Le rôle prépondérant des militaires en Algérie ne s’est imposé qu’après de longs affrontements qui ont suivi le déclenchement de la guerre de libération en 1954. Et à la suite de la mise à l’écart des politiques, qui avaient exercé une influence majeure au début de l’insurrection.
Tout au long des manifestations hebdomadaires qui ont scandé la vie politique de l’Algérie pendant une année complète jusqu’à leur interruption du fait de l’épidémie de coronavirus, un thème est apparu dominant parmi les larges foules défilant dans les rues : les militaires ont pris le pouvoir par la force à l’été 1962 et l’ont gardé depuis. Si la deuxième partie de la thèse est fondée, la première est ne l’est pas. C’est en août 1957, au Caire, que le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) a confié de fait le pouvoir à trois chefs de wilayas, reléguant les militants, les politiques et les intellectuels dans les seconds rôles. Comment en est-on arrivé là un an après le congrès de la Soummam (août 1956) qui avait vu le triomphe d’une vision farouchement civile ?
ABSENCE DE HIÉRARCHIE
Les neuf « chefs historiques » qui lancent l’insurrection le 1er novembre 1954 ne se donnent pas une direction centrale qui chapeauterait leurs cinq zones (Oranie, Algérois, Kabylie, Constantinois et Aurès) et leurs chefs. Chacun est maître chez soi et il est acquis que les neuf se réuniront à nouveau en janvier 1955 pour faire le point. L’absence de hiérarchie, d’un centre qui s’impose aux parties, s’explique sans doute par la relative méfiance qui règne entre eux. Deux d’entre eux (Krim Belkacem en Grande Kabylie et Mustapha Ben Boulaïd dans les Aurès) contrôlent leur zone de manière quasi familiale, les trois autres sont des parachutés qui ont besoin de temps pour s’installer.
Trois mois après, la réunion n’a pas lieu et un vide s’installe que Krim Belkacem comble au printemps 1955 en recrutant Abane Ramdane1, un des responsables du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj et un ancien de l’Organisation spéciale (OS), son bras armé. Il a vocation à tenir la capitale qui devient la Zone autonome d’Alger (ZAA). Le patron de la zone IV, Rabah Bitat, sur qui est prise la ZAA, n’a ni la carrure politique ni les forces pour s’imposer à Alger. Trahi, il tombe en mars 1955 aux mains de la police française.
Parallèlement, il existe une délégation extérieure basée au Caire avec Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider, en charge des relations avec la nouvelle Égypte républicaine qui fournit armes, propagande – via la station de radio La Voix des Arabes) et argent. Côté ouest, Mohamed Boudiaf est responsable du Maroc espagnol, la seule zone où les maquisards sont à l’abri de l’armée française, peuvent s’y entrainer et y bâtir une base arrière. Il fait aussi l’interface avec Madrid et les services spéciaux espagnols qui aident le FLN par hostilité envers Paris, avant de tomber malade et d’être indisponible durant de longs mois.
LA VICTOIRE PROVISOIRE DES POLITIQUES
La wilaya II est plus circonspecte, en raison de désaccords avec l’état-major d’Alger sur l’attaque du 20 août 1955 au cours de laquelle son chef Zighoud Youcef a mobilisé aux côtés des maquisards la population qui s’est soulevée. Une centaine d’Européens ont été massacrés et la forte répression qui s’est ensuivie a fait des milliers de victimes. La wilaya 1, en proie aux dissensions et aux affrontements internes, est absente.
Sans l’avoir voulu expressément, Abane et son groupe sont devenus, de fait, une direction centrale. Alger parle au nom de l’Algérie ; on est loin de sa compétence initiale, la seule ZAA. L’exécutif national et central est composé de trois « politiques » : Ramdane Abane, Benyoucef Ben Khedda et Saad Dalhab, et de deux chefs maquisards : Larbi Ben Mhidi et Krim Belkacem. Ahmed Ben Bella s’oppose immédiatement aux décisions du congrès de la Soummam, conteste la composition du CNRA créé par le congrès. Les « ralliés » — les responsables politiques qu’Abane a gagnés à la cause du FLN — sont trop nombreux. Depuis Le Caire, le CNRA complote en Tunisie par militants interposés pour isoler Abane et ses proches de leur arrière et s’appuie sur les services militaires du Caire, méfiants vis-à-vis de ceux qu’ils dénoncent (les « Kabyles »), et en qui ils voient de mauvais Arabes.
Plus profondément, les maquisards s’inquiètent pour leur avenir. Au Maroc et en Tunisie, leurs camarades maghrébins ont été floués par les « politiques » qui, après les avoir lancés dans la bagarre, les ont remerciés à l’indépendance — en mars 1956 —, leur accordant au mieux des postes subalternes de facteurs ou de gardiens de prison quand ils n’ont pas été réprimés avec le concours des troupes coloniales. Ils veulent avoir accès au pouvoir, l’assurance que leurs souffrances ne seront pas payées d’un plat de lentilles.
Un mois plus tard, en octobre, Ben Bella et la délégation extérieure sont arrêtés à la suite du premier détournement d’avion de l’histoire effectué par les autorités militaires françaises. Mais entre l’automne 1956 et le printemps 1957, le rapport de forces évolue en défaveur d’Abane. La répression se durcit à Alger, en proie à un terrorisme meurtrier contre les Européens. Les parachutistes de retour de l’expédition de Suez prennent la ville en main et brisent brutalement, en janvier 1957, la semaine de grève nationale du FLN destinée à montrer à l’Assemblée générale des Nations unies en session à New York et au monde que le peuple algérien est derrière l’organisation.
Krim, éclipsé par le brio et la culture politique d’Abane, ne cache plus ses interrogations. En particulier, il n’admet pas ses critiques contre les massacres opérés dans la vallée de la Soummam par un de ses lieutenants, le terrible Amirouche Aït Hamouda (dit « Amirouche »). Ils sont jugés inopportuns en pleine phase de mobilisation de l’opinion internationale sur les exactions françaises en Algérie. Fin février 1957, il faut se résoudre à quitter Alger. Les cinq membres du Comité de coordination et d’exécution (CCE) se donnent rendez-vous à Tunis, renonçant ainsi à l’un des deux grands principes arrêtés au congrès de la Soummam, à savoir « la primauté de l’intérieur sur l’extérieur » qui sacralise les maquisards au détriment des responsables installés à l’extérieur. Mais il est entendu que cet exil sera provisoire, le temps de faire le ménage parmi les restes éclatés de la délégation extérieure.
LUTTES D’INFLUENCE
Deux groupes se forment. Abane et Ben Mhidi (arrêté par les paras la veille du départ puis exécuté) passeront par l’ouest, Krim, Ben Khedda et Dalhab par l’est. Krim, de passage en wilaya 2, contacte Lakhdar Ben Tobbal, son nouveau chef depuis le 24 septembre 1956 après la mort de Zighoud Youcef et le convainc d’aller à Tunis avec lui. Début juin 1957, après quatre mois de voyage, c’est enfin l’arrivée à Tunis. Abane a gardé un mauvais souvenir de sa traversée de la wilaya V, trop militaire et pas assez politique à son goût. On n’y fait pas vraiment la guerre et ses responsables, dont Houari Boumediene, sont promus à la tête du client. Il n’y a plus de militants, mais des subordonnés qui obéissent aux ordres et sont emprisonnés à la moindre incartade.
Le même mois se tient à Guenzet, près de la capitale tunisienne, la réunion préparatoire du CNRA convoqué en août au Caire. Abane y critique vivement la wilaya 5 qu’il juge « féodale » et se met à dos son nouveau patron, Abdelhamid Boussouf. À la veille de son départ, le CCE et le CNRA sont réorganisés : l’exécutif passe de cinq à douze membres, Abane et Krim sont les seuls à sauver leur place, et il n’y a plus que trois politiques pour neuf chefs maquisards. Au CNRA, dont le nombre est porté de 17 à 22, les colonels font une entrée en force et sont désormais majoritaires. Le rapport de force est inversé. Le pouvoir passe aux mains du trio Krim Belkacem (forces armées), Abdelhafid Boussouf (communications et renseignements), Lakhdar Ben Tobbal (contrôle des émigrations). Abane est marginalisé, il devient responsable du Moudjahid, le nouvel hebdomadaire du Front. Il ne cesse pas pour autant de s’exprimer et de contester le trio qui l’a évincé et ses orientations. C’en est trop pour ces derniers qui l’attirent au Maroc où il est liquidé fin décembre 1957.
Pendant deux ans, les trois « B » sont le pôle dirigeant de la Révolution algérienne. La transformation fin 1958 du CCE en Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) n’y change rien, le pouvoir reste au bout du fusil et le trio garde ses places fortes. Il contrôle les ministres, souvent des obligés, mais se révèle bientôt impuissant à faire face aux défis qui s’accumulent : érection de barrages électrifiés aux frontières ouest et est du pays qui isolent les maquis, arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle qui cherche à amoindrir le FLN en suscitant un courant modéré autour de l’Algérie « algérienne », mécontentement des wilayas devant la difficulté à se procurer des armes et montée en puissance de la contre-insurrection, multiplication des rébellions locales.
LA MONTÉE EN PUISSANCE DES COLONELS
Krim paie pour les échecs militaires de la Révolution et les trois « B » sont obligé d’accepter la tenue d’une interminable conférence « des dix colonels » (cinq chefs de wilayas, deux chefs d’état-major, plus le trio) qui dure d’août à décembre 1959, officiellement pour préparer la prochaine session du CNRA. Comble de l’insolence, l’un des « dix » leur conteste même leur présence, ils ne sont pas à la tête de wilayas !
En janvier 1960, Krim passe aux affaires étrangères. Son ministère des forces armées disparaît au profit d’une nouvelle institution, l’état-major général (EMG) confié à un nouvel homme fort, Houari Boumediene, successeur de Boussouf à la tête de la wilaya V qui le soutient avec Ben Tobbal contre Krim. Les deux premiers, originaires de la même petite ville du Constantinois, Mila, veulent à toute force l’éloigner de l’armée de peur qu’il l’utilise pour prendre le pouvoir.
Le CNRA, nommé par les dix colonels, est renouvelé et ne compte plus désormais qu’un tiers de « politiques ». L’EMG a les pleins pouvoirs militaires ; le Comité interministériel de guerre (CIG) où l’on retrouve les trois « B » qui théoriquement le chapeautent est divisé et trop loin du terrain et des troupes. Son influence s’estompe alors que celle de l’EMG grimpe et profite à plein de ses prérogatives :
L’état-major a le haut commandement sur l’ALN et la responsabilité de la conduite et de la coordination des opérations militaires à l’échelle nationale. Il a la responsabilité de l’approvisionnement de l’intérieur en matériel de guerre, en argent et en cadres. Il a sous son autorité, pour toutes les questions militaires, les chefs de wilayas et les commandements des frontières. Il est responsable de l’instruction militaire des cadres et des camps de repos Il nomme sur proposition des conseils de wilayas, les officiers subalternes jusqu’au grade de capitaine inclus. Il a la responsabilité de la police militaire dans les zones qui seront déterminées ultérieurement en accord avec le Comité interministériel de guerre. Il dispose d’un service de santé militaire qui exerce son activité dans des zones déterminées. Il doit fournir régulièrement des rapports au Comité interministériel de guerre3.
Le poids de l’EMG se fait de plus en plus sentir avec la montée en puissance de l’Armée des frontières stationnée en Tunisie et au Maroc qui comptera en mars 1962, date de la signature du cessez-le-feu, près de 40 000 hommes. Au contraire, les maquis de l’intérieur soumis aux opérations successives du général Maurice Challe dépérissent et s’étiolent. Les quelques milliers de combattants qui survivent sont obligés de se cacher et de fuir. La base sociale du pouvoir militaire change radicalement : aux maquisards volontaires de l’intérieur succèdent des soldats professionnels basés à l’extérieur du pays.
Les désaccords publics entre le GPRA et les chefs de l’Armée des frontières se multiplient jusqu’au cessez-le-feu du 19 mars 1962. L’autorité gouvernementale est souvent ouvertement bafouée et les bouderies des chefs de l’EMG deviennent un rituel politique… Le 1er septembre 1962, les troupes de Boumediene écrasent en quelques heures, à coups de canon les derniers partisans d’une wilaya esseulée, la IV. La messe est dite. Les militaires algériens rentrent au pays et s’installent officiellement au pouvoir. Ils ne le quitteront plus.
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