Le navire rempli de nitrate d’ammonium avait quitté Batumi, en Géorgie, en 2013. Faute d’avoir réglé les droits de port, il est intercepté au Liban, avec sa cargaison explosive. Récit.
« Mais qu’est-ce que voulez ? Vous voulez que Poutine envoie des forces spéciales pour vous libérer d’ici par la force ? ! ? » Boris Prokoshev, le capitaine russe du « Rhosus », est désespéré. Avec cette formule ironique, le consulat russe de Beyrouth vient de lui refuser toute assistance. Cela fait maintenant des semaines, des mois, que son bateau, chargé de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, le produit explosif qui, sept ans plus tard, va détruire une partie de Beyrouth, est prisonnier dans le port de la capitale libanaise.
« J’ai écrit à Poutine tous les mois », a raconté à la presse russe le vieux capitaine, aujourd’hui en retraite. « Je lui ai dit que notre sort était pire que celui de prisonniers car nous ne savions même pas quand nous allions être libérés. » Mais Boris Prokoshev ne reçoit de Moscou que des réponses très formelles : « Votre appel a été transmis au ministère [russe] des Affaires étrangères. »
Le propriétaire ne payait jamais les fournisseurs ni le carburant
Tout commence le 29 septembre 2013. Le navire « Rhosus », qui bat pavillon moldave, quitte alors le port de Batumi, en Géorgie. A son bord, 2 750 tonnes de dangereux nitrate d’ammonium. La cargaison doit être déchargée dans le port de Beira, au Mozambique. Elle doit être vendue à la Fábrica de Explosivos de Moçambique, une usine de fabrication d’explosifs à usage civil. Première bizarrerie : en cours de route, tout l’équipage est changé. Mais quand Boris Prokoshev monte à bord, il ne se méfie pas. Il raconte :« Le capitaine précédent du “Rhosus” s’est avéré être un salaud. Il ne m’a pas dit que son équipage était parti car les salaires n’étaient pas payés depuis quatre mois. »
Le « Rhosus » est un rafiot en mauvais état, pas entretenu, de quelque 40 ans d’âge. Son propriétaire, Igor Grechouskine, un « biznessman » originaire de Khabarovsk, dans l’Extrême-Orient russe, n’a pas d’argent. « Il venait lui-même quand il s’agissait d’encaisser une commande. Je sais qu’il a reçu un million de dollars lorsqu’il a chargé le nitrate d’ammonium à Batoumi pour le transport jusqu’au Mozambique. Mais, en revanche, il ne payait jamais les fournisseurs, la nourriture, le carburant pour le bateau », se souvient Boris Prokoshev.
Igor Grechouskine, 43 ans, a des allures de playboy. Il vit à Limassol, le principal port de Chypre, avec Irina, sa belle femme blonde, amatrice de champagne. Il demande au bateau de faire une escale à Beyrouth. Car, selon lui, le voyage n’est pas rentable. Il n’a pas les fonds pour payer la traversée du canal de Suez vers le Mozambique. Selon le rugueux et désargenté homme d’affaires russe, il faut charger de la marchandise supplémentaire au Liban. Cela tombe bien : le vieux bateau a besoin d’une escale technique pour faire des réparations.
Le « Rhosus » accoste dans le port de Beyrouth le 20 novembre 2013. Mais, en surcharge, le bateau ne peut pas prendre plus de marchandises à bord. Les autorités du port refusent de laisser repartir le « Rhosus ». Non seulement il n’a pas payé les droits de port, mais les papiers du bateau ne sont pas en règle et il n’est pas en état pour reprendre le large.
Le capitaine indique :
« Il y avait une voie d’eau et il fallait pomper en permanence. Nous avons maintenu le bateau en état car nous ne voulions pas couler. »
Le « biznessman » Igor Grechouskine a fait immatriculer l’antique rafiot en Moldavie. Cette très pauvre ex-république soviétique est régulièrement secouée par des scandales de corruption pour l’obtention de pavillons de complaisance, sans passer par un contrôle technique. La Moldavie est même sur la « liste noire » du Mémorandum d’entente de Paris sur le contrôle des bateaux (MOU).
« Nous sommes restés prisonniers 11 mois »
Le « Rhosus » n’arrivera jamais à sa destination prévue. Certes les autorités libanaises laissent partir six des dix membres de l’équipage, un mélange d’Ukrainiens et de Russes. Mais elles refusent de libérer quatre d’entre eux : le capitaine, l’ingénieur en chef, le troisième ingénieur ainsi que le maître d’équipage. Le capitaine Boris Prokoshev, qui ne pouvait pas même se rendre à terre, raconte :
« Nous sommes restés prisonniers onze mois sur cette bombe flottante. Nous n’avons pas touché un centime. C’est le port de Beyrouth qui nous a nourris. »
L’homme d’affaires Igor Grechouskine abandonne son bateau. Il a déposé le bilan de sa société Teto Shipping puis il a disparu. Trois créditeurs non payés ont porté plainte contre lui. Le capitaine du « Rhosus » lance un appel à l’aide international. Sans réponse. En désespoir de cause, il vend le carburant de bateau pour embaucher un avocat libanais. Le tribunal de Beyrouth donne raison à l’équipage qui est libéré et rejoint Odessa, ville portuaire du sud de l’Ukraine. « C’est la seule chose que Grechouskine a fait pour nous : payer notre retour pour Odessa. Mais il me doit 60 000 dollars d’arriérés de salaires », dit le capitaine, amer. Interrogé après l’explosion à Beyrouth par la police chypriote, Igor Grechouskine n’a pas été interpellé. Chypre est l’un des principaux paradis fiscaux des oligarques russes.
Après le départ de l’équipage pour Odessa, la cargaison est déchargée dans l’entrepôt numéro 12 du port de Beyrouth, où elle va exploser quelques années plus tard. Faute d’hommes à bord pour pomper l’eau, le bateau va couler. Aujourd’hui, le vieux capitaine en veut à Igor Grechouskine mais aussi aux autorités libanaises. « J’ai déposé une plainte contre Grechouskine devant le tribunal de Khabarovsk. Mais ils ne l’ont pas acceptée, ils ont dit : portez plainte à Chypre, à l’endroit où il vit ! » Quant aux Libanais, le capitaine estime « qu’ils savaient à quel point la cargaison du navire était dangereuse. Ils n’auraient pas dû la stocker dans le port. Les Libanais doivent se blâmer eux-mêmes, car il ne fallait pas arrêter ce bateau mais s’en débarrasser au plus vite ».
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