Michel De Jaeghere revient en éditorial sur les conséquences d'une guerre dont la plaie n'est toujours pas refermée.
Les soldats du commando de Monfort, unité des forces spéciales de la marine française, dans la région de Géryville, au sud-est d'Oran,
l arrive, parfois, que l'Histoire se venge. Parmi les conflits dans lesquels la France a été engagée au XXe siècle, la guerre d'Algérie est peut-être celui dont les plaies ont été les plus longues à cicatriser. La Grande Guerre a pu se traduire par une saignée des forces vives de la population française; elle nous émeut par la somme des héroïsmes individuels qui s'y sont manifestés. Le deuxième conflit mondial a été l'occasion d'un déchaînement de barbarie sans exemple; il a atteint une dimension eschatologique par le fait même que l'Allemagne hitlérienne y avait donné au mal un visage, et qu'elle avait fini par être terrassée. La guerre d'Indochine a signé le recul décisif de notre vocation de grande puissance; elle reste nimbée par la beauté des paysages qui lui avaient servi de théâtre. La guerre d'Algérie échappe à toute transfiguration littéraire, toute idéalisation sentimentale. Soixante ans après son déclenchement, l'amertume qui marque son souvenir n'a rien perdu de son âpreté. Elle est le lieu du sous-entendu, du non-dit, de l'esquive. Comme s'il y avait un (ou plusieurs) cadavre(s) dans le placard.
Elle avait commencé par un meurtre abject: celui d'un instituteur de 23 ans, arrivé dans la région un mois plus tôt pour participer à l'œuvre d'alphabétisation. C'était le 1er novembre 1954, il y a tout juste soixante ans. Terreur contre terreur, elle avait obéi aux lois d'airain de la guerre révolutionnaire: la montée aux extrêmes, la spirale du cycle provocation-répression. Elle s'était déroulée sur un invisible champ de bataille, contre un ennemi insaisissable. Elle avait vu se succéder les embuscades, les tueries, auxquelles avaient répondu d'impitoyables opérations de ratissage, les douars et les mechtas brûlés. Elle avait été ponctuée par les attentats aveugles, qui avaient frappé les populations au hasard, et auxquels l'armée avait été chargée de mettre fin par des dirigeants civils peu désireux de savoir quels moyens elle utiliserait.
Ce qui donne à la guerre d'Algérie son exceptionnelle âcreté, c'est sans doute la place qu'y tint le mensonge.
Mais ce qui lui donne son exceptionnelle âcreté, c'est sans doute la place qu'y tint le mensonge. Mensonge d'une guerre qu'on refusa, longtemps, d'appeler par son nom, parce que, répétaient des gouvernants promis à devenir, plus tard, les icônes de la gauche française, Mendès France, Mitterrand, l'Algérie, c'était la France. Mensonge d'un FLN qui parvint à se faire reconnaître comme le seul représentant légitime du peuple algérien, quand le nombre de ses militants n'approcha jamais celui des harkis qui servaient dans l'armée française ; quand son action se traduisit, sur le terrain, par une politique de terreur à l'égard de ses propres concurrents, ainsi que des musulmans acquis à l'Algérie française. Mensonge de l'allié américain ruinant à Suez le prestige de la France au lendemain d'une victoire militaire qui aurait privé la rébellion de ses principaux soutiens. Mensonge d'un général De Gaulle proclamant, en juin 1958, à Oran et à Mostaganem: «L'Algérie est une terre française, organiquement, aujourd'hui et pour toujours.»«Vive l'Algérie française!» Et encore à Saïda, en août 1959: «Moi vivant, le drapeau vert et blanc du FLN ne flottera jamais sur Alger.» Mensonge d'une paix qui se traduisit par un renouveau de violence contre les Européens, les disparitions, la torture et le massacre de dizaines de milliers de harkis que la France avait promis de ne jamais abandonner, l'exode forcé d'un million de pieds-noirs, le basculement du pays dans l'anarchie.
On a beaucoup spéculé, beaucoup écrit sur le retournement qui vit le général De Gaulle, installé au pouvoir sous la pression des plus ardents soutiens de l'Algérie française, se faire, derrière «un voile épais de tromperies» (Vers l'armée de métier), l'artisan de l'indépendance après avoir engagé son armée à tous les sacrifices pour obtenir une victoire sur le terrain. On lui fait souvent crédit aujourd'hui d'avoir, contre ses propres partisans, compris que l'empire était devenu pour la France un fardeau insupportable, et que les évolutions démographiques allaient rendre la pression migratoire irrésistible si l'on ne tranchait pas les liens qui l'unissaient au Maghreb.
C'est balayer d'un revers de main les solutions confédérales qui auraient pu concilier autonomie et coopération et, créant les conditions de la prospérité, fixer les populations sur leur sol. Tenir pour rien l'abandon du pétrole saharien, qui aurait changé la situation géopolitique de la France. Négliger la soumission ultérieure de l'Algérie indépendante à une dictature corrompue qui, en dépit de la rente pétrolière laissée par l'ancienne métropole, l'a maintenue dans le sous-développement, conduite à l'islamisme et à une guerre civile qui a fait plus de 60000 morts.
Ce qui donne à la guerre d'Algérie son exceptionnelle âcreté, c'est sans doute la place qu'y tint le mensonge.
Mais c'est souligner, en réalité, l'ultime mensonge, celui que la population française s'est fait à elle-même, en soutenant à une majorité écrasante une politique présentée comme indispensable à la véritable grandeur de la France, parce qu'elle donnait un habillage honorable à un abandon dicté avant tout par un lâche soulagement: celui d'être débarrassé du poids de l'empire pour jouir sans entraves des délices de la société de consommation. Notre pays en a été payé par la crise morale de Mai 1968, le choc pétrolier qui l'a trouvé sans ressources énergétiques en 1973, la vague migratoire qui a fait passer depuis 1962 la population algérienne en France de 300000 à 5 millions de personnes (binationaux compris).
On peut penser que la guerre d'Algérie s'est inscrite dans le mouvement irrépressible de l'émancipation des peuples du tiers-monde. Que la France n'a fait, en quittant ses anciens territoires, que consentir à l'inévitable. Ce n'est pas une raison pour refuser de scruter les circonstances qui ont fait de la tragédie algérienne l'un de ces drames qui continuent, longtemps après leur conclusion, à développer leurs conséquences comme la braise sous les cendres d'un feu mal éteint.
Par Michel De Jaeghere
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