Reporter, journaliste, chroniqueur judiciaire, politique, résistant, essayiste, Camus a eu plusieurs vies de l’Algérie flamboyante à Saint Germain des Près. Soixante ans après sa mort, son héritage perdure. À l’occasion de la parution du nouveau Figaro Hors-Série, découvrez l’édito de Michel De Jaeghere.
Michel De Jaeghere est directeur du Figaro Histoire et du Figaro Hors-Série. Le dernier numéro du Figaro Hors-Série est consacré à Albert Camus. L’écriture, la révolte, la nostalgie.
Il ressemblait à Humphrey Bogart. Le col de son manteau relevé, la cigarette au bec, le regard grave et un demi-sourire aux lèvres, on jurerait avoir croisé sa silhouette dans un film en noir et blanc des années cinquante, battant le pavé aux côtés de Jeanne Moreau et de Maurice Ronet. Il avait fait jouer Caligula par Gérard Philipe, et mis en scène Maria Casarès en pasionaria du terrorisme révolutionnaire. Forcé l’admiration de ses pairs avec L’Étranger, connu la gloire avec La Peste.
Il avait été l’enfant pauvre d’un misérable faubourg d’Alger ; dans le Paris de l’après-guerre, il était l’homme couvert de femmes et de succès. Sartre et sa bande pouvaient bien bambocher, la nuit, dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et faire régner, le jour, la police de la pensée depuis leur QG du Flore: ils n’avaient pu empêcher Camus de s’imposer comme un maître ; il avait été couronné, à quarante-quatre ans, par le prix Nobel de littérature.
Ce n’était pourtant pas ce à quoi il aspirait. «La vulgarité des intelligences, les lâches complaisances» qui sont la marque propre du Paris littéraire lui donnaient, dit-il un jour à René Char, «la nausée».
La lumière incomparable d’une Algérie qui s’apparente, sous sa plume, au jardin d’Éden, avec ses collines odorantes.Ce qui avait animé sa vie, son œuvre, c’était tout autre chose: la volonté de rester fidèle aux humiliés parmi lesquels il était né ; le désir de transmettre un peu de la beauté au milieu de laquelle il avait eu le privilège de s’éveiller. La présence immobile et secrète d’une mère qui ne savait ni lire ni écrire, mais qu’avaient ennobli sa résignation muette, son éloignement instinctif à l’égard de toute bassesse. La lumière incomparable d’une Algérie qui s’apparente, sous sa plume, au jardin d’Éden, avec ses collines odorantes, fleuries par les tamaris et par l’absinthe, la neige fragile des amandiers ; l’avide flamboiement du soleil «à l’heure où les cigales se taisent», les ruines chaudes dressées au bord de la Méditerranée, avec leurs colonnes «couleur de pin», leurs sarcophages perdus parmi les térébinthes, leurs pierres taillées que la mer n’en finit pas de caresser ; la douceur des soirs d’été ; les nuits passées, les yeux ouverts, sous un ciel ruisselant d’étoiles.
«J’ai commencé, dira-t-il, par la plénitude.» Le spectacle de la beauté avait d’abord été sa seule richesse, avec le silence de sa mère. Lorsque la vie s’était chargée de lui faire connaître la guerre, la révolte et la haine, lorsque «la beauté du jour» s’était dissipée devant les tragédies d’un siècle de fer, dans «une Europe toute pleine de son malheur», le souvenir lui en était resté comme une promesse. Il l’avait empêché de laisser dévoyer sa soif de justice en capitulation devant une idéologie mortifère.
Reporter, journaliste, chroniqueur judiciaire, politique, résistant, essayiste, Camus n’avait voulu ignorer aucune des servitudes de l’époque. Il avait médité sur l’absurdité de la vie, la souffrance des enfants, la noblesse de la nature humaine. Tenté de transformer le monde en tâchant d’y rendre au moins la justice «imaginable», le bonheur «significatif» pour des peuples encombrés par les malheurs du temps.
Soixante ans après sa mort brutale, Camus incarne la figure du Juste, de l’Homme révolté.À l’école des Grecs, il en avait pourtant déduit que la politique devait, comme l’architecture, s’inspirer du génie de la mesure. Les communistes le disaient réactionnaire, les réactionnaires le disaient communiste. Lui, prétendait chercher un équilibre entre la contemplation et le courage. «Essayer simplement d’être un homme.» L’ambition paraissait dérisoire aux tenants du sens de l’Histoire. Elle nous semble à sa mesure: immense. Ce rejet de la tentation totalitaire qui a traversé le XXe siècle fait, à l’heure des anniversaires, sa popularité. Soixante ans après sa mort brutale, Camus incarne la figure du Juste, de l’Homme révolté par ce qui porte atteinte à la dignité humaine sans consentir à ce que la révolte soit instrumentalisée par la violence révolutionnaire, mise au service d’une dictature policière. Cela lui vaut de figurer au fronton des lycées et d’avoir été proposé, un temps, pour une chambre froide, dans le caveau du Panthéon, entre Voltaire, Jaurès et Victor Hugo.
La leçon de Camus est à chercher ailleurs que sur ce théâtre de marionnettes.L’étrange est que l’éloge de la mesure qui est le cœur battant de sa réflexion sur l’homme et sur le monde lui avait été dicté par des disciplines et des sentiments qui font désormais de leurs tenants des suspects: la méditation des humanités classiques qui ont été chassées des programmes scolaires pour leur inutilité matérielle, parce qu’elles enseignent que la tyrannie peut prendre aussi la forme du confort, ou celle d’une idée séduisante ; la piété à l’égard de la terre de ses pères, la tendresse envers le peuple de petits Blancs qui avait fait surgir l’Algérie du désert et que l’histoire a assigné depuis au banc des réprouvés ; la conviction enfin que la civilisation réside dans l’art de fixer des limites au désir de l’homme, pour le faire échapper à une hypertrophie du moi qui condamne toute société à l’autodestruction. Rien n’aurait plus étonné Camus, peut-être, que de voir ceux-là mêmes qui ont capitulé devant les fastes de la société d’abondance, jeté le discrédit sur le roman national et mis tous leurs espoirs dans la promotion d’un individualisme libertaire qui prend à contre-pied toute sa pensée, se bousculer aujourd’hui devant sa tombe pour y prendre la pose de l’héritier, dresser son effigie comme celle d’un maître, et lui tendre un miroir pour y donner leur propre image à admirer.
La leçon de Camus est à chercher ailleurs que sur ce théâtre de marionnettes. Il avait prononcé, dans un texte à la tonalité testamentaire, l’éloge des «vertus conquérantes» dont il semblait faire la clé de son espérance, parce qu’elles lui paraissaient seules susceptibles de maintenir la force au service de l’esprit: la fierté, le goût, la frugalité, le courage. Il en distinguait cependant une parmi elles: celle que symbolisait à ses yeux la fleur d’amandier, parce qu’en associant «la blancheur et la sève», elle avait résisté «aux vents de la mer». Cette vertu toute simple, que Camus nous avait proposée comme sésame, en un siècle repu, adonné à la recherche indéfinie du bien-être et prêt à tous les compromis pour que rien ne vienne troubler l’accumulation inlassable des biens matériels, c’était la force de caractère. Non celle qui «s’accompagne, sur les estrades électorales, de froncements de sourcils»: celle qui naît de l’alliance de l’énergie avec la loyauté. Il voulait croire que, «dans l’hiver du monde», elle préparait mystérieusement l’avenir.
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