Algérie, capitale Alger
J’habite une ville si candide
Qu’on l’appelle Alger la Blanche
Ses maisons chaulées sont suspendues
En cascade en pain de sucre
En coquilles d’œufs brisés
En lait de lumière solaire
En éblouissante lessive passée au bleu
En dentelle en entre-deux
En plein milieu
De tout le bleu
D’une pomme bleue
Je tourne sur moi-même
Et je bats ce sucre bleu du ciel
Et je bats cette neige bleue de mer
Bâtie sur des îles battues qui furent mille
Ville audacieuse Ville démarrée
Ville marine bleu marine saline
Ville au large rapide à l’aventure
On l’appelle El Djezaïr
Comme un navire
De la compagnie Charles le Borgne
Anna GREKI (Algérie capitale Alger, 1963)
Pour René Char comme pour Anna Gréki, « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Cette immense poétesse algérienne a payé le prix fort de l’engagement dans la lutte de libération nationale, sans être reconnue à sa juste valeur.
Et le désir me prit qui jamais ne me quitte
De t’avoir au-dedans de moi où est le cœur
Où bat le sang où se multiplie sans limite
La joie – sans l’horizon sensible de la peau
Même plus nue que l’eau
Méconnue, l’œuvre d’Anna Gréki, poétesse et militante communiste pour l’indépendance de l’Algérie, disparue à l’âge de 34 ans, est republiée par Terrasses. Cette nouvelle maison d’édition indépendante basée à Marseille s’inspire du nom et de la démarche de la revue fondée en 1953 par Jean Sénac (assassiné à Alger en 1973), juste avant le déclenchement de la guerre de libération algérienne. Elle ne connut qu’un seul numéro dans lequel le poète avait réuni des textes d’Albert Camus, Mohammed Dib, Francis Ponge, Kateb Yacine, Jean-Pierre Millecam, Jean Daniel, Albert Cossery, Abdelkader Safir, Jacques Lévy… Terrasses avait pour ambition de créer des échanges et des liens entre les divers intellectuels et écrivains de la Méditerranée et de faire connaître leur poésie et leur prose, inscrivant la littérature dans un projet politique de transformation des rapports de domination.
C’est ce projet que les éditions Terrasses veulent reprendre à leur compte. Outre ce premier volume d’Anna Gréki, Juste au-dessus du silence, paru en janvier 2020, elles annoncent également pour juin 2020 Le soleil sous les armes de Jean Sénac, et pour septembre 2020, une nouvelle version des trois romans de Serge Michel : Uhruru Lumumba (1962), Nour le voilé (1982) et Il n’y a plus de désert (jamais publié). Les jeunes éditeurs veulent proposer huit autres titres à leur catalogue en 2021, toujours dans une ligne éditoriale postcoloniale et internationaliste, afin de créer une « jonction entre exigence esthétique et engagement politique ».
Juste au-dessus du silence se présente comme la composition de poèmes choisis (en français et en arabe, traduits et introduits par une jeune poétesse algérienne, Lamis Saïdi), tirés de deux recueils qui ont jadis fait la courte notoriété de l’autrice, Algérie, capitale, Alger (1962) et Temps forts (1966). Audacieux, libres, puissants, ils rendent compte d’une pensée en actes :
Je n’écris pas pour moi mais pour nous tous
Je dis je mais c’est « nous » qu’il faut lire
J’écris pour réaliser une situation
de fait, pour rendre à la vie ce qui est son dû(« La poésie remet les choses en places »)
« LES REQUINS DE LA RÉVOLUTION »
A ces vers éclatants d’espérance qui renouvellent l’esthétique d’une poésie de combat, viennent s’ajouter des textes théoriques sur la littérature en contexte postcolonial et une série d’articles publiés dans Jeune Afrique et Révolution africaine, ainsi que le témoignage de ce qu’Anna Gréki et ses camarades ont vécu en prison et sous la torture, rapporté dans sa plainte publiée en 1958 dans la brochure L’affaire des enseignants d’Alger préparée par le Comité de défense des enseignants, regroupant 21 témoignages de personnes torturées pendant la bataille d’Alger en 1957. L’ensemble donne la mesure de l’engagement plein et entier d’Anna Gréki dans la lutte anticoloniale et de sa colère au lendemain de l’indépendance de l’Algérie contre « les requins de la révolution ».
En effet, cette intellectuelle qui vit, pense et écrit la révolution se verra disqualifiée parce qu’elle écrit en français alors que l’arabisation précipitée du pays est en marche forcée. Anna Gréki, née Colette Grégoire, ne se verra jamais tout à fait considérée comme algérienne à part entière, en dépit du prix payé dans son engagement pour l’indépendance :
Certains théoriciens nous suppriment purement et simplement parce que nous n’avons pas place dans le système de leurs théories, nous tous parce que nous nous exprimons en français, et certains parmi nous étant tués deux fois, car, outre ce défaut, ils possèdent le tort de n’être pas arabes.
Dénonçant « un nationalisme du langage qui ne bénéficie qu’à une seule classe sociale » et se soucie peu de l’éducation des classes populaires, en majorité analphabètes et de langue différente, amère et insoumise, elle s’insurge contre la vision de « l’écrivain (qui) doit illustrer la révolution » :
Il existe par ailleurs des textes à prétention artistique qui semblent sortir d’un cours élémentaire. Là on a voulu « faire » simple pour se mettre à portée du peuple. Le peuple, de la sorte, n’a droit qu’à des poèmes de fête patronale, de sous-préfecture du XIXe siècle français. Pour écrire national et révolutionnaire, on ne se permet que d’écrire, au mieux des éditoriaux de prose rythmée, médiocres, à la faveur de la confusion établie entre la propagande, vulgarisation et poésie par exemple. Le souci du peuple devient rapidement populisme, et donne le jour à une littérature du mépris qui n’a rien à voir avec une littérature populaire, et qui consiste à créer des œuvres mineures pour des hommes considérés comme mineurs.
Des considérations d’autant plus lucides que les « combattants de la dernière heure » sortent alors des abris et des frontières pour venir rafler des honneurs et des postes indus. Ces problématiques sont toujours à l’œuvre aujourd’hui dans le Hirak et les textes d’Anna Gréki résonnent particulièrement, juste au moment où la contestation du système par les classes populaires dans toute l’Algérie ne faiblit pas.
Juste au-dessus du silence. Poèmes et révolte d’Algérie
Parce qu’il est le premier livre d’une nouvelle maison d’édition et qu’il recueille des textes écrits il y a 60 ans, Juste au-dessus du silence est un livre à la fois ancêtre et nouveau-né, ce qui n’est pas courant et ouvre un espace protéiforme dans l’édition. Lorsque Terrasses fait le choix de publier les textes introuvables d’Anna Greki –peu connue en France- pour son premier livre, elle donne un coup de pied politique assumé dans la façon dont se fabrique et se partage la littérature. Le texte est précédé d’une longue préface dans laquelle les éditeurs partagent leur démarche. La maison d’édition a l’ambition de remettre au gout du jour des textes des écrivainEs internationalistes et révolutionnaires, des poètes.se.s voyous. Un terme qu’ils endossent eux aussi, et font, je crois, partager à leurs lecteur.ices qu’ils emmènent avec cette vision de la littérature dans une brèche de la normalité, un interstice critique. Car, nous disent-ils : « nous pensons qu’il faut bien être un peu voyou face à ce monde, pour ne pas seulement le vomir mais essayer d’y peser. »
Et c’est cette volonté de peser sur le monde avec la littérature qui traverse le recueil d’Anna Greki. Elle dont la préface nous dit qu’elle « fut surtout sur la ligne de crête, comme tant d’autres, entre d’un côté le temps colonial en train de convulser dans ses derniers sursauts de violence crue, et d’un autre, le temps décolonial en train d’ajuster sa ligne de mire. Un temps de conquête littéraire, de conquête de droits et de liberté mais aussi d’expérimentations pour dire et écrire les identités, et la vie populaire. » C’est ainsi qu’on rencontre entre les pages du livre des textes se faisant politiquement écho, nous partageant la pensée cohérente de l’intraitable jeune poétesse : un commentaire des Damnés de la terre de Frantz Fanon écrit pour Jeune Afrique ou encore un poème intitulé « j’écris pour nous » et qui affute les mêmes armes que le psychiatre martiniquais :
« Je parle pour ceux qui n’expliquent pas / la souffrance et la révolte des hommes / Mais qui souffrent et se révoltent /Je n’ai pas peur des mots / Je dis ce que je pense et fais ce que je dis / Mais je me sens saignée aussi rouge que ceux qu’on blesse ».
En réunissant à la fois des textes poétiques, politiques et des hommages rendus à Anna Greki par ses ami.e.s et intellectuel.le.s d’alors – Mouloud Mammeri, Jamel-Eddine Bencheikh, Claudine Lacascade, Mohamed Khadda, Jean Sénac – ce recueil met à jour le bouillonnement artistique et militant en œuvre lors de la guerre d’Algérie. Ce patrimoine littéraire et réflexif arrivent aux algérien.ne.s d’aujourd’hui, résonnant avec le hirak. Mais Anna Greki écrivait en français (c’est d’ailleurs l’objet d’un de ses articles) et transmettre son héritage implique une médiation par l’arabe. C’est pourquoi l’ensemble de ses poèmes sont traduits par la poétesse algérienne contemporaine Lamis Saïdi qui offre également une préface au recueil. Elle qui fait passer les mots de Greki du français à l’arabe dit de son aînée qu’elle faisait l’effort d’ « écrire dans un langage humainement sophistiqué, linguistiquement serein, et poétiquement dépassionné, un langage qui reflèterait l’image parfaite d’un peuple libre » et par là crée un trait d’union entre les préoccupations des révolutionnaires de l’indépendance et celles et ceux d’aujourd’hui. Traduire et éditer un texte bilingue c’est ainsi rendre une autrice à son lectorat.
Si Juste au-dessus du silence constitue un legs militant sa force réside dans la place qu’il accorde à la poésie à propos de laquelle Greki écrit qu’elle « remet les choses en place ». Ses mots lumineux, incisifs, trouvent des chemins simples pour dire la violence et les espoirs du moment révolutionnaire. On apprend dans l‘hommage de Jean Senac qui clôt le recueil qu’elle fut aussi peintre, et cela ne nous étonne pas. Certains des poèmes rassemblés ici formèrent le recueil Algérie, Capitale Alger, écrit à la prison Serkadji à Alger où Greki fut incarcérée entre mars 1957 et novembre 1958. Derrière les murs, elle continue à vivre, aimer, rire, souffrir et se révolter. Ses vers sont d’une délicatesse folle et ne sont pas sans résonnance avec les moments troubles que nous vivons aujourd’hui : « Je suis triste à cause de la couleur du ciel / Proche à tendre la main ». Ce ciel qui revient sous sa plume comme la métaphore d’un horizon à atteindre :
« Il ressemble tellement à mon pays/ Ce ciel persécuté ce ciel bleu comme la colère / Comme l’ombre de la mer bleu persévérant / Que j’en ai la tête haute — ciel nourrissant / Ciel oxygéné ciel directeur ciel tenace / Tel un parfum de paix de liberté d’amour ».
Anna Greki nous parle d’aujourd’hui depuis hier, et lorsque nous la lisons s’accroche en nous la certitude d’une utopie dans les mots, au moins ici, lorsqu’elle vacille ailleurs :
« Nous prendrons soin de laisser la clé sur la porte / Et que la rue entre par la fenêtre ouverte /La rue tout entière son soleil ses enfants / La rue riche d’amis étrangers et de passants / Fraternels notre maison est à qui la veut. »
À paraitre aux éditions Terrasses : Le soleil sous les armes, une anthologie des textes de Jean Sénac préfacé par Nathalie Quitane.
PUBLIÉ LE
http://africultures.com/juste-au-dessus-du-silence-poemes-et-revolte-dalgerie/
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