Le 4 janvier 1960, Albert Camus est tué sur le coup dans un accident de voiture en revenant de Lourmarin. Il comptait y retourner, une semaine plus tard, pour continuer de travailler à son nouveau roman, qu’il avait tant de mal à finir.
Heureusement, on a pu récupérer dans ses bagages un manuscrit se composant de 144 pages «tracées au fil de la plume, parfois sans points ni virgules, d’une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais retravaillée»(1). Ce manuscrit sera publié en 1994, aux éditions Gallimard. Il a pour titre Le premier homme.
Les muets sont plus grands que moi
En évoquant sa mère, Camus note dans ses Carnets l’immense admiration qu’il éprouve pour elle. Calme et peu bavarde, son silence n’a cessé de lui parler depuis son enfance. En 1959, Catherine Camus a soixante-dix-sept ans et elle subit une intervention chirurgicale. Après avoir reçu un télégramme de son frère, Camus prend l’avion, aussitôt, et la rejoint à Alger. L’intervention chirurgicale se déroule bien. Catherine Camus va mieux. A ses côtés, Camus écrit que «Devant ma mère, je sens que je suis d’une race noble : celle qui n’envie rien».(2) Menant une vie modeste et pauvre, Catherine Camus était une femme de l’essentiel. Rien de superflu n’encombrait sa vie.
Sur les traces du noble cheminement de sa mère dans la vie, Camus a fait du Premier homme le roman du retour à l’essentiel, du retour au noyau des chaînes de l’Atlas, qui ne se laissent pas altérer par les turbulences de l’Histoire. Il a voulu mettre au jour l’histoire de «l’homme qu’il est devenu parce qu’il avait eu l’enfance qui avait été la sienne», écrit Virgil Tanase dans Camus, au milieu de gens pauvres, dignes, simples et vrais «que ni le journal, ni la radio, ni aucune technique n’ont touchés. Tels ils étaient il y a cent ans, et guère plus déformés par le contexte social».(3) Il les aime tant. Dans cette autobiographie romancée, l’auteur de L’Homme révolté voulait détruire de sa «vie tout ce qui n’est pas cette pauvreté».
Le premier homme est un chef-d’œuvre, la découverte d’un autre style d’écriture, d’une troisième voie. Camus ouvre avec lui, après le cycle de l’absurde et de la révolte, celui du bonheur. Il l’inaugure mais, hélas ! de manière post mortem. Selon Virgil Tanase, Camus s’est laissé emporter dans les mouvements du fleuve d’une histoire réelle, celle d’une lignée de pauvres qui passe par lui. Après une longue errance qui lui a permis de connaître son véritable être, Camus a pu revenir vers ce qui lui semble le plus important. Dans le vaste chantier qui était Le premier homme, une histoire s’écrivait : celle de «ceux qui, modestes et ignorés, portent la vie pour que sur leurs épaules puissent se construire, depuis toujours, les sociétés qui passent, aussi périssables que l’écume des vagues».(5) Camus voulait seulement laisser la trace des muets et des sans-voix qui disparaissent, dans l’indifférence totale, dans les écumes de l’histoire.
L’homme que je serais si je n’avais été l’enfant que je fus
La vie d’Albert Camus est l’histoire d’une méprise, écrit Virgil Tanase dans son essai cité précédemment. Il va où il ne veut pas aller. Il est récompensé pour ce qu’il n’est pas. En gros, on lui reproche de ne pas être l’homme d’une enfance qui n’est pas la sienne. Fils d’une mère analphabète, Camus découvre qu’il est aussi extrêmement pauvre au moment même où l’école lui donne une chance d’accéder à une condition meilleure. Son affront, c’est de vouloir réussir dans le monde des clercs qu’il n’a pas reçu en héritage. Son audace fait qu’il parle de morale à ceux qui ne connaissent que les règles du jeu qui les font gagner. On lui fait payer cette audace. Naturellement, elle risque de mettre à nu les maîtres à penser de sa génération. Parler de vérité et de justice, de devoir et de morale à des polémistes qui se délectent des illusions du matérialisme historique est, certes, une faute de goût.
Quand, devenu écrivain réputé, Camus cherche ses origines étrangères. Il a du mal à remonter jusqu’à un certain Miguel Sintès Andreu, né en 1817. Les Sintès sont pauvres et des pauvres, il ne subsiste presque rien, sauf les enfants. Vers le milieu du XIXe siècle, Miguel Sintès Andreu épouse dans un village de Minorque, en Espagne, une certaine Margarita Cursach Suerda. Il l’amène en Algérie où naît en 1850 Estève Sintès. Celui-ci connaît une jeune fille qui a les mêmes origines que lui : Catalina Maria Cardona.
Elle lui donne neuf enfants dont, en 1882, Catherine, la mère de Camus. Catherine parle peu, à peine. Cette femme dont le mutisme est une infirmité et un retranchement émerge dans l’épaisseur de l’Histoire dans la mesure où son fils lui demande de raconter ses souvenirs. Ses souvenirs sont un long et large mur de silence. Quand son fils reçoit une invitation du président de la République, Catherine Camus acquiesce : «Ce n’est pas pour nous»,(6) dit-elle. Les gens simples ne reçoivent pas des invitations présidentielles.
En juillet 1909, Catherine Sintès épouse un jeune homme d’une condition en rien supérieure de la sienne, Lucien Camus.
Les Camus viennent, eux, de France. Des Ardéchois, peut-être d’origines alsaciennes, émigrés dans le Bordelais où un arrière-grand-père a épousé une Marseillaise. En 1842, Baptiste Jules Marius Camus voit le jour à Marseille.
A Alger, en 1873, il épouse Marie Hortense Cormery née, elle, à Ouled Fayet, où ses parents ont une ferme. C’est à Ouled Fayet que naissent leurs enfants dont Lucien, en novembre 1885.
Lucien Camus travaille comme commissionnaire chez un négociant en vins, Jules Ricôme. Diligent et appliqué, un employé de la maison, M. Classiault, lui apprend à lire et à écrire. Au printemps 1914, les tensions entre les puissances européennes s’exacerbent.
Le 28 juin, l’archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo. Un mois plus tard, c’est la guerre et la France mobilise. Matricule 17 032, Lucien Camus appartient au 1 er régiment de zouaves de la 45e division d’infanterie du 33e de la Xe armée. Il embarque à Alger sur le paquebot La Marsa, prend le train à Narbonne jusqu’à Massy-Plaiseau, traverse Paris et rejoint le front. Fin août, un éclat d’obus blesse Lucien Camus à la tête. Il meurt le 11 octobre. L’administration de l’hôpital envoie à la veuve l’éclat d’obus qui a tué son mari. Elle le range dans une boîte de biscuits.
A presque un an, Camus n’a déjà plus de père. Son enfance commence mal. Pourtant, il aura une enfance heureuse. Il sera l’homme de cette enfance.
Indigence et fierté
Veuve, Catherine Camus habite chez sa mère au 17 rue de Lyon à Alger, avec ses deux enfants. Elle occupe une pièce avec ses deux enfants, sa mère et une autre. Son frère, Etienne, dort dans le salon sur un divan et son chien près de lui, sur la descente de lit. La table du salon est couverte d’une toile cirée, il y a une lampe à pétrole. Dans la cuisine un réchaud à alcool. Pour cuir les plats au four, les enfants partent chez le boulanger. On se lave les mains en remplissant un broc au robinet de la rue. Les toilettes sont sur le palier et sentent mauvais. Pour gagner sa vie, Catherine Camus fait des ménages et rapporte de l’argent à sa mère qui le dépose dans une boîte en fer blanc. Elle est dans le devoir de nourrir sa mère et d’élever ses enfants. Elle se fait gronder pour avoir permis à un poissonnier maltais, auquel son frère menace de casser la figure, de la courtiser.
Entre la rudesse d’une grand-mère qui, en réalité, est une affection ; la tendresse d’une mère qui, en le prenant sur les genoux, dissipe les peurs d’une enfant soucieux de ne pas perdre un amour qu’il s’efforce de mériter ; les caresses d’un oncle qui remplissent son cœur de joie, Camus est heureux. Il joue énormément avec ses voisins, «le fils d’un balayeur arabe» et les «enfants du coiffeur espagnol». Il s’entraîne avec eux dans une cave où s’entassent des objets mystérieux parce qu’inutiles, que les pauvres ne se décident pas à jeter.
Camus est un enfant heureux. Il ne souffre pas du manque de son père. Ne l’ayant jamais connu, il n’imagine pas ce qu’il a perdu. La pauvreté ne le gêne pas parce qu’autour de lui tout le monde est logé à la même enseigne. Lors des festivités du Nouvel An, sa mère lui explique qu’il va recevoir des cadeaux «utiles», cela lui semble naturel. Chez eux, il n’y a rien de superflu. On n’achète un pantalon que lorsque le précédent est devenu inutilisable, de même pour les souliers.
Un maître, un avenir radieux
A l’école, Camus trouve beaucoup de plaisir. Son visage manifeste l’optimisme. La raison ? Il a un maître dévoué et consciencieux. Très bon en philosophie, excellent en français, voilà les deux bonnes raisons qui ont permis à Camus d’attirer l’attention de son maître.
Haut de taille, mince, toujours correctement habillé, Louis Germain est, en classe, intransigeant sur l’orthographe et la ponctuation. Il est sévère mais juste. Il aime ses élèves tendrement et leur est dévoué : «Il sait transformer l’enseignement en découverte et séduit les élèves en leur donnant le sentiment qu’ils sont dignes du savoir qu’il leur prodigue, une sorte de récompense qu’il leur offre parce qu’ils sont tous méritants. Il donne des cours supplémentaires aux meilleurs».(7)
Louis Germain a fait la guerre et il a eu la chance d’avoir la vie sauve. Il se considère comme le père des enfants qui ont perdu le leur sur le champ de bataille. Orphelin de guerre et pupille de la nation, Camus peut bénéficier d’une bourse d’études accordée à ceux qui passent l’examen d’entrée au lycée. Il faut l’accord des familles. Louis Germain le prépare avec trois de ses camarades, ayant comme Camus des résultats scolaires méritoires. Sa grand-mère renchérit et dit que «nous sommes trop pauvres pour qu’il puisse continuer ses études».
Il serait préférable qu’il aille travailler, comme son frère, ajoute grand-mère. Pour la première fois, Camus sent le poids de l’indigence.
Louis Germain sait comment s’y prendre. Il explique à son jeune élève les mérites de sa mère et de sa grand-mère qui ont réussi à surmonter les aléas de la vie, pour les élever dignement, lui et son frère.
Il lui fait comprendre pourquoi elles n’ont pas tort de penser à l’argent qu’il pourrait rapporter à la famille. Louis Germain vient à la maison. Il découvre un dénuement qu’il n’a pas pu déceler derrière la tenue des enfants Camus, toujours soigneusement habillés et chaussés. Il découvre que leur grand-mère leur achète des vêtements trop grands dans l’idée de les faire porter plus longtemps, qu’elle fait clouer les souliers pour les faire durer et que le soir elle vérifie les clous pour voir si ses petits-enfants n’ont pas joué au ballon dans la cour de l’école dont le ciment abîme les semelles.
Une heure après, c’est décidé : Camus continuera ses études. Louis Germain a su trouver les mots nécessaires pour convaincre sa grand-mère. C’est pour cette raison que Camus a dédié son discours du prix Nobel à son maître. Grand-mère raccompagne Louis Germain en tenant son petit-fils par la main. Dans Le premier homme, Camus note : «et pour la première fois elle lui serrait la main, très fort, avec une sorte de tendresse désespérée. ‘‘Mon petit, disait-elle, mon petit’’.»(8) C’était une scène d’amour et de tendresse, montrée et méritée. Camus lui rend hommage, des années après, en comparant la vie chaleureuse des pauvres à un monde renfermé sur lui-même comme une île dans la société, où la misère tient lieu de famille et de solidarité. Camus se prépare à quitter ce monde. Il prépare laborieusement ses épreuves et réussi son examen. Il restera toujours fidèle à l’enseignement de son maître.
Le 19 novembre 1957, Camus adresse une lettre – retrouvée (et publiée) dans le manuscrit du Premier homme – à Louis Germain. Il exprime sa dette envers lui, l’immense admiration qui lui voue. Camus écrit qu’après avoir appris la nouvelle du prix Nobel, «ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur.
Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces». Transmission assurée, enseignement perpétué, telle est la leçon de vie camusienne. L’homme nobélisable, avec faste et grandeur, n’a pas oublié la genèse et le cheminement de son devenir. Il est resté fidèle à l’enfant qu’il fut jadis.
Homme des deux rives de la Méditerranée, Camus écrit dans Le premier homme que «L’honneur du monde, pour lui, vit chez les opprimés, non chez les puissants. Et c’est là seulement que gît le déshonneur». Il est nietzschéen et comme lui, sa pensée émane du corps. Celui-ci ne peut être aucunement isolé la terre qui le nourrit et le porte. Sa pensée ensoleillée, celle «de midi» cherchait à réparer la démesure la «civilisation horizontale» – celle de l’espace et de la quantité – qui a tué la «civilisation méditerranéenne», celle de la qualité et de la verticalité.
Le «malentendu camusien» autour de l’Algérie devrait être relu à l’aune de sa philosophie, de son parcours politique et de son enfance. Pour Camus, l’Algérie est une «explosion de clarté» qui, seule, pourrait guérir une France malade d’une Europe cupide et sombre. La France devrait offrir aux habitants de la seconde la prospérité. Elle recevra en retour une «leçon de lumière» par laquelle elle va renouer avec ses racines méditerranéennes.
Le couple «FLN»/«Algérie Française» n’est plus valide pour expliquer la profondeur et l’humilité d’une telle pensée.
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