Au détour d’un article du "Monde" de ce jour, je lis qu’il a fallu attendre 2007 pour que la France livre les cartes des mines déposées par l’armée française le long des 460 km avec la Tunisie et des 700 km avec le Maroc : plusieurs millions de mines qui ont fait des centaines, voire des milliers de morts depuis l’Indépendance (enfants, bergers). Comme l’Algérie a mis dix ans pour procéder au déminage (des mines seraient encore profondément encastrées), il aura fallu 55 ans pour régler un problème pour lequel la France n’a aucune excuse d’avoir tant tergiversé (après la guerre de 39-45, la France a pu déminer les mines de la Wehrmacht grâce aux cartes fournies aussitôt par l’URSS qui les avaient récupérées). YF
La guerre après la guerre. La fin des opérations de déminage lancées en 1963
Il y quelques jours, l’APS annonçait la fin des opérations de déminage concernant les mines datant de la guerre d’indépendance. 55 ans après la fin d’une guerre durant laquelle on estime que 11 ou 12 millions de mines ont été posées.
Selon le directeur de la communication de l’État-Major de l’ANP :
« L’achèvement de l’opération de déminage couronne plus de 50 années d’efforts continuels et de travail sur le terrain pour l’éradication définitive du fléau des mines de notre pays, ce qui a permis la destruction de 8.854.849 mines. »
Il y a une forte émotion à penser que cette guerre —qui a une si grande place dans les imaginaires de certains d’entre nous (et dans nos vies professionnelles, quand on s’en est fait l’historienne)— a continué de tuer jusque que très récemment, faisant d’anachroniques blessés et invalides dont certains sont si jeunes qu’ils n’ont pas connu le conflit. Et qu’il a fallu tant de travail pour nettoyer de sol du pays d’armes qui ont continué à faire la guerre après la guerre. Le porte-parole de l’État-major a poursuivi :
« ce fléau hérité de la période coloniale […] a coûté la vie à des citoyens innocents et causé des milliers de victimes tout au long des bandes frontalières Est et Ouest du pays, que ce soit durant la période coloniale ou même après l’Indépendance, et confirme une fois encore le professionnalisme et la compétence caractérisant les unités spécialisées chargés de cette mission délicate »
Dans la dernière phase de la guerre d’indépendance, l’armée française avait coupé les maquis de l’intérieur du pays des bases de l’extérieur, au Maroc et en Tunisie, par la construction de lignes dites « Challe » et « Morice » le long des frontières nord du pays. Associant lignes électrifiées, barbelés et champs de mines, elles devaient empêcher le ravitaillement des maquis. Couplées avec les grandes opérations (Turquoise, Topaze et autres Jumelles), elles permettaient de liquider les combattants, au sens fort du terme. Rappelons que c’est l’époque où sont mises en place de vastes zones interdites, desquelles la population est chassée, pour assécher les maquis. L’impact de toutes ces mesures sur le peuplement du pays, sur l’agriculture, sur l’environnement, les troupeaux et la végétation est donc colossal, et joue sur les circonstances de la fin de la guerre.
Je n’avais pas réalisé que les opérations de déminage duraient toujours, et leur fin, annoncée en avril dernier, m’a donné envie de plonger dans les notes et les archives que j’ai pu consulter sur ce sujet. On ne se refait pas lorsqu’on est historienne. J’en tire l’esquisse d’une histoire du déminage permet de traverser l’histoire contemporaine du pays.
La guerre après la guerre
Dès le mois de mars 1962, lors de la signature du cessez-le-feu, les autorités algériennes alors basées à l’extérieur mesuraient l’étendue du problème : les réfugiés étaient nombreux, ils devaient pouvoir rentrer chez eux, mais leurs villages étaient bien souvent détruits et inhabitables. Les diplomates américains rendent compte d’une discussion qu’ils ont eu le 26 mars 1962 avec le responsable du bureau du FLN à New York, Abdelkader Chanderli, qui parle alors au nom du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) :
In discussing the refugee situation Chanderli said that it may well be decided to delay the return of refugees from Morocco and Tunisia. Many of the areas from where they came have been extensively mined. Removal of this hazard might take months to complete depending on whether French Army mine-laying plans were made available. It was therefore considered best to hold the refugees where they are until they could return with real prospects of reactivating their farms and rebuilding homes.1
[Discutant la situation des réfugiés, Chanderli dit qu’on pourrait décider de repousser le retour des réfugiés au Maroc et en Tunisie. Bien des régions dont ils sont originaires ont été complètement minées. La suppression de ce danger pourrait prendre des mois selon si les plans des champs de mine de l’armée française sont ou non rendus disponibles. On a donc considéré qu’il valait mieux de maintenir les réfugiés où ils sont en attendant qu’ils puissent revenir avec de réelles perspectives de relancer leurs exploitations et de reconstruire leurs maisons.]
On le sait donc aujourd’hui, ce ne sont pas quelques mois qui auront été nécessaires à l’achèvement du déminage mais 55 ans. Les réfugiés quant à eux n’ont pas attendu si longtemps, et l’idée de les faire rester sur place a vite été abandonnée.
Mais de fait, conformément aux propos de Chanderli, les accidents touchant les civils (souvent les bergers et les enfants, mais en réalité toute la population) se sont multipliés dès que les populations sont rentrés dans les anciennes zones interdites et les zones frontières. Ils n’ont cessé que très récemment, comme en témoignait régulièrement la presse algérienne.2
Face à un tel danger, et dans les bouleversements de l’année 1962, les rumeurs les plus folles circulent. On dit qu’on aurait utilisé les harkis pour déminer. L’une des sources citées pour valider ces rumeurs est un rapport du Comité internationale de la Croix Rouge (CICR), citée notamment par Fatima Besnaci-Lancou et à sa suite, par Pierre Daum.3 Elle m’a sauté aux yeux, car —je vous l’ai peut-être déjà dit— j’ai eu l’occasion de travailler dans ces mêmes archives récemment. J’ai retrouvé sans mal le fameux « rapport de mission en Algérie » pour la période 19-25 février 1963. Or, ce qui me frappe en relisant le rapport, c’est l’incertitude avouée de leurs auteurs, qui ne cachent pas essayer simplement à cette date de réunir tous les « on-dit » collectés sur le sort des harkis (toutes précautions qu’ignorent ceux qui les citent). Le but du CICR, en ce mois février 1963, est de préparer une mission à venir. Ce document n’est donc pas un rapport après enquête, mais un assemblage de ce qui se dit pour enquêter.4 En février 1963, le CICR négocie avec les autorités algériennes le périmètre de la mission à venir. Après la rencontre avec Ben Bella le 21 février 1963, ce périmètre est enfin défini : le CICR travaillera uniquement sur la question des disparus « européens » et sur la situation des harkis, au cours d’une mission se poursuit jusqu’à la fin du mois d’août 1963. (Je ne vous cache pas que le périmètre ainsi négocié m’a troublée, car il exclut de fait tous les disparus algériens de la guerre et de la période transitoire. Qui allait parler pour ces morts-là, alors que leur nouvel état était trop occupé à assurer la survie des vivants pour enquêter sur les morts ?) Une fois la mission effectivement lancée, en juin 1963, le même Samuel Gonard qui avait rédigé le premier rapport porte désormais un tout autre regard sur la question des déminages, et sur les rumeurs « qui varient de semaine en semaine »:
M. Gonard cite à titre d’exemple le fait que le bruit a couru qu’on employait à nouveau des Harkis, au risque de leur vie, aux opérations de déminage le long de la frontière marocaine. Il a pu constater par lui-même la fausseté de ces allégations.5
Cela invalide donc le rapport précédent, dont on ne trouve plus de trace dans le rapport final de la mission par exemple. Entendons-nous bien: il ne s’agit pas de dire que de tels cas n’ont en aucun cas pu exister : les accords d’Évian qui empêchaient le retour des autorités algériennes (GPRA et ALN) sur le territoire algérien, créaient une autorité provisoire qui s’ajoutait à l’autorité française ; ils permettaient dans le même temps le retour des réfugiés et des maquisards survivants. Nul doute que dans un territoire morcelé en situations très différentes, selon le lieu, les circonstances et les situations locales, et alors que l’Organisation armée secrète (OAS) ajoutait au chaos sa propre violence tous azimuts, il y ait eu des phénomènes de vengeance et de violence révolutionnaire qu’il convient de décrire de façon précise.6 Cela rappelle néanmoins à quel point il faut être prudent en utilisant des sources portant sur une période marquée l’intense circulation de rumeurs et de fausses informations.
Ce que révèle toutefois la plongée dans ces archives, c’est la guerre après la guerre, qu’on ne peut comprendre qu’en la prenant dans sa globalité. Le contexte est bien loin d’être pacifié, car le retour à la paix ne se décrète pas d’un jour à l’autre. La tension est encore très grande jusqu’à l’été et même jusqu’à la fin de l’année. L’OAS tue quotidiennement ; les mines abandonnées aussi, et sans surprise, rumeurs et anxiétés se focalisent sur ces champs de mines meurtriers.
En décembre 1962, le journaliste du Monde André Pautard raconte ce retour des réfugiés à Souk Ahras dont, dit-il, la population a doublé entre mai et décembre 1962, et 60 000 nouveaux habitants se sont installés dans l’arrondissement :
Lorsque le cessez-le-feu eut rouvert les portes du barrage, on assista à un reflux : emportant avec eux quelques hardes, un maigre bétail et peu ou pas d’argent, les réfugiés algériens rentrèrent dans leur pays. Entre la ligne Morice et la ligne Challe s’étendait une large bande de terrain où, quelques années auparavant, ils cultivaient leurs champs. Sillonnées de réseaux électriques, minées, ces terres demeurent interdites, et ceux qui ont pu se réinstaller sur le territoire de leur douar ne peuvent les travailler.7
Le déminage est une opération urgente, mais son coût est énorme, alors que tout n’est qu’urgence dans le pays :
Depuis le mois de juin, près de trois cents réfugiés ont été hospitalisés à Souk-Ahras pour subir une amputation, après avoir sauté sur une mine. Les uns ont perdu une jambe, les autres un pied ou un bras, d’autres encore ont reçu des éclats dans les yeux et sont devenus aveugles. Ce sont pour la plupart des jeunes gens qui essayaient de gagner quelque argent en récupérant précisément les fils de fer barbelés de l’ancien barrage électrifié, ou encore qui, témérairement, essayaient de dégager les mines pour en vendre le plomb et le cuivre. À Souk-Ahras, on ne tente pas de placer des prothèses sur les moignons : on ampute le membre. Aussi croise-t-on fréquemment dans les bidonvilles de ces éclopés s’appuyant maladroitement sur des béquilles.
La zone du barrage, en effet, n’est pas encore déminée : au départ des troupes françaises, les plans de minage dressés par les soins du génie militaire ont été généralement remis aux autorités algériennes. Mais celles-ci ne disposent pas de techniciens en nombre suffisant pour effectuer le déminage.
De plus, sous l’action des pluies, les terres ont glissé, entraînant les mines, si bien qu’actuellement bon nombre de plans sont périmés…
Il faudrait, pour assainir le barrage algéro-tunisien, de gros crédits et de longs délais : une société italo-allemande a été pressentie, qui réclame 2 milliards d’anciens francs. En attendant, les panneaux à tête de mort plantés un peu partout par l’armée française continuent de jalonner les pistes du djebel interdit.8
Les morts et les blessés qui sautaient sur des mines se sont multipliés. Au cours d’un entretien, un témoin me racontait les premières années de l’indépendance :
J’ai travaillé à Bir al-Ater, à frontière tunisienne, j’y ai vu des choses inimaginables pour moi à l’époque. […] Bir al-Ater [auj. wilaya de Tebessa], c’est une zone où les gens ont vécu la guerre de libération juste à côté de la ligne Morice. D’ailleurs à l’époque, ils faisaient de la contrebande, et y’en avait encore beaucoup qui mourraient là-bas. Qui éclataient sur les bombes. C’était pas du tout déminé.9
Les premières équipes de déminage de l’après-guerre ont été créées en 1963, équipées et formées en collaboration avec les soviétiques, pour travailler aux frontières10. L’expérience de plusieurs années des démineurs russes a mis en poème, « Souvenirs d’Algérie », par Evgenij Aronovich Dolmatovsky. Sur une musique de Vano Muradeli, c’est devenu un chant des Sapeurs. Le texte, qui daterait de 1964, raconte les souvenir des opérations de déminage en Algérie.11 La vidéo suivante est illustrée de photos de l’époque :
Déminage en temps de guerre
Ce n’était pourtant pas la première fois que l’armée algérienne se formait au déminage. A l’époque de l’Armée de Libération nationale, durant la guerre, on formait déjà des soldats au déminage pour leur permettre de franchir les frontières et de rentrer dans le pays. Au camp de Kebdani au Maroc —qui pouvait accueillir 2000 hommes—, une section du barrage frontalier ait été entièrement reconstituée dans le camp pour permettre la formation.12 L’affectation dans une unité chargée du déminage était considérée comme l’une des plus dangereuse. Ainsi, Mohamed Kamel Eddine Abdelwahad raconte-t-il son affectation, le 15 avril 1961, une section de déminage au niveau de la ligne Morice, à la frontière marocaine : « Je venais d’être nouveau condamné à mort parce que je ne pensais pas pouvoir réchapper aux mines. »13 Malgré la forte mortalité, c’est ce travail qui permet de soulager l’asphyxie des maquis, de faire entrer des armes, d’évacuer des blessés, et d’organiser un semblant de relève.
Quant à Abdelmalek Ouasti (1943-2009), il est affecté à la zone frontalière du nord-ouest du pays, en zone interdite. Ses mémoires sont marquées par la tension d’une vie où le moindre faux pas peut vous être fatal.14 Ce n’est pourtant pas la mort elle-même qui fait peur, car « chacun de nous sait trop bien qu’il est là pour cela. L’idée de mourir ne l’effleure guère, car elle est si naturelle que l’esprit ne s’y attarde pas. » Mais imaginer mourir dans un champ de mine, c’est autre chose. C’est imaginer son corps déchiqueté :
Beaucoup d’entre nous souhaitent mourir d’une balle. Ils le disent souvent. Le corps reste entier et l’on n’endure pas sa propre mort. Pas de souffrance. Pas de conscience de la fin… finir en morceaux est horrible et nous finissons invariablement déchiquetés par une mine ou bien brisés par un obus. Aucun être vivant ne devrait mourir ainsi. Pas même une bête ou une plante […]
La zone interdite est minée. Les abords du réseau barbelé sont parsemés d’engins de toute sorte savamment piégés. Un geste inconsidéré, une fraction de seconde d’inattention et voilà un effarant cercle de feu et de fer qui soulève le sol. Il ne restera que des débris de celui ou de ceux qui se sont retrouvés à l’intérieur de ce cercle.15
Vu le dispositif des lignes, les moyens de déminage de l’ALN sont sommaires : quelques bengalores, des tuyaux de plomb remplis de plastic glissés nuitamment, qui, en explosant, font sauter les mines et les barbelés et permettent un passage. A la fin de la guerre, Abdelmalek Ouasti participe encore au déminage du port d’Oran, et à celui de divers bâtiments administratifs de la ville, piégés par l’OAS, avant de poursuivre une carrière de journaliste.
55 ans de déminage
Après l’indépendance, les opérations de déminage lancées en 1963 se sont poursuivies jusqu’en 1988, période durant laquelle plus de 7 millions de mines auraient été détruites.16 Rien n’est dit de la raison de l’interruption des opérations en 1988, mais on peut imaginer que les coupes budgétaires des années 1980 n’y sont pas étrangères, et qu’avec le début de la Décennie noire, l’effacement de ce qui restait encore des traces de la « guerre d’avant » n’était plus une priorité.
Les opérations n’ont ensuite repris qu’en 2004, suite à l’adhésion de l’Algérie de la convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel en 2000. C’est cette seconde phase qui s’achève aujourd’hui et met un point final au déminage des zones minées durant la guerre d’indépendance. Elle a fait de l’Algérie un pays en pointe pour le déminage humanitaire, qui a notamment accueilli en 2014 la troisième conférence du programme arabe sur les actions de déminage humanitaire du Centre International de Déminage Humanitaire (GICHD).
La convention d’Ottawa prévoit que les signataires s’engagent notamment
– à ne jamais employer, mettre au point, produire, stocker ou transférer des mines terrestres antipersonnel et à ne pas aider toute autre partie à mener ces activités ;
– à détruire dans les quatre ans tous les stocks de mines antipersonnel ;
– à éliminer dans les dix ans toutes les mines antipersonnel posées
Ils doivent également remettre au Secrétaire général de l’ONU un rapport annuel sur l’avancement des travaux, rapport que l’on retrouve sur le site de l’ONU. Chaque année, le rapport algérien fait donc le bilan des terres déminées et restituées au fur et à mesure aux communes. Chaque restitution semble avoir donné lieu à des cérémonies et des festivités. Les dernières années, elles se sont accompagnées de plantation d’arbre dans les trous laissés par les mines. Le dernier rapport, celui de 2016, présente l’ensemble les mesures prises pour se conformer à la Convention. L’action principale a consisté à déminer les champs de mines datant de la période coloniale.
Au moment de la ratification de la Convention [en 2000], l’Algérie se trouvait dans un contexte post-conflictuel assez lointain. Plus de 40 ans nous séparaient de la fin des hostilités et, partant, de la pose des premières mines antipersonnel. Cependant, les risques d’accidents du fait des mines subsistaient toujours […].
La quantité restante était de 3 000 000 de mines posées, soit 1 mine par habitant des régions frontalières selon une estimation établie en rapportant la surface restant à déminer à la densité moyenne de pose constatée. Les emplacements initiaux des mines avaient, probablement, changé de place du fait de l’action de certaines conditions climatiques comme le ruissèlement des eaux et les vents. De plus, les profondeurs de ces emplacements étaient plus importantes car la mine, naguère posée à même le sol, s’est, inévitablement, recouverte de sédiments au cours du temps.
De façon éparse, de nombreux autres lieux ont pu être minés, loin des frontières durant la guerre. Le rapport insiste sur ce contexte particulier du début des années 2000, alors que le pays sortait à peine d’une décennie de nouvelles violences, soulignant qu’effacer les traces —mêmes meurtrières— de la guerre d’indépendance, a pu paraître un temps moins urgent :
Du fait de sa localisation en certains endroits, le long des frontières avec le Maroc et la Tunisie et des longs travaux de nettoyage intensif et systématique déjà entrepris, la menace a été estimée comme étant résiduelle. Elle était toujours d’actualité, mais sa manifestation était de moins en moins dramatique. Elle était, surtout, sans commune mesure avec la menace, actuelle et plus dramatique, par engins explosifs improvisés utilisés par les hordes terroristes. C’est donc dans un contexte chargé, caractérisé par une lutte contre les activités terroristes, désormais de plus en plus déclinantes, que l’armée algérienne, en charge exclusive du nettoyage des zones minées, allait dégager et déployer des unités spécialisées pour permettre à l’Algérie d’honorer son engagement international ; conciliant, par-là, les impératifs sécuritaires de la lutte contre le terrorisme avec ceux, humanitaires, véhiculés par la Convention d’Ottawa.17
Mais la convention d’Ottawa implique également de détruire les stocks de mines détenus par l’armée elle-même. Lors du lancement des opérations en 2004, une cérémonie officielle est d’ailleurs organisée à Hassi Bahbah, en présence du Président de la République. Un parterre d’officiels et de militaires assiste alors à une première explosion de matériel militaire en vue de sa destruction.
La dernière dimension de l’application de la convention d’Ottawa, c’est la destruction des mines posées par l’armée algérienne elle-même autour de sites précis durant la Décennie noire, au sujet de laquelle le rapport indique :
Compte tenu de la situation qui prévalait dans les années quatre-vingt dix, la pose de champs de mines antipersonnel comme mesure de protection passive autour de certains sites sensibles et autres pylônes de haute et de très haute tension a été rendu nécessaire […] tant ils constituaient des cibles privilégiées des groupes terroristes. La pose de ces champs a été exécutée en 1994 et 1995, soit avant l’avènement de la Convention d’Ottawa. En application de la Convention d’Ottawa, il a été décidé de procéder au déminage de tous ces sites qui sont localisés au nord du pays. Ainsi, sur le territoire de la 5ème Région Militaire, qui se trouve au Nord Est du pays, l’opération de déminage du site a été exécutée et s’est soldée par la destruction de la totalité des 499 mines posées.
L’opération a été menée du 20 au 23 février 2000. Sur le territoire de la 2ème Région Militaire se trouvant au Nord-Ouest du pays, les 9172 mines antipersonnel posées sur neuf (09) sites ont été détruites durant la période allant du 03 juin au 17 juillet 2005. Sur le territoire de la 1ère Région Militaire se trouvant au centre du pays, 6038 mines ont été posées sur cinq (05) sites. Un de ces sites a été nettoyé le 06 avril 2000, un autre le 1er août 2004, un 3ème le 27 mai 2006, le 4ème le 14 juin 2007 et le 5ème le 28 avril 2011. L’ensemble des mines posées, au nombre total de 15 907, a été détruit et les 15 sites de pose entièrement nettoyés.
Ce déminage-là aurait donc été extrêmement rapide et n’aurait posé aucun problème particulier. Cela s’explique sans doute par le caractère plus récent du conflit, et l’existence d’une documentation (ou d’une mémoire) concernant la création des champs de mine. Ce n’est pas le cas des mines de la période coloniale.
En effet, ce n’est qu’en octobre 2007, qu’au terme d’une visite officielle de quatre jours à Alger, le chef d’état-major des forces armées françaises remettait enfin les plans des mines antipersonnel posées entre 1956 et 1959. « L’Algérie réclamait ces plans depuis l’indépendance du pays, en 1962 », lit-on dans Le Monde.18 La résolution de cette question était due à l’intervention de Raymond Aubrac, auteur d’une mission de bons-offices. Raymond Aubrac insistait d’ailleurs sur le caractère tardif de cette remise, alors même que la France, elle, avait bénéficié par le biais de l’Union Soviétique de la remise de documents de la Wehrmacht concernant la Seconde Guerre mondiale, plans qui avaient grandement accéléré le déminage.19
La rapidité des opérations dépendrait de l’obtention de ces plans, avait dit Chanderli en mars 1962, et il avait fallu 45 ans à l’armée française pour les remettre.
Au final, durant les deux phases de déminage, le rapport indique que 8 819 226 mines de la période coloniale ont été détruites, et « 59 858, 250 ha de terrains libérés ».
A la fin des travaux de déminage, le long des frontières, deux zones minées durant la guerre d’indépendance ont été conservées pour « servir de sites historiques et de lieux de mémoire ». L’une se situe à l’est, dans la commune d’el-Kouif (wilaya de Tebessa), et l’autre à l’ouest, à el-Menabha dans la wilaya de Bechar. Elles ont été déminées puis reconstituées à l’identique. A el-Kouif, sur une bande de 3 000 m2, on aurait enlevé quelques 927 mines, dont 8 mines bondissantes à fragmentation.
De l’aveu même des militaires en charge du déminage, il reste encore des mines de la période coloniale, enterrées par la sédimentation, déplacées par les pluies. 2 à 3 millions peut-être ? Elles feront d’autres victimes. S’y ajoutent les mines plus artisanales posées de façon dispersée par les groupes armés actifs durant la Décennie noire. Certaines sont régulièrement désarmées mais d’autres tuent encore.
Pourtant, la fin des opérations de déminage fait date. Symboliquement, les dernières portions de territoires sur lesquels les démineurs travaillaient encore ont été libérées de la guerre, et rendues à leurs habitants. Enfin, 55 années après la fin du conflit.
***
Techniquement si simple, film saisissant de René Vautier (15′, 1971). Un technicien coopérant raconte son travail technique, durant la guerre, consistant à poser des mines, et son retour à Souk Ahras, après l’indépendance. Il rencontre des démineurs, et des victimes de mines. « Ces gens-là, ils n’ont pas de tact », en conclue-t-il. (Il s’agit d’une fiction).20
- Department of State, memorandum of Conversation, March 26, 1962. Comments of FLN leaders on Algerians problems and developments. NARA, RG59, CDF60-63, box 1800, political affairs, French Africa. [↩]
- Pour une synthèse à ce sujet, voir notamment un article dans la presse française : Marie Verdier, « En Algérie, les mines françaises tuent encore », La Croix, 29 juin 2012. [↩]
- Besnaci-Lancou, Fatima. Des harkis envoyés à la mort: Le sort des prisonniers de l’Algérie indépendante. 1re éd. Paris: Éditions de l’Atelier, 2014. Daum, Pierre. Le dernier tabou. Les harkis restés en Algérie après l’indépendance. Alger: Koukou, 2015. Les deux auteurs affirment que 20 000 harkis auraient péri dans ces opérations, à partir d’une source unique et mal utilisée. [↩]
- Rapport de mission en Algérie (19 au 25 février 1963). CICR, B AG 251 008-020 Mission de Samuel Gonard, vice-président du Comité, de Jacques de Heller et de Roger Vust, du 19 au 25 février 1963, rencontre avec le président algérien Ahmed Ben Bella. [↩]
- Résumé du rapport présenté par M. le Commandant de corps S. Gonard en conseil de présidence le jeudi 27 juin 1963 sur sa mission en Algérie du 11 au 24 juin. CICR, B AG 275 008-001.01 Généralités 23.05.1956 – 06.10.1966 (2 dossiers 1re et 2de partie). [↩]
- Moumen, Abderahmen. « Violences de fin de guerre. Les massacres des harkis après l’indépendance algérienne [1962 – 1965] ». Fragments sur les Temps Présents, 25 septembre 2013. http://tempspresents.com/2013/09/25/abderahmen-moumen-massacres-des-harkis-apres-lindependance-algerienne-1962-1965/. [↩]
- André Pautard, « I. Plusieurs dizaines de milliers de réfugiés campent autour de Souk-Ahras », Le Monde, 12 décembre 1962. [↩]
- André Pautard, « II. Les emplois sont rares, les secours insuffisants, les soins rudimentaires », Le Monde, 13 décembre 1962. [↩]
- Entretien avec TG, né en 1948, Alger, 9 juin 2011. [↩]
- Byrne, Jeffrey. « The Pilot Nation: An International History of Revolutionary Algeria, 1958-65 ». Thèse de doctorat, LSE, 2011. Voir aussi la Revue de presse de la troisième conférence du programme arabe sur les actions de déminage humanitaire du Centre International de Déminage Humanitaire., p. 4. [↩]
- Merci à Akram Kharief de me l’avoir signalé. [↩]
- Arezki, Saphia. « De l’ALN à l’ANP : Les officiers algériens dans la construction de l’armée 1954-1991 ». Thèse de doctorat, Paris 1, 2014. [↩]
- « Témoignage de Mohamed Kamel Eddine Abdelwahab. En direction de la ligne Morice », Le Chélif, 12-18 novembre 2014, n°49. [↩]
- Ouasti, Abdelmalek. Le démineur. Anep. Alger: anep, 2003. [↩]
- Ouasti, Abdelmalek. Le démineur. Anep. Alger: anep, 2003. [↩]
- El Moudjahid, 22 octobre 2014. Voir aussi la Revue de presse de la troisième conférence du programme arabe sur les actions de déminage humanitaire du Centre International de Déminage Humanitaire. La conférence réunissait les experts de 13 pays. [↩]
- Extrait du Rapport sur la mise en oeuvre de la convention d’Ottawa relative aux mines antipersonnel (2016). [↩]
- Jean-Marc Manach, « Algérie: la France révèle l’implantation des mines antipersonnel posées pendant la guerre », Le Monde, 22 octobre 2007. [↩]
- Réunion plénière du mercredi 7 novembre 2007 de la CNEMA, la Commission nationale pour l’élimination des mines antipersonnel, France. [↩]
- Merci à Nejma Chloé Rondeleux de m’avoir indiqué ce document. [↩]
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