre de Résistantes : Tes cheveux démêlés cachent une guerre de sept ans.
Karima Lazali est psychologue clinicienne et psychanalyste[13]. « L’idée d’écrire cet ouvrage, dit-elle au début de son introduction, est née de la comparaison entre mes expériences de psychanalyste à Alger et à Paris. Les outils usuels de cet exercice de libération subjective permettant au sujet de découvrir ses propres aliénations ne suffisaient pas à provoquer chez mes patients algériens une séparation des diverses injonctions de l’intime, du social et du politique. » À Paris aussi les patients de Karima Lazali souffrent des séquelles (peut-être faudrait-il dire plus que des séquelles) de ce qu’elle nomme « la colonialité » et qui désigne la longue période (cent trente-deux ans) de la colonisation française de l’Algérie. S’interdisant, en raison du secret professionnel, de citer directement ses patients, elle s’est tournée, afin d’illustrer et d’étayer les leçons qu’elle a tirées de son expérience clinique, vers des travaux d’historiens, des essais d’acteurs engagés tel Frantz Fanon et aussi vers les œuvres d’écrivains algériens de langue française parmi lesquels on citera Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…
Il est bien difficile de résumer pareil ouvrage. J’essaierai simplement d’en indiquer quelques axes qui forment, me semble-t-il, l’armature de son raisonnement.
Effraction coloniale
Tout commence par « l’effraction coloniale » (titre du chapitre 2) : on ne mesure pas assez ce qu’a représenté la conquête française de l’Algérie. Selon les historiens, c’est environ un tiers de la population qui a disparu suite aux massacres de masse et aux épidémies et famines qui s’en sont suivies. Soit environ un million de morts, dont huit cent cinquante mille « directement » assassinés par l’armée française. Voilà qui est vite dit. J’ai déjà recommandé naguère[14] la lecture du « livre essentiel », selon les termes de Karima Lazali, de François Maspero : L’Honneur de Saint-Arnaud, qui raconte l’histoire de l’un de ces officiers français qui pratiquèrent les « enfumades » – assassinant par asphyxie des centaines de personnes : hommes, femmes, enfants et vieillards, dans les grottes où elles s’étaient réfugiées – et je ne peux que me répéter : lisez, ce livre ou bien d’autres, mais lisez, car ces mots : « un million de morts », « un tiers de la population », sont bien faibles pour dire ce qui devrait être dit[15]… Et même si cela était dit, tout ne le serait pas encore. Ainsi, non contents de massacrer les populations rencontrées sur leur chemin, les colonisateurs ont-ils prétendu qu’elles n’existaient tout simplement pas. Comme ailleurs, aux États-Unis en particulier, mais aussi, entre autres, en Afrique du Sud puis en Palestine, on a raconté qu’il s’agissait de « terres vierges », sans habitants – ou alors en quantité négligeable et qui de toute façon ne travaillaient pas les terres et donc les occupaient en toute illégitimité.
« Une des spécificités de la conquête française de l’Algérie a été d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, sorte de terre vierge à conquérir, écrit Karima Lazali. Ce qui a entraîné un phénomène particulier : l’impression – au sens premier de l’imprimerie de l’encre sur le papier – dans l’esprit des individus concernés, colons et “indigènes”, d’un blanc historique. L’héritage et la transmission de langues, de mythes, de poésies et de traditions se retrouvaient en déshérence. La désignation des autochtones par le terme d’“indigènes” témoigne de cet imaginaire d’un peuple dépourvu d’histoire, mythe fondateur de la colonialité. […] Ce travail d’effacement des langues et de l’histoire est un trait spécifique de la colonialité française en Algérie. Imposés au début du xxe siècle, les protectorats au Maroc en Tunisie n’ont pas fait l’objet par la France de la même entreprise d’éradication du passé “indigène”. »
Donc : primo, on vous tue ; deuxio, on ne vous a pas tué tant que ça puisqu’aussi bien vous n’existiez pas ; et tertio, au cas où vous auriez existé un petit peu quand même, on vous en ôte jusqu’au souvenir en vous confisquant votre nom. Oui, cela aussi : en mars 1882 est promulguée une loi sur l’état-civil, en même temps qu’est mis en place le « code de l’indigénat ». « L’administration coloniale décide alors de changer le système traditionnel de nomination tribale de chaque individu, jugé trop complexe pour bien identifier les individus. Ce système procédait par un enchaînement de noms, et un renvoi : nom du père, du grand-père, du lieu-dit, etc. Il s’agissait d’un nom qui faisait localité, au sens fort, liant par le père les générations à la terre et à l’histoire. Dans ce système ancestral, le nom du père (lui-même nom de son père, et du père de celui-ci, etc.) et la terre étaient des propriétés collectives, qui rendaient difficile une lisibilité par l’administration coloniale. L’autochtone s’y reconnaissait, alors que le colon s’y perdait. D’où la volonté d’imposer un système de nomination français, avec réduction au prénom et à un nom attribué par l’administration. Lequel était parfois référé au nom de la filiation, mais aussi souvent complètement décroché de toute trace historique et généalogique. » On voit bien le double intérêt de cette opération pour les colons : d’abord, s’y retrouver, savoir qui est qui selon une vision administrative de la « population », mais aussi, en brisant les liens entre le nom et la terre… s’approprier cette dernière, justement : « […] pour l’administration coloniale, cette loi répondait également à l’objectif d’identifier les biens, en particulier les terres de la propriété collective en usage dans le système traditionnel : l’individualisation par des noms fictifs facilitait les transactions immobilières et les expropriations de terres, engagées dès le début de la colonisation. »
Selon Freud, rappelle Karima Lazali, « le nom d’un homme est une partie constitutive capitale de sa personne, peut-être un morceau de son âme ». C’est pourquoi, poursuit-elle, « la destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale. Ainsi, les individus ont été massivement renommés, ou plutôt, a-nommés [je souligne], par l’administration hors référence à leur généalogie, au risque que dans une même famille, les descendants aient des patronymes différents, faisant des uns et des autres des étrangers à leur naissance et donc de potentiels sujets à l’inceste par la voie du mariage. Cette destruction des généalogies par des attributions de noms, hors histoire et ascendance, s’est parfois effectuée en donnant aux personnes d’un même village des noms commençant par une lettre de l’alphabet identique, afin de les contrôler de manière individuelle et d’éliminer définitivement le collectif tribal : les noms d’un premier village commençaient tous par la lettre A, ceux du suivant par la lettre B., etc. jusqu’au dernier village. […]
Il a suffi de treize années pour instituer cet état-civil. On imagine l’effroi et la sidération que cela a engendré quand on sait qu’en Algérie, les filiations étaient établies depuis des milliers d’années. Cette destruction est grave en ce qu’elle brise le lien à l’histoire et à la généalogie, faisant voler en éclat ce qui fait tenir la loi symbolique en organisant l’interdit de l’inceste par la reconnaissance des liens de ses membres. Le nom donné par l’administration coloniale devenait le marqueur de la destruction du vivant et du mort (l’ancêtre). Il était interdit, sous peine de sanctions graves, de ne pas utiliser ce nouveau nom donné qui correspondait à une bascule d’une position de sujet vers celle d’un objet à identifier, répertorier, traquer… »
Cet effacement, au sens propre (enfin, plutôt sale, immonde même) du terme, cette disparition organisée des ancêtres que l’armée avait déjà tués physiquement durant la conquête, comment imaginer que cela reste sans conséquences sur leurs descendants ?
La guerre des frères
La plus terrible de ces conséquences fut sans conteste la perte de la diversité – plus précisément peut-être, la perte de l’estime de la diversité que représentaient les peuples algériens d’avant la colonisation et, corollaire funeste, la méfiance de l’Autre, de tout Autre. La colonialité était devenue une sorte de bloc binaire colons/colonisés cimenté, voire bétonné par la haine de l’Autre. Le problème des Algériens était qu’ils n’avaient plus de terres (de lieux), d’ancêtres ni de traditions sur lesquelles s’appuyer afin de trouver la force de résister. C’est pourquoi ils eurent recours à l’arabe[16] et à la religion musulmane afin de retrouver « une communauté d’appartenance qui réinscrive de la dignité ». Ce qui était une manière de poursuivre, en quelque sorte, la dynamique coloniale en inventant de toutes pièces un « État-nation » qui n’avait jamais existé avant la conquête française. Et comme souvent dans ce type de structure, ce fut la logique de guerre qui l’emporta : les militaires s’emparèrent du pouvoir qu’ils n’ont plus lâché jusqu’aujourd’hui. Il commencèrent par marginaliser Messali Hadj, leader historique du nationalisme algérien, puis ils assassinèrent Ramdane Abane, dirigeant du FLN qui avait le tort de prôner la prééminence des civils sur les militaires dans l’organisation de la résistance, ce qui avait d’ailleurs été approuvé par le congrès du FLN dit de la « Soummam » en 1956. Il n’est pas indifférent de voir les « vendredistes » du 27 décembre rendre « un vibrant hommage », selon le journal El Watan, à Ramdane Abane[17].
Lorsque la jeunesse se révolta en 1988 (soit une génération qui n’avait pas connu l’intouchable « guerre d’indépendance »), les généraux survivants des luttes fratricides n’hésitèrent pas à leur tirer dessus. Ils surent aussi tirer parti de la résistible montée en puissance des islamistes en « organisant » une nouvelle décennie de terreur, ponctuée d’exactions et de massacres et dont on ne saura probablement jamais qui y a tué qui[18].
Et cette réitération du pire n’a pas oublié non plus les changements de noms : « En Algérie, dit-elle, beaucoup de noms patronymiques ont été a nouveau modifiés suite à des “erreurs” de transcription au moment du passage au passeport biométrique en 2009. L’aspect fictif des patronymes algériens s’est pleinement révélé à cette occsion du passage d’une langue (français) à l’autre (arabe), réitérant l’opération coloniale de destruction des patronymes. Les noms hérités durant la colonisation – afin de s’assurer une maîtise de la population et des terres – devenaient quasi méconnaissables lors de leur retranscription en arabe. Car l’état-civil algérien a continué à se référer aux codes de retranscription imposés par l’administration coloniale, c’est-à-dire à ce qui avait fait du lieu de la filiation un non-lieu. […]
L’impossible transcription des noms dans l’Algérie indépendante est […] une conséquence du procédé colonial, car le patronyme est porteur d’un héritage impossible. Désormais, le nom disloque au lieu de rassembler, de reconnaître et d’identifier. La mutilation des patronymes dans l’Algérie indépendante est une mémoire en acte de la destruction des noms sous la colonisation, témoignant d’une réitération de l’histoire. […] Cette mutilation des noms indique clairement la poursuite dans l’entre-soi de l’œuvre coloniale. »
Sur cette question essentielle du traitement colonial des noms, Karima Lazali cite Jean Amrouche : « Il faut comprendre, écrit-il, que la première condition nécessaire pour exister est d’avoir un nom qui vous soit propre, qui ne soit pas dérobé, usurpé ou imposé. Que de temps à autre des individus, cas exceptionnels et aberrants, déraciné du passé de leur race, parviennent à s’enraciner dans le corps d’une nation d’adoption, c’est parfaitement concevable. Comme il est concevable que des émigrés oublient leur pays d’origine que généralement ils ont fui pour de bonnes raisons. Mais assimiler sur place tout un peuple suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c’est-à-dire proprement un génocide[19]. »
Karima Lazali conclut son livre, dont je n’ai donné ici qu’un aperçu – je devrais, en particulier, insister sur le fait qu’elle cite longuement de nombreux·ses auteur·e·s, algérien·ne·s surtout –, avec Frantz Fanon. Celui-ci avait eu l’intuition que l ‘indépendance ne signifierait pas forcément l’émancipation, mais pourrait s’accompagner d’un nouvel asservissement. « Effacement de la mémoire, disparition des corps, dessaisissement de l’être, tels sont les signifiants du véritable “pacte colonial” qui vise à maintenir les sujets fascinés et “envoûtés” (Fanon) dans une dimension anté-politique. » S’appuyant toujours sur Fanon, Karima Lazali poursuit un peu plus loin « […] il apparaît que la part colonisée du sujet est à la recherche de son désenvoûtement. […] Ici [Fanon] avance deux pistes : d’une part, le colonialisme est occupation des espaces, dont celui du “mental” ; d’autre part, ladite décolonisation ne peut avoir lieu sans une libération du sujet par lui-même, ce qui implique un collectif autorisant et accueillant. Il s’agit donc de permettre et de construire des mises en scène qui impliquent de la catharsis. » Lazali se réfère à l’action théâtrale de Kateb Yacine et d’Abdelkader Alloula (ce dernier fut assassiné durant la guerre intérieure). Mais on peut aussi se demander si ce « collectif autorisant et accueillant » ne pourrait pas aussi être celui des « vendredistes » et des « mardistes[20] » dont l’un des slogans est tout simplement « Istiqlal ! Istiqlal ! » (« Indépendance ! »), puis « Les généraux à la poubelle, l’Algérie aura son indépendance[21] » – c’est en tout cas le vœu que je forme en cette nouvelle année.
[1] Sauf à considérer celui qu’ouvrit l’adoption, par l’Assemblée nationale en février 2005, d’une loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » qui disait, entre autres, à son article 4 : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » (C’est moi qui souligne.) Ce texte suscita une levée de boucliers, si bien que cet article 4 fut modifié – la deuxième phrase citée ci-dessus fut enlevée. L’Appel des Indigènes de la République fut lancé à ce moment-là, contre une certaine ambiance « néocoloniale » qui se répandait alors dans la sphère politico-médiatique. On se souviendra aussi des émeutes qui eurent lieu dans les banlieues à la fin de la même année.
[2] Récit à lire ici : https://lundi.am/Desarchiver-la-terreur-coloniale
[3] http://1000autres.org/sample-page : « La disparition de Maurice Audin est signalée à la préfecture par Josette Audin le 27 juin [1957], puis à nouveau par Louis Audin, son père, fin juillet. Quelques semaines plus tard, une “affaire Audin” éclate en métropole, qui permet à l’opinion de connaître, au-delà de ce sort tragique, le phénomène des “disparitions” et son mécanisme, dont le jeune universitaire membre du Parti communiste algérien est aujourd’hui encore le symbole unique. Maurice Audin ne fut qu’un parmi beaucoup d’autres. Mais, dans leur immense majorité, les proches d’Algériens victimes comme lui des parachutistes ne furent pas seulement confrontés à une police et à une justice qui fonctionnaient alors comme des auxiliaires zélés de la répression militaire. Socialement et politiquement déjà “invisibles” du fait de la situation coloniale, suspectés de terrorisme, ils ne disposèrent pas de relais dans une opinion française métropolitaine fort peu soucieuse de leur sort. Pour eux, les parachutistes ont, en somme et jusqu’à aujourd’hui, parfaitement réussi leur disparition. » L’État français (par la voix du président de la République) a reconnu en 2018 sa responsabilité dans la disparition et la mort sous la torture de Maurice Audin, qui était devenu un symbole parce qu’il était blanc (on disait alors : « européen ») et communiste, et surtout grâce aux efforts de quelques intellectuels courageux, particulièrement Pierre Vidal-Naquet qui publia en 1958 L’Affaire Audin (éditions de Minuit, rééd. 1989).
[4] Au passage, je ne peux pas manquer de relever que « disparus » et « disparitions » nous font immanquablement penser aux dictatures militaires du cône sud de l’Amérique latine – Argentine, Chili… Et il n’est pas anodin de relever que les bourreaux des patriotes algériens accomplirent par la suite de fructueuses carrières dans la formation des tortionnaires de ces pays-là. Cette histoire est racontée par Marie-Monique Robin dans Escadrons de la mort, l’école française (éd. La Découverte/Poche, 2008).
[5] Ce que montrait très bien l’excellent livre de Jérémie Piolat, Portrait du colonialiste (La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011).
[6] Sauf quand « le politique » s’en mêle : « […] en France, l’éventualité du trauma colonial se renverse parfois en capitalisation pour le politique : les “bénéfices de la colonisation” pour les sujets ex-“indigènes”. » (Introduction, p. 13.)
[7] Plus précisément : « Le 9 février 2019, la confirmation de la candidature de M. Bouteflika, grabataire, à un cinquième mandat présidentiel provoquait une onde de colère et d’indignation. Alors qu’articles, montages photographiques et textes rageurs foisonnaient sur les réseaux sociaux, c’est à Kherrata, le 16 février 2019, que ce qui allait devenir le Hirak a démarré. Dans cette petite ville de l’Est algérien, théâtre des massacres du 8 mai 1945 commis par l’armée française et ses supplétifs européens contre la population musulmane, des jeunes sont sortis dans la rue pour protester contre la réélection annoncée du président. Le 19, son portrait géant accroché à la façade de la mairie – conformément au culte de la personnalité imposé à la population – était arraché et déchiqueté par la foule. Trois jours plus tard, le vendredi 22, après qu’un appel anonyme à manifester eut circulé sur les réseaux sociaux, débutait dans tout le pays, jusqu’aux villages les plus reculés, un mouvement qui déboucha à la fois sur la démission de M. Bouteflika et sur l’annulation du scrutin prévu le 18 avril. » Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », Le Monde diplomatique, décembre 2019. La publication de cet article, qui est une sorte de « récapitulatif » très instructif sur le hirak, a valu à ce numéro d’être interdit en Algérie. On peut le lire en ligne sur le site du journal.
[8] D’ailleurs, je note que je ne suis pas le seul à me taire beaucoup sur l’Algérie : en effet, si je ne me trompe pas, mon hebdo en ligne préféré, lundi matin, a parlé du hirak… une seule fois ! (le 22 mars dernier)
[9] On peut lire : 2018, sur certaines pierres tombales lors d’un enterrement, comme l’on reconnaît sans doute possible la Camargue et la région du delta du Rhône vers la fin du film, au point qu’un critique a pu parler de « Françalgérie », un peu comme on dit « Françafrique ».
[10] Sur la DGR, ou doctrine de la guerre révolutionnaire, voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort…, op. cit. ; également, sur le site de Lundi matin, les articles de Jérémy Rubinstein : « Les dérives d’une absence (d’analyse) », 4 février 2019 et « La doctrine de guerre révolutionnaire popularisée. L’influence des romans de Jean Lartéguy en Argentine », 27 novembre 2017.
[11] Dire cela n’est en aucune façon les approuver ni les justifier. Ne faisons pas du Valls « à l’envers », qui disait qu’« expliquer [le contexte, les motivations des attentats du 13 novembre 2015], c’est déjà vouloir un peu excuser »…
[12] On se souvient que la conquête française de l’Algérie a débuté en 1830.
[13] Elle exerce à Paris et à Alger, respectivement depuis 2002 et 2006.
[14] Ici : https://antiopees.noblogs.org/post/2019/10/21/petite-histoire-du-gaz-lacrymogene/
[15] Il faut ajouter à ce sinistre bilan les crimes commis ensuite par ces même sabreurs contre le peuple français en juin 1848, en décembre 1851 (coup d’État de Napoléon dit « le petit »), durant l’écrasement de la Commune par les Versaillais et encore en Algérie en 1871, durant la terrible répression du soulèvement des « indigènes » dirigé par El Mokrani. Avant d’exporter, au xxe siècle, leur savoir-faire en Amérique latine, les militaires français l’avaient aussi exercé, un siècle auparavant, contre leur propre peuple. Notons au passage que les premières générations de ces militaires auront servi sans états d’âme successivement une monarchie (Louis XVIII puis Charles X en 1830, Louis-Philippe jusqu’en février 1848, l’éphémère Deuxième République jusqu’en décembre 1851, l’Empire jusqu’en 1870 et enfin la Troisième République). Qu’importe le régime, pourvu qu’il y ait du civil désarmé à massacrer (pardon, à « comprimer », comme disait des musulmans, en tordant un peu la bouche, ce cher hérault de la démocratie : Tocqueville !)
[16] Que la question linguistique est cruciale, cela apparaît aussi dans le hirak. Voir à ce sujet cet article du site Orient XXI : https://orientxxi.info/magazine/nous-sommes-libres-de-nous-exprimer-en-algerien,3374
[17] https://www.elwatan.com/a-la-une/45e-vendredi-du-mouvement-populaire-le-vibrant-hommage-du-hirak-a-abane-28-12-2019
[18] Ce sujet mériterait évidemment un plus long développement – c’est le cas dans Le Trauma colonial où il fait l’objet d’un chapitre entier et revient à différentes reprises dans les autres. Je me borne à reprendre ici les chiffres que donne le livre : 200 000 morts et de 15 000 à 20 000 disparus – ces derniers relevant essentiellement des services de sécurité de l’État. La question a été officiellement « réglée » en 2005 par une loi dite « de réconciliation nationale » qui « blanchit » les bourreaux des différents camps (il semble qu’il y ait eu, comme durant la guerre d’indépendance entre les patriotes, de sérieux accrochages entre différentes factions islamistes) sans se préoccuper plus de faire la lumière sur les victimes, ce qui condamne leurs proches à un « deuil impossible ». Ici encore, il faut souligner que le hirak est animé avant tout par des jeunes nés après la « décennie noire ».
[19] Jean El Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français. Ou l’histoire de l’Algérie par les textes, 1943-1960, L’Harmattan, 1994.
[20] Entre autres choses à relever sur le hirak, il y a le rôle des supporters de foot, à propos desquels j’ai pu lire ici ou là qu’ils auraient été à l’origine des manifestations, dont ils assurent dans une certaine mesure le service d’ordre, et dont ils avaient inventé les chants et les slogans avant, au cours des matchs de foot… (Voir à ce sujet Mickaël Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019, lisible en ligne.) Pour reprendre les termes de James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance, ce sont eux, les supporters, qui pouvaient laisser affleurer en public le « texte caché » des dominés, depuis leurs « sites cachés » que sont les tribunes des stades… (https://antiopees.noblogs.org/post/2019/12/16/la-domination-et-les-arts-de-la-resistance/ Il semble aussi que la victoire de l’Algérie à la Coupe d’Afrique des nations soit venue à son tour mettre de la joie dans les manifestations, lesquelles, fait notable, n’ont cédé jusqu’ici à aucune des provocations, pourtant nombreuses, des services de sécurité qui auraient bien aimé en finir avec cette contestation par les moyens habituels : soit un massacre de plus et la terreur recommencée.
3 janvier 2020
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