Le maire remettant à notre ambassadeur la médaille de la Municipalité de Palerme. D. R.
De Rome, Mourad R. – Malgré un emploi du temps surchargé, le maire de Palerme, Leoluca Orlando, a tenu à recevoir, ce jeudi, fait rarissime, l’ambassadeur d’Algérie en Italie, Ahmed Boutache, dans sa résidence officielle de Villa Niscemi, un geste hautement symbolique et une marque d’amitié spéciale réservée au représentant de notre pays.
En le présentant aux membres du Conseil municipal, le maire de Palerme a souligné que «l’Algérie, pour ceux de ma génération, a été et reste plus qu’un exemple, c’est un peuple qui, par sa lutte, son courage et sa vaillance, a marqué les esprits et forcé le respect». «Nous naissions libres et rêvions de devenir Algériens», a-t-il ajouté.
Pour sa part, l’ambassadeur Ahmed Boutache a remercié son hôte pour l’accueil plein d’égards pour sa personne et pour notre pays. Il a, par la suite, rendu hommage à la ville de Palerme qui, sous la gestion de Leoluca Orlando, multiplie les initiatives pour une Méditerranée unie dans sa pluralité, attentive au supplice des migrants et interpellant la communauté internationale sur l’importance d’une analyse globale du phénomène, sans oublier son rayonnement culturel, passerelle entre l’héritage hellénique de la Magna Grecia, la magnificence du patrimoine arabo-musulman, que l’on peut observer à chaque coin de rue, jusqu’à la modernité de nos jours.
De même, la rencontre a permis d’échanger des idées et des souvenirs et d’examiner nombre de questions d’intérêt commun portant, notamment, sur ce qui pourra être réalisé dans les mois à venir.
A cet effet, les deux hommes, après un long aparté, ont annoncé la constitution d’un groupe de travail mixte pour lancer des programmes de coopération économique ciblée, notamment dans le domaine des start-up, associant les jeunes des deux pays, de l’innovation technologique et de l’agroalimentaire.
Dans la foulée, l’ambassadeur Ahmed Boutache a proposé de jumeler les villes de Palerme et d’Oran, une éventualité acceptée avec enthousiasme par le maire de la ville du Sud italien qui a confié à son hôte que «toute initiative avec votre pays est un insigne honneur pour les Palermitains».
Un jumelage, a-t-on appris, qui pourra être scellé lors de la prochaine visite du président de la République italienne, Sergio Mattarella, à Alger, une visite qui était prévue initialement pour ce mois de juillet, mais qui a été reportée en raison des contraintes dues à la pandémie de Covid-19. Un jumelage, enfin, qui interviendra à quelques mois des jeux Méditerranéens qu’abritera la capitale de l’Ouest algérien.
Au terme de la rencontre, Leoluca Orlando a remis à l’ambassadeur Ahmed Boutache une médaille de la Municipalité de Palerme, la plus haute distinction réservée, a-t-il précisé, aux invités de marque.
Enfin, et avant de quitter la Sicile, le diplomate algérien a réuni des membres de notre communauté résidant dans l’île pour écouter leurs doléances, a fortiori en cette conjoncture difficile. Il s’est enquis de leurs problèmes par voie directe et également téléphonique, apportant son soutien à l’action louable de l’association Sabah, de Sabah Benziadi et de Mohamed Laouar, et assurant les présents que «tout sera fait» pour solutionner les questions administratives en suspens. Pour ce qui est des rapatriements des dépouilles de nos ressortissants, l’ambassadeur a rappelé que «c’est un engagement du président de la République lors de la campagne électorale» et que «l’Etat s’acquittera dorénavant des frais de rapatriement, au bénéfice de tous les citoyens algériens résidant à l’étranger».
Commentaire :
Anonyme
25 juillet 2020 - 11 h 29 min
L’Algérie de mon enfance était belle et accueillante,(J’ai 74 ans). Elle fût malmenée puis pillée à tel point qu’aujourd’hui elle n’est même pas capable de fabriquer des masques pour protéger ses enfants du virus qui sévit dans le monde Qu’Allah lui vienne en aide inchallah pour qu’elle redevienne l’Algérie de ma jeunesse
En 1962, lorsque l’Algérie devient indépendante au terme d’un conflit déchirant, près d’un million de Français d’Algérie doivent s’exiler. Quittant leur terre natale, ces hommes, ces femmes et leurs enfants arrivent dans une « patrie » que la plupart ne connaissent que très peu et où ils ne sont pas attendus. Qui étaient-ils ? Quelle était leur vie de l’autre côté de la Méditerranée ? Dans quelles conditions sont-ils revenus en France métropolitaine, comment sont-ils tant bien que mal parvenus à s’y intégrer ? A travers les témoignages de rapatriés, d’Algériens et d’historiens, retour sur l’histoire méconnue de ces « Pieds-noirs » d’Algérie.
La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Premier épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats.
Après deux impressionnants volumes consacrés à La Saga des intellectuels français 1944-1989 (Gallimard, 2018), François Dosse vient de livrer une monumentale biographie de Pierre Vidal-Naquet, Pierre Vidal-Naquet, Une vie (La Découverte).
Le grand historien y apparaît comme un combattant insatiable et vigilant de la justice et de la liberté, en particulier d’expression, de la Guerre d’Algérie… à l’adoption de la loi Gayssot.
La Guerre d’Algérie sera en effet son premier combat, ponctué de nombreux et courageuses prises de parole.
Rouge Toussaint
Ce seront, entre autres son ouvrage sur L’Affaire Audin qui sort en 1958, la co-fondation, en 1960, du journal clandestin Vérité-liberté, la signature du Manifeste de 121 sur le droit d’insoumission pour les appelés, ainsi que la publication de La Raison d’État, charge consacrée, en 1962, à la torture. Les liens avec Jérôme Lindon, mais aussi François Maspéro, seront essentiels.
Rappelons que, le 1er novembre 1954, en Algérie, la Toussaint est teintée de rouge. Des émeutes éclatent dans le pays, particulièrement en Kabylie et dans les Aurès, à l’instigation d’un « Front de Libération Nationale », organisation jusqu’alors inconnue, qui met en cause la présence française en Algérie et entend donner l’indépendance au pays. 70 attentats ont fait huit morts, quatre blessés, et d’importants dégâts matériels. Le MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, principale organisation nationaliste, est dissous, et ses militants sont pourchassés par la police et la gendarmerie. Un appel à la population est lancé par le gouvernement, qui parle d’« agitateurs » prétendant « déclencher la guerre civile ». La menace est sans ambiguïté : « Bientôt un malheur terrifiant s’abattra sur la tête des rebelles ». Il s’agit de faire régner « la paix française ». Dès lors, tous les sympathisants de la cause nationaliste algérienne vont être suspects, inquiétés et arrêtés.
Les membres des partis indépendantistes sont traités avec haine et violence : « Beaucoup de ces hommes, écrit Pierre Vidal-Naquet, furent torturés de la façon la plus abjecte. Contrairement à ce qui se passait d’habitude, et grâce notamment à l’action courageuse d’un avocat, Maître Pierre Stibbe, ces faits furent rapidement connus en France. »
Mitterrand
Des articles paraissent dans la presse, au début de l’année 1955. Claude Bourdet, dans France-Observateur dénonce ce qu’il appelle « Votre Gestapo d’Algérie ». François Mauriac, dans L’Express, publie « La Question » où il dénonce les méthodes employées par la police en Algérie. Le journal trotskiste La Vérité est attaqué en justice, en novembre, pour des propos sur la torture par des représentants de l’ordre français. Ces textes ont créé une vive émotion « sur le continent », et François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur, obligé de faire face, selon ses propres termes, aux « mauvaises, fâcheuses, détestables habitudes » de quelques fonctionnaires « gangrenés » ordonne une enquête sur le fonctionnement des services de police en Algérie. Après la chute du gouvernement Mendès-France, le 5 février 1955, Edgar Faure devient président du Conseil, le 23 février.
Le premier rapport officiel commandé par François Mitterrand est remis à Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie. Roger Wuillaume, inspecteur général de l’administration, en est l’auteur, et il s’est intéressé aux services de police pour leur activité au moment des événements de novembre 1954. L’enquête est édifiante : le passage à tabac, les violences sont pratiques courantes. Wuillaume est cependant prêt de demander à ses chefs de « couvrir » certaines attitudes « sous conditions ». On trouve sous sa plume quelques formules effarantes : « Par contre, les procédés du tuyau d’eau et de l’électricité, lorsqu’ils sont utilisés avec précaution, produiraient un choc, au demeurant plus psychologique que physique, et par conséquent exclusif de toute cruauté excessive. » Wuillaume va même jusqu’à parler de « l’utilité dans certaines conditions des sévices ». Un programme qui ne demande qu’à dépasser les conditions…
Escalade
En décembre 1955, le rapport de Jean Mairey, alors directeur de la Sûreté, sur le fonctionnement des forces de police en Algérie, sonne l’alarme. Ce haut fonctionnaire n’hésite pas à parler des bavures policières qui entachent les services algériens. On est très loin de la « paix française », l’armée se fait de plus en plus répressive. Tout en parlant des atrocités commises par des « fanatiques » nationalistes, Jean Mairey ne craint pas d’évoquer l’inconduite des forces françaises chargées du « maintien de l’ordre » et de la « pacification ». « Dans les excès, écrit Mairey, la police a sa part, l’armée la sienne. Chef responsable de la Sûreté nationale, il m’est intolérable de penser que des policiers français puissent évoquer par leur comportement les méthodes de la Gestapo. De même, officier de réserve, je ne puis supporter de voir comparer les soldats français aux sinistres SS de la Wehrmacht ».
La censure s’installe en même temps que la guerre et la torture. Le 3 avril 1955, est instaurée une loi qui déclare l’état d’urgence, et donne pouvoir à toutes les autorités administratives de « prendre les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Le premier livre visé par la censure est l’ouvrage de Colette et Henri Jeanson, publié aux Editions du Seuil en décembre 1955, et faisant l’objet d’une ordonnance de saisie le 14 janvier 1956 « sur arrêté du préfet d’Alger pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État ». Le livre tient des propos qui ne peuvent qu’effrayer les partisans de l’Algérie française : « Ce n’est pas être défaitiste, ni anti-français, que de vouloir regarder en face une situation où se trouve inscrite pour la France, et depuis un certain temps déjà, sa totale défaite ». Le livre de Jeanson concourt à l’engagement de français aux côtés des indépendantistes algériens.
En 1956, la guerre franchit un nouveau stade. Le 12 mars, l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux, et c’est l’envoi du contingent en Algérie, l’intensification de la guerre, de son cortège de souffrances. Des membres du FLN sont condamnés à mort, exécutés. Les attentats et embuscades se suivent : l’escalade de la violence est terrifiante. Aux massacres d’européens répondent fusillades, pillages et viols. En juin, le FLN lance une offensive à Alger. C’est le début de la bataille d’Alger, où bombes et attentats vont se succéder à un rythme infernal. Pour le pouvoir français en Algérie, il s’agit d’arrêter des terroristes. Quelques Français se souviennent alors que, entre 1940 et 1944, les résistants à l’oppression nazie étaient, eux aussi, appelés terroristes.
Chronique Juridique
Emmanuel Pierrat
Emmanuel Pierrat est avocat au Barreau de Paris et écrivain. Il codirige avec Sophie Viaris de Lesegno et Sirma Guner le cabinet Pierrat & Associés, qui compte une douzaine d’avocats. Emmanuel Pierrat est spécialiste en droit de la propriété intellectuelle. Il a été membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris et du Conseil National des Barreaux. Il est Conservateur du Musée du Barreau de Paris. Il écrit dans Livres Hebdo depuis 1995. Emmanuel Pierrat a publié de nombreux ouvrages juridiques sur le droit de l’édition et le droit du livre, ainsi que d’essais et livres illustrés sur la culture, la justice, la censure et la sexualité. Il est l’auteur de romans et récits parus notamment au Dilettante et chez Fayard. Il a traduit, de l’anglais, Jerome K. Jerome et John Cleland, ainsi que, du bengali, Rabindranath Tagore. Emmanuel Pierrat collectionne les livres censurés et notamment les curiosa. Il est Président du Prix Sade et du Pen Club français, organisation d’écrivains internationale fondée en 1921. Il préside également le Comité des Écrivains pour la Paix du Pen International.
En janvier 1957, le général Massu et ses parachutistes (10e D.P.) reçoivent du super-préfet d’Alger les pouvoirs de police. Tout est permis aux hommes de Massu. Les arrestations sont de plus en plus nombreuses, la torture de plus en plus fréquente. Le 19 mars, une note de service de Massu invite « toutes les âmes inquiètes et désorientées » à user de « méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires » dans la lutte contre le « Communisme International et ses intermédiaires ». Sous couvert du sermon d’un aumônier, le sabre et le goupillon justifient l’emploi de mesures extrêmes, de sévices corporels et de tortures : « un interrogatoire efficace sans sadisme ». Le général Massu vient d’ailleurs de déclarer : « (…) je demande qu’on me dise où commence la torture ».
Ces éléments d’atrocité sont confirmés dans un texte anonyme déposé en avril 1957 dans les casiers des officiers de l’état-major de la 10e D.P., que Pierre Vidal-Naquet attribue au Colonel Trinquier et au R.P. Delarue, aumônier-parachutiste. « Entre deux maux, choisir le moindre », est-il proclamé. La sécurité et l’ordre doivent, est-il expliqué, passer par des moyens d’urgence : « Faire souffrir n’est pas « torturer », - quelle que soit l’acuité, la dureté de la douleur - pour autant qu’on n’a pas le choix, pour autant que cette douleur est proportionnelle au but que l’on doit atteindre ». Le moindre des maux, l’homme contre l’homme, la torture est banalisée.
Sévices
L’année 1957 est l’année des grandes révélations sur la torture : témoignages d’appelés, articles dans la presse, parution aux éditions du Seuil de Contre la torture de Pierre-Henri Simon. Un rapport de Maurice Garçon, en juin 1957, sur la situation à Alger conclut à l’utilisation de la torture dans ses aspects les plus tristement célèbres, électricité et eau : « Il est incontestable que des sévices ont été exercés, de sang-froid, au cours des enquêtes préalables aux instructions judiciaires, tant par les services de police que par les organisations militaires. Ces sévices sont particulièrement caractérisés par l’emploi de décharges électriques et des projections d’eau jusqu’à la suffocation ». Maurice Garçon conclut son analyse en apportant une touche d’espoir : « (…) [les témoins entendus] nous ont ajouté que, depuis un mois environ, une grande amélioration s’était produite ». Le rapport que signe Maître Garçon est daté du 12 juin 1957. Le même jour, Henri Alleg est arrêté.
Gestapo
Henri Alleg a été directeur d’Alger républicain, « seul quotidien ouvrant ses colonnes à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne », interdit de parution en septembre 1955. Alleg, membre du Parti Communiste algérien, multiplie tentatives et démarches pour essayer de faire reparaître son journal, mais en vain. La tension devenant de plus en plus vive, les menaces d’internement de plus en plus pressantes, Alleg décide de passer à la clandestinité en novembre 1956. Activement recherché, comme la plupart des membres du PC algérien, Alleg est arrêté, le 12 juin 1957, par les parachutistes de la 10e D.P., qui l’enferment à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Il y séjourne un mois entier, soumis à des conditions de détention atroces. Il est torturé, à l’eau, au feu et à l’électricité. Il tient le choc, préparé à l’idée de la torture lorsqu’il vivait dans la clandestinité, mais aussi, écrit-il dans La Question, « Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder devant ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo ».
Fin août 1957, Alleg est transféré à « Barberousse », une prison d’Alger. Il décide d’écrire le récit des sévices qu’il a endurés. Le manuscrit arrive en France grâce à la complicité de ses avocats. D’abord proposé aux éditions Julliard, le récit d’Alleg se retrouve entre les mains de Jérôme Lindon, qui a expliqué les conditions de publication de l’ouvrage à Benjamin Stora : « Je reçois Madame Alleg qui m’apporte le manuscrit « Interrogations sous la torture ». Je m’interroge sur la publication, sur les moyens de savoir si cela va marcher. De toute manière, à cause des noms cités, des officiers impliqués, je vais être mis en difficulté, attaqué en justice. Un procès aura lieu à Alger, je serai condamné, avec le risque de la faillite financière, la mise au chômage des personnes qui travaillent avec moi et les jeunes auteurs privés d’un éditeur. Mais en même temps je me dis : ce livre est vrai, c’est du domaine de l’écriture, c’est une écriture qui ne ment pas. Je prends, seul, la décision de le publier ».
Sartre et Mauriac
Le 12 février 1958, La Question (c’est Lindon qui a rebaptisé l’ouvrage) est diffusé pour la première fois au cours d’une conférence de presse du Comité Maurice Audin. 60 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines. « Alleg, écrit Jean-Paul Sartre, a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ». Mauriac ne manque pas de signaler dans son « Bloc-notes », le 27 février les qualités de l’ouvrage « témoignage sobre ». Le livre a déjà un impact considérable, lorsqu’il est l’objet d’une saisie, le 27 mars. Celle-ci se fait au nom de l’article 30 du code de procédure pénale, qui permet au préfet de bloquer, à titre provisoire, les ouvrages délictueux constituant une atteinte à la sûreté de l’Etat.
Cet article, associé à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la provocation des militaires à la désobéissance a été fréquemment utilisé au cours de la guerre d’Algérie. La Question a cependant continué d’être diffusé, notamment dans Témoignages et documents, son interdiction ayant également fait l’objet d’une « adresse solennelle à Monsieur le Président de la République » signée par Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre. Ils demandent que « la lumière soit faite dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg » et sommant « les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture. »
Livre-choc, La Question est le symbole du récit d’une guerre d’Algérie que les différents pouvoirs, de gauche comme de droite, ont toujours essayé de masquer. Après la parution de ce livre, la censure va de plus en plus resserrer son étau, même si, comme le fait remarquer Benjamin Stora, les éditeurs se trouvent confrontés à « l’incohérence de l’attitude des censeurs, confrontés à un état de guerre que l’on se refuse à qualifier clairement ».
Lindon et Maspéro
Les deux éditeurs ayant subi les interdictions les plus nombreuses ont sans aucun doute été Jérôme Lindon, pour les éditions de Minuit, et François Maspéro, pour sa maison d’édition éponyme. Entre 1958 et 1962, vingt-cinq livres sont saisis, dont treize édités par Maspéro. Le critère essentiel de saisie est la critique de l’armée dans sa méthode d’intervention en Algérie, toujours qualifiée de « pacification ». Il ne convient donc pas de traiter dans un ouvrage de la torture, des crimes de l’armée française, de la colonisation, des harkis, des militants du FLN condamnés à mort, des procès falsifiés par une justice aux ordres d’un Etat tyrannique, de la désertion considérée comme un salut public… Cependant, si les ouvrages sont saisis, les procès n’ont pas nécessairement lieu, et leur instruction peut s’étendre à des délais infinis. « En fait, déclare Jérôme Lindon, si je me retrouvais inculpé pour chacun des livres saisis, l’instruction n’allait jamais jusqu’au bout. Un seul procès a eu lieu, pour le Déserteur ».
Publié en 1960 sous le pseudonyme de Maurienne, le récit est l’œuvre de Jean-Louis Hurst, qui se retrouve inculpé, en compagnie de Jérôme Lindon, d’infraction à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation de militaires à la désobéissance. Le procès a lieu en décembre 1961, et pour démontrer la démarche coupable de l’éditeur, s’en réfère à une « ligne générale » des éditions de Minuit. Le Syndicat national de l’Edition se déclare solidaire de Jérôme Lindon. René Julliard, Claude Gallimard, Roland Laudenbach témoignent en faveur de Lindon. Le procès intenté à l’éditeur, procès de tendance destiné à « punir » un esprit réfractaire, encourt de ce fait la cassation, après une condamnation à une amende. François Maspero peut légitimement s’interroger sur la finalité des saisies et inculpations : ne s’agissait-il pas d’un moyen pour étouffer, financièrement, une maison d’édition ? Mais le livre est-il le moyen le plus efficace pour lutter contre la barbarie ? Jérôme Lindon se demande, lorsqu’il témoigne au procès du réseau Jeanson, le 20 septembre 1960 : « Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée, que d’autres ont menée avant moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte contre la torture, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est restée dans le strict domaine de la légalité ». Les poursuites ne sont levées qu’après la loi d’amnistie du 22 mars 1962. Mais la guerre d’Algérie n’était pas encore finie.
La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Troisième épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats, notamment le négationnisme et la Shoah.
L’impressionnante biographie que François Dosse a consacrée à Pierre Vidal-Naquet - Pierre Vidal-Naquet, Une vie (La Découverte) – permet aussi de rappeler qu’il a été à la manœuvre quand il s’est agi de lutter contre les négationnistes.
Il ne faut jamais oublier que son père, Lucien, a été exclu du barreau de Paris, en 1942, parce qu’il était juif et est mort à Auschwitz après avoir été arrêté avec son épouse Marguerite, en 1944. Et je conserve au Musée du Barreau de Paris la correspondance, non censurée par les nazis car confidentielle par nature, adressée au Bâtonnier lors de ces deux années.
Les positions de l’historien qu’était Pierre Vidal-Naquet ont été relatées, en creux, par Valérie Igounet, auteure, en 2000, d’une Histoire du négationnisme (Le Seuil) et d’un essai, en 2012, intitulé Robert Faurisson, portrait d’un négationniste (Denoël). François Dosse les remet en lumière.
Négationnisme
Différentes voies sont utilisées pour limiter la liberté d’expression en vue d’empêcher les propos négationnistes. Avant de les énumérer rappelons que tous les systèmes juridiques permettent de limiter la liberté d’expression en cas d’atteinte à l’honneur et sanctionnent la fausse affirmation consciente d’un fait si elle porte atteinte à l’honneur. La première voie consiste à incriminer sous couvert de la répression de la « classique » incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence raciales. Des négationnistes ont ainsi été condamnés sur ce fondement, avant l’introduction d’une loi spécifique en France.
Une deuxième méthode, plus radicale, a été adoptée par l’Allemagne et par l’Autriche. Ces pays ont fait le choix d’un « antinazisme constitutionnel ». La troisième technique consiste à pénaliser spécifiquement cette forme de discours. En France, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 interdit la négation des « crimes reconnus par le Tribunal militaire international de Nuremberg ». Cette législation est venue parachever le dispositif mis en place pour combattre le racisme et la xénophobie en créant spécifiquement le délit de « contestation de crime contre l'humanité ».
Shoah
De nombreux auteurs ont d’emblée considéré cette incrimination inutile et susceptible d’avoir des effets pervers. Ils estiment que la législation interdisant l’incitation à la haine permettait d’atteindre un objectif identique tout en maintenant la liberté de tenir des débats utiles sur la question de l’histoire contemporaine.
Pierre Vidal-Naquet a dénoncé les dangers de toute sacralisation de la Shoah : « La Shoah n'est pas une affaire de culte. Elle n'a pas à s'adapter aux variations de la politique israélienne. Il faut que les historiens travaillent et continuent à travailler ». Il rappelle qu’il n’y a rien de plus naturel et banal que la « révision » de l'histoire. « Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc ». Il renvoie au film La Bataille du rail qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots : « Qui le revoit en 1987 y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories ». Les détracteurs de cette législation craignent qu’elle contraigne à des « vérités officielles » et renvoie à une vérité historique définie par un tribunal militaire.
La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Dernier épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats.
Pour les défenseurs de la loi Gayssot, ériger une « loi mémorielle », permet d’éviter de transférer aux autorités judiciaires un pouvoir d’établissement de la « réalité » de l’histoire. Ils estiment que comme le texte légal se réfère expressément aux condamnations du tribunal de Nuremberg, la juridiction n’a plus à examiner les faits historiques.
Mais, cette restriction pose question par le seul fait qu’elle s’identifie nécessairement à une forme de censure car sous une unanimité de façade – condensée dans l’impératif du « plus jamais ça » – le législateur français (comme la plupart des législateurs européens) a posé un choix aux conséquences importantes. D’une part, la référence explicite aux seuls crimes reconnus par le tribunal militaire de Nuremberg limite le champ d’application de la loi : seules les négations de la Shoah et de ces crimes peuvent être poursuivies en application de la loi Gayssot. D’autre part, cette référence prend parti dans le débat polémique sur le thème de l'unicité absolue de la Shoah. Le risque est évidemment d’induire une réelle impunité en « faveur » des négationnistes d’autres génocides.
Pierre Vidal-Naquet est mort en 2006. Il a suivi la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, rendue en 2003 dans l’affaire Garaudy.
Pour mémoire - et ici, le mot n’est pas vain, le philosophe Roger Garaudy avait, fin 1995, publié d’abord à La Vieille Taupe, célèbre officine négationniste aujourd’hui disparue, puis, peu après, un livre au titre évocateur : Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Plusieurs associations, notamment de déportés comme de résistants, suivies du parquet, se sont saisies judiciairement de ce brûlot, à ranger au même rang que les élucubrations du Protocole des sages de Sion. Cinq informations judiciaires ont été ouvertes. Et Roger Garaudy a dû répondre des délits de contestation de crimes contre l’humanité, de provocation à la haine ou à la violence raciale, ainsi que de diffamation publique raciale.
La chambre de la presse a condamné l’auteur du brûlot pour la majeure partie des chefs de poursuite. La cour d’appel de Paris amplifia la sanction, le 16 décembre 1998, en retenant à son encontre, par cinq décisions concomitantes, la totalité des délits visés. Les magistrats en ont donc conclu à de la prison avec sursis, à des amendes, à des publications judiciaires et au versement de dommages-intérêts. Le 12 septembre 2000, la Cour de cassation rejetait tous les pourvois formés par l’intéressé. Celui-ci se tourna alors vers la Cour européenne des droits de l’homme.
Boomerang
La Cour de Strasbourg a mis fin à l’affaire Garaudy, le 24 juin 2003, dans une certaine indifférence. La décision ne manque pourtant pas d’intérêt, autant juridique que politique. Roger Garaudy invoquait l’article 10 de la Convention européenne, relatif à la liberté d’expression. La Cour européenne considère que, « concernant la liberté d’expression », « si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de celle-ci dans une société démocratique (…) elle en a également défini les limites ». Selon elle, « il ne fait aucun doute qu’à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10 » ; la juridiction en profite pour fustiger vertement la « négation ou la révision » de « faits historiques clairement établis – tels que l’Holocauste ». Les juges ajoutent que le livre de Garaudy s’inscrit bien dans cette ligne et non dans une simple dénonciation de la politique israélienne, comme tentait de le soutenir « l’auteur ».
Des juristes et des historiens insoupçonnables, dont Pierre Vidal-Naquet, se sont émus de la légitimité que cherchent à tirer d’une telle interdiction ceux qu’elle entend combattre et qui crient d’autant plus facilement à la censure que leurs fantasmes nauséabonds, désormais prohibés, ne peuvent être démontés pour l’édification des plus jeunes.
Voilà donc une vie, celle de Pierre Vidal-Naquet, porteuse d’engagements pour la plupart déterminants.
Chronique Juridique
Emmanuel Pierrat
Emmanuel Pierrat est avocat au Barreau de Paris et écrivain. Il codirige avec Sophie Viaris de Lesegno et Sirma Guner le cabinet Pierrat & Associés, qui compte une douzaine d’avocats. Emmanuel Pierrat est spécialiste en droit de la propriété intellectuelle. Il a été membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris et du Conseil National des Barreaux. Il est Conservateur du Musée du Barreau de Paris. Il écrit dans Livres Hebdo depuis 1995. Emmanuel Pierrat a publié de nombreux ouvrages juridiques sur le droit de l’édition et le droit du livre, ainsi que d’essais et livres illustrés sur la culture, la justice, la censure et la sexualité. Il est l’auteur de romans et récits parus notamment au Dilettante et chez Fayard. Il a traduit, de l’anglais, Jerome K. Jerome et John Cleland, ainsi que, du bengali, Rabindranath Tagore. Emmanuel Pierrat collectionne les livres censurés et notamment les curiosa. Il est Président du Prix Sade et du Pen Club français, organisation d’écrivains internationale fondée en 1921. Il préside également le Comité des Écrivains pour la Paix du Pen International.
Le collectif 61 à Metz vient d'officialiser sa fondation. Son objectif: entretenir la mémoire de la "Nuit des Paras" du 23 juillet 1961, en pleine guerre d'Algérie. Cette nuit-là, des centaines de parachutistes lancent une chasse à l'homme visant les Algériens. Certains furent jetés dans la Moselle.
Il s'agit d'un événement dramatique qui a profondément marqué l'histoire de Metz et l'histoire de France. Pourtant, elle reste méconnue aujourd'hui, y compris par les Mosellans. "La nuit des Paras" du 23 juillet 1961, il y a 59 ans, en pleine guerre d'Algérie. Cette nuit-là, une altercation meurtrière entre Algériens et militaires français embrase la ville de Metz.
Ratonnade et chasse à l'immigré
Nous sommes au Trianon, un dancing de Montigny-lès-Metz. Une bagarre éclate entre Algériens et militaires français. Un ou plusieurs militants du FLN, Front de libération nationale, ouvrent le feu. Le barman et deux soldats sont tués."A partir de ce moment-là, tous les militaires rentrent dans leur caserne, s'arment et déboulent à plus de 300 dans les quartiers de Metz, à la gare et au Pontiffroy, raconte Pierre Hanot, écrivain messin invité à l'officialisation de la fondation du collectif 61 ce jeudi 23 juillet 2020. Ils exercent une ratonnade, une chasse à l'Arabe et des témoins racontent avoir vu des Algériens balancés dans la Moselle. Aujourd'hui, le bilan reste largement sous-estimé."
On oublie facilement les choses qui dérangent
Cette "Nuit des Paras" reste encore méconnue, essentiellement pour des raisons historiques. "A l'époque, Metz était une ville de garnison et quelques sommités dirigeaient la politique ainsi que la vie quotidienne : l'armée, la police, le clergé, explique l'écrivain. Quelques mois après, il y a les répressions à Paris, il y a Charonne et cela a occulté, en partie, ce qu'il se passait en province. Et puis, on oublie facilement les choses qui dérangent. Parce que le bilan de cette ratonnade, de cette chasse à l'immigré est resté largement sous-estimé par les autorités et la population locale qui a voulu tourner la page très rapidement."
Assumer et lutter
Pierre Hanot a vécu deux rues au-dessus du Trianon. Il avait huit ans au moment des faits. De ce souvenir et après de nombreuses recherches, il tire aujourd’hui un roman intitulé "Aux vagabonds l'immensité" (éditions de La Manufacture du Livre). "La résonance de cet événement m'est apparue tellement évidente avec ce qu'on vit actuellement. A l'époque, il y avait le ghetto du Pontiffroy dans lequel les Algériens vivaient dans des conditions hallucinantes. Et puis, la population restait, pour la plupart, du côté de l'ordre. Et maintenant, la question que je me pose, c'est comment on fait, en 2020, pour continuer à vivre ensemble ?"
Il ne faut pas fermer les yeux sur l'histoire qu'on a vécue
"C'est important de ne pas oublier cet événement, déclare Didier Doumergue, membre actif du collectif 61. Si nous voulons vivre ensemble, il ne faut pas fermer les yeux sur l'histoire qu'on a vécue. On ne peut pas se projeter dans l'avenir si on ne reprend pas tout ce qu'il s'est passé dans l'histoire. Bien sûr, c'est dramatique, mais il faut l'assumer. Il faut comprendre pourquoi on en est arrivé à cette violence. En tout cas, les récentes manifestations contre les violences policières, ou les manifestations aux Etats-Unis à propos de la mort de George Floyd, nous montrent qu'il faut remettre sur le métier à chaque fois. Il faut continuer à lutter contre le racisme. Et il faut rester très vigilant parce que la violence peut nous emporter très loin."
- Par Lucas Valdenaire, France Bleu Lorraine Nordhttps://www.francebleu.fr/infos/societe/ne-jamais-fermer-les-yeux-un-roman-et-un-collectif-pour-ne-pas-oublier-la-nuit-des-paras-en-1961-a-1595578736 Pour rappel : Pour la première fois à Metz, le collectif Juillet 61 a rendu hommage ce samedi 23 juillet aux victimes de ce que l’on a appelé « la Nuit des paras ». En 1961, une rixe avait éclaté entre des militaires et des algériens. Bilan : quatre morts, des dizaines de blessés, et une chasse à l’homme. Ils ont choisi un compte rond pour lancer leur collectif : 55 ans. Cela fait 55 ans cet été que la nuit du 23 au 24 juillet s'est transformée en cauchemar dans les rues de Metz. Alors que la Guerre d’Algérie n’est pas terminée, des militaires du 1er régiment des chasseurs parachutistes rentrent de l’autre rive de la Méditerranée, pour se reposer en Lorraine. Ce fameux soir du 23 juillet 1961, une violente rixe éclate dans le dancing du Trianon, à Montigny-lès-Metz, entre une quinzaine de paras et des clients algériens. Deux militaires sont tués ainsi que le barman. S’en suit alors une véritable « ratonnade ». Une chasse à l’homme qui rassemble alors plusieurs centaines de militaires. Le quartier de la Gare et le Pontiffroy à Metz sont particulièrement visés. D’après de nombreux témoignages, toutes les personnes ressemblant, de près ou de loin, à des personnes d’origines maghrébines étaient insultées, frappées, voire jetées depuis le Pont Saint -Georges dans la Moselle pour certaines d’entre elles.
Je tenais un établissement dans le Pontiffroy, un client est arrivé et m’a dit de tout fermer. Heureusement, les militaires ont fait demi-tour juste avant, ça aurait été un carnage ! » Tahar
C’est très ému que Tahar se rappelle ce soir-là. Avec son oncle, ils tiennent un établissement dans le Pontiffroy, où vivent 68 personnes à cette époque là. Il se rappelle encore les scènes décrites par ses amis.
« Au Buffet de la Gare, les clients ont tous été mis contre le mur, et dès que les paras voyaient un visage basané, ils l’embarquaient ou le massacraient, y compris un italien et un espagnol » Tahar
Reportage : l'hommage rendu aux victimes du 23 juillet 1961 à Metz
Reportage : l'hommage rendu aux victimes du 23 juillet 1961 à Metz
Un devoir de mémoire, pour l’avenir
Le collectif Juillet 61 a donc déposé une gerbe de fleurs en hommage aux victimes ce samedi 23 juillet,. D’abord à Montigny-lès-Metz, puis sur le Pont St-Georges près du Pontiffroy. Des fleurs pour "toutes les victimes de ce drame", précisent les membres du collectif. Car aujourd’hui, aucun d’entre eux ne cherchent à accabler tel ou tel camp, ni à rétablir de vérité. L’objectif du collectif est plutôt d’informer et de prévenir, rappeler que ce qui s’est passé ne doit pas se reproduire à l’avenir. "Le contexte actuel mérite qu'on se plonge dans l'histoire pour savoir ce qu'on ne doit pas faire" explique Anifa, membre du collectif.
« On voudrait éviter que si demain, il y a de nouveaux attentats, la population ne se substitue aux juges et ne trouve un bouc émissaire, c’est trop facile de trouver un bouc émissaire » Yvon Scheleret membre
Aujourd’hui, bien loin de vouloir réveiller de vieux démons, le collectif œuvre plutôt pour un rapprochement et un apaisement. Son prochain combat, demander que deux plaques soient déposées en mémoire des victimes de cette nuit du 23 juillet 61, toutes les victimes.
Mohsen Abdelmoumen : Pourquoi la France tolère-t-elle sur son sol la présence de différentes mouvances djihadistes et des terroristes ?
Dr Eric Denécé(*) : Vous posez là une question essentielle pour laquelle je ne parviens pas à trouver de réponse valable… La France lutte, en effet, officiellement contre les extrémistes et les terroristes islamistes… mais les laisse développer leurs activités sur notre sol. Il y a probablement plusieurs explications. En premier lieu, la faible connaissance de l’islam qu’ont la très grande majorité de nos dirigeants politiques, qui ne savent pas faire la différence entre ses différents courants, ceux qui sont respectables et ceux qui représentent un danger. Ensuite, il ne faut pas négliger la stratégie d’entrisme et de propagande habile que mènent les Frères musulmans et qui porte en partie ses fruits, notamment en raison de la naïveté de nos élites, lesquelles pensent qu’en s’alliant avec eux elles auront «la paix» dans nos banlieues… Enfin, la culpabilité postcoloniale est un autre élément qui tétanise de plus en plus une société qui doute de ses valeurs et qui ne sait plus comment réagir face à certaines évolutions qui menacent sa cohésion nationale et son devenir.
Dans un de vos éditoriaux, vous avez évoqué la Turquie comme étant un Etat voyou. Comment expliquez-vous l’alliance des Occidentaux avec cet Etat voyou, alors que la Turquie a armé et financé des groupes terroristes qui ont détruit la Syrie et l’Irak ? Ne pensez-vous pas que les Occidentaux ont joué avec le feu en s’alliant avec Erdogan, le chef des Frères musulmans, qui n’a qu’un seul objectif : établir un califat ? Et comment expliquez-vous le jeu trouble que joue Erdogan en Libye ?
La Turquie, pas seulement celle d’Erdogan – qui est, certes, de loin la pire – est un Etat qui bafoue depuis 1974, date de son invasion d’une partie de l’île de Chypre, les lois internationales. A l’époque, les Turcs auraient dû être chassés de l’OTAN pour avoir envahi un autre Etat membre. Mais nous étions en pleine Guerre froide et nous n’avons rien fait car l’Alliance atlantique, sous-direction américaine, privilégiait la menace soviétique. Cette première lâcheté a été une véritable trahison vis-à-vis de nos amis grecs et a commencé à laisser penser aux Turcs que tout était possible. Depuis l’arrivée d’Erdogan, leader totalement mégalomane et membre du bureau international des Frères musulmans, Ankara n’a cessé de poursuivre une politique agressive et néo-ottomane : effacer toute trace de l’héritage kémaliste, s’en prendre aux non-musulmans en Turquie, envahir en toute illégalité – sans que la communauté internationale ne proteste – une partie du territoire syrien, soutenir des groupes djihadistes et terroristes ultraradicaux, ravitaillant en armes les Frères musulmans égyptiens (dont l’accession au pouvoir n’a rien eu de démocratique, contrairement à ce que l’on continue de croire en Occident) et désormais soutenant un régime libyen inféodé à la confrérie terroriste, l’armant et intervenant militairement à ses côtés, en lui envoyant, notamment, des mercenaires djihadistes qui ont déjà travaillé sous son contrôle en Syrie.
La Turquie est aujourd’hui un Etat malfaisant et représente un risque véritable pour la paix et la stabilité en Méditerranée et au Proche-Orient. Mais encore une fois, les Occidentaux se refusent de prendre les décisions qui s’imposent, toujours sous l’influence des Américains et des Britanniques qui continuent de voir Moscou comme une menace et craignent que si la Turquie était mise au ban de l’Occident – ce qui s’impose – elle n’aille se jeter dans les bras de la Russie.
Certaines de nos sources évoquent un déplacement des djihadistes de Syrie et d’Irak vers la Libye, devenue un sanctuaire des terroristes. Ne pensez-vous pas que ce qui se passe en Libye menace la stabilité de tout le bassin méditerranéen, voire du monde ? L’intervention en Libye de Sarkozy et de son allié Cameron sous l’égide de l’OTAN n’a-t-elle pas été une faute politique grave dont on subit les conséquences en ce moment ?
Evidemment, la situation actuelle a pour origine l’intervention occidentale de 2011, totalement injustifiée, improductive et, par certains aspects, illégale (en outrepassant la résolution 1973 de l’ONU). Sarkozy, Cameron mais aussi Obama en portent l’entière responsabilité. Ils ont tous les trois joué aux apprentis sorciers et déstabilisé l’Afrique du Nord et le Sahel… puis désormais la Méditerranée. La destruction de la Libye a créé un véritable foyer terroriste et criminel (passeurs et migrants) qui ne cesse de prendre de l’ampleur et que nous mettrons des années à éliminer. Et plus préoccupant, cela pourrait devenir un théâtre d’affrontements entre puissances régionales : Egypte et Emirats, Turquie et Qatar…
Dès le printemps 2011, de retour de Libye où nous avions visité les deux camps (Tripoli et le CNT), nous n’avons cessé d’alerter sur la politique irresponsable et déplorable que l’Occident conduisait et sur ses effets prévisibles… Malheureusement, nous avons eu raison.
J’ai vu l’une de vos interviews où vous avez parlé d’un groupe que vous aviez constitué au lendemain des Printemps arabes et j’ai lu votre livre collectif La Face cachée des révolutions arabes, édité par le CF2R et consacré au Printemps arabe, devenu hiver islamiste. Vous avez évoqué des noms comme ceux de notre amie la regrettée Anne-Marie Lizin que j’ai interviewée à plusieurs reprises et de Mme Saïda Benhabylès. Cette dernière a été attaquée et accusée d’être un agent des Français et le nom de la famille Benhabylès a été traîné dans la boue sur les réseaux sociaux par des organisations islamistes activant en Europe et par des individus liés au terrorisme et à la thèse du «qui tue qui», thèse qui cible l’armée algérienne et les services de renseignement algériens. Comment expliquez-vous que des personnages douteux puissent se permettre d’attaquer un élément de votre groupe et de déformer vos propos, sachant que ces éléments ont eux-mêmes des liens avec des services de renseignement occidentaux, saoudiens, marocains, qataris, et turcs ?
Mme Saïda Benhabylès est une femme pour laquelle j’ai un très grand respect et une amie que j’apprécie beaucoup. Elle a été victime ces dernières semaines d’actions de déstabilisation orchestrées par des individus membres ou proches des Frères musulmans, dans un objectif que je ne perçois pas bien encore. Naturellement, tout cela est de la diffamation et du mensonge. J’ai pu observer la manière dont ces islamistes ont falsifié certains de mes interviews, les traduisant en arabe avec des propos totalement faux ou fantaisistes.
J’avoue ne pas mesurer les liens entre ces individus et les «promoteurs» du «qui tue qui ?». Mais ces derniers restent actifs en France, après être parvenus à donner une vision totalement déformée de la réalité algérienne de la «décennie noire». Il est bien sûr évident que les islamistes les plus radicaux, cherchant à imposer leurs «valeurs» stupides et infondées aux autres musulmans, ont toujours cherché à prendre le pouvoir et donc à attaquer tous ceux qui représentaient un obstacle à leur stratégie. Heureusement, l’Algérie n’est pas tombée, la Syrie non plus et l’Egypte, grâce au maréchal Sissi, a pu les chasser du pouvoir. Mais ils sont au pouvoir en Turquie et dans les monarchies du Golfe – en dépit de leurs différences doctrinales – et continuent de répandre à travers le monde leur idéologie mortifère.
Des éléments de l’organisation Rachad, organisation affiliée au congrès de l’Oumma lié aux Frères musulmans d’Erdogan et basé à Istanbul, n’ont pas hésité à inciter les Algériens à prendre les armes contre leur armée et leur Etat. Et Mohamed Larbi Zitout, un des dirigeants de Rachad, qualifie les groupes terroristes actifs au Sahel de «groupes de libération nationale». Ces individus vivent dans des pays comme la Grande-Bretagne et la France. Comment expliquez-vous qu’ils ne soient pas inquiétés, malgré leur prosélytisme au profit d’Erdogan et des Frères musulmans ? Ces individus liés au terrorisme n’utilisent-ils pas votre système «démocratique» pour répandre leurs idées terroristes ?
Vous donnez-là un exemple très clair de leur stratégie : prosélytisme, propagande et tromperie, appel à la lutte armée et au meurtre, le tout avec le soutien des ÉEtats islamistes cités plus haut… et la passivité totale de l’Occident.
Les «élites» européennes – et cela est particulièrement vrai en France – sont sans réaction pour plusieurs raisons :
– elles ne savent pas comment agir face à ce phénomène, car elles se caractérisent par leur absence de vision, de culture, leur manque de courage et leur médiocrité ;
– elles sont «endormies» par l’argent, les promesses et les mensonges de monarchies du Golfe… et des Américains qui persistent à les soutenir ;
– elles veulent rester au pouvoir et se disent que si le «vote musulman» (5 à 10% en moyenne en Europe) leur est acquis, elles ont des chances d’y parvenir. Ainsi, elles ferment les yeux ou acceptent des comportements qui contreviennent à nos règles, valeurs et lois ;
– elles sont obnubilées par le risque de l’extrême-droite qui a, en réalité, beaucoup moins de fondement qu’on ne l’imagine, parce que les partis qui l’incarnent seraient incapables de gouverner. Mais en revanche, à chaque élection, ils attirent plus de votes de tous ceux qui sont outrés de l’inaction des autorités. Ce sont là les ingrédients d’une situation explosive.
Les individus qui ont vendu la thèse du «Qui tue qui ?» aux services de renseignement occidentaux concernant l’Algérie n’avaient-ils pas plusieurs objectifs stratégiques parmi lesquels, entre autres, utiliser Taqiya et cacher le vrai potentiel de nuisance des djihadistes en Occident, sachant qu’après on a vu les attentats de Bruxelles, de Paris, de Londres, de Berlin, etc. et qui contredisent les thèses du «Qui tue qui» ? N’est-il pas temps de révéler la vérité à vos peuples, à savoir que le djihadisme et son idéologie existent dans votre société et qu’ils sont alimentés par différents pays comme l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie ?
Depuis au moins une décennie, de plus en plus de voix se sont élevées pour dénoncer ces dangers et l’idéologie véritable de ces mouvements sectaires et nuisibles. Mais les politiques, pour les raisons que je viens d’évoquer, ne veulent pas l’entendre. Je vais vous donner deux exemples édifiants : au cours de l’été 2016, François Fillon, futur candidat de la droite à la présidentielle, s’est opposé lors d’un votre à l’Assemblée nationale à ce que des mesures soient prises contre les Frères musulmans en France. Et en 2016 également, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense d’un gouvernement de gauche, publie un livre intitulé Qui est l’ennemi ? dans lequel il se demande si la France est en guerre mais ne dénonce ni l’islamisme radical, ni les monarchies archaïques du Golfe… il n’en parle même pas ! Est-ce de la cécité, de la complicité, de la bêtise ? Voilà où en est la France aujourd’hui…
Les services de renseignement, qu’ils soient français, algériens ou autres, n’ont-ils pas le même ennemi, à savoir le djihadisme et son idéologie mortifère, qu’elle provienne des salafistes ou des Frères musulmans ? Ne pensez-vous pas que la coopération entre les services de renseignement doit s’améliorer dans une optique gagnant-gagnant ?
Si, évidemment. D’ailleurs, ils coopèrent étroitement en la matière… mais pas dans tous les domaines, ni sur tous les sujets. Cela est normal car les intérêts nationaux demeurent différents. L’antiterrorisme est le domaine dans lequel la coopération est la plus poussée, non seulement entre Occidentaux, mais aussi avec les pays arabes, dont les Etats du Golfe. Ce qui peut signifier qu’une partie des informations échangées sont orientées. En effet, jamais l’Arabie Saoudite, le Qatar ou la Turquie ne donneront d’informations sur «leurs» terroristes, vu que ces régimes adhèrent eux-mêmes au salafisme ou à la doctrine des Frères musulmans. Ils ne transmettront des renseignements que sur les groupes qui menacent leur régime.
Vous êtes un expert en renseignement et un fin connaisseur de la géopolitique. Les gouvernements occidentaux ne se sont-ils pas trompés dans la gestion du dossier syrien ?
Totalement. Il y a eu une erreur majeure d’évaluation de la situation : penser que Bachar allait tomber rapidement en 2011 montrait une méconnaissance de la réalité syrienne ; il y a eu par ailleurs une influence majeure des États du Golfe voulant faire tomber la Syrie «laïque», pays dans lequel la cohabitation des religions insupportait les régimes islamistes radicaux du Qatar et d’Arabie saoudite. Ainsi, les Américains, les Britanniques et les Français, via leurs services spéciaux, ont soutenu des terroristes qui, par ailleurs, organisaient des attentats sur notre sol ou luttaient contre nos forces au Mali. Bel exemple de cohérence politique… Heureusement, l’intervention russe a permis de faire échouer cette stratégie délirante.
Ne pensez-vous pas que la solution en Libye doit être politique et que si jamais il y a une guerre, tout le monde sera perdant ?
Cela serait évidemment l’idéal, mais je ne vois guère que nous en prenions le chemin. Il faudrait pour cela que les belligérants acceptent de négocier… ainsi que leurs soutiens extérieurs. Or, ni les islamistes libyens, ni la Turquie qui les soutient ne le souhaitent, et les milices et les réseaux criminels de Misrata et d’ailleurs ont tout intérêt à ce que la situation demeure chaotique, ce qui permet à leurs «affaires» de prospérer. Et l’Egypte ne peut accepter qu’un régime islamiste, refuge de terroristes et de criminels, s’installe à ses portes… pas plus que l’Algérie, évidemment.
Les Occidentaux, à leur tête les Etats-Unis, ne devraient-ils pas revoir leur alliance avec les Saoudiens, les Qataris et les Turcs ?
Absolument, notre politique étrangère et nos alliances doivent être totalement reconsidérées. Arabie Saoudite, Qatar, Bahreïn, Koweït et Turquie sont autant d’Etats dont les valeurs et la politique sont aux antipodes de celles de la France. Ce ne sont ni nos amis ni nos alliés, contrairement à ce qu’une partie de nos dirigeants persistent à croire, espérant des contrats mirobolants pour notre industrie de défense… Heureusement, la Turquie n’a pas pu intégrer l’Union européenne et il faut tout faire pour que cela ne se fasse jamais. Si elle demeure dans l’OTAN, je pense indispensable que nous remettions en cause l’utilité de cette alliance… qui n’a plus rien d’atlantique… ni de pacifique !
Ne pensez-vous pas que les Européens devraient cesser de s’aligner sur la politique américaine ? A votre avis, l’OTAN n’est-elle pas devenue une coquille vide qui ne sert plus à rien ?
L’OTAN n’a plus de raison d’être depuis la fin de la Guerre froide et aurait dû être dissoute, c’est une évidence. Mais cela reste pour les Américains un moyen d’influence, de contrôle et de pression essentiel sur des Européens qui ne veulent pas assurer eux-mêmes le coût de leur défense. C’est surtout une aubaine pour l’industrie de défense américaine qui peut imposer ses armements à ses alliés et tuer toute concurrence européenne en la matière.
Mais cela ne serait pas possible sans la complicité des Européens, lesquels ont, pour l’essentiel, accepté d’importantes pertes de souveraineté politique et économique. La France a été pendant plusieurs décennies la seule nation «poil à gratter» dans cette alliance. Mais la décision de Nicolas Sarkozy de rejoindre l’organisation militaire intégrée de l’OTAN a sonné le glas de toute indépendance véritable. Or, aujourd’hui, il faudrait soit dissoudre l’OTAN, soit que la France s’en retire.
En tant que professionnel du renseignement, quelle est votre analyse concernant l’opération Rubicon où la CIA et le BND ont espionné le monde entier, y compris leurs alliés européens. D’après vous, l’espionnage de masse est-il utile dans la lutte antiterroriste ou est-ce plutôt, comme l’a révélé Snowden, un outil de contrôle de masse ?
Il y a deux aspects à considérer. D’une part, l’espionnage extérieur que pratiquent tous les Etats. J’oserai dire que celui-ci reste légitime, en tout cas qu’il ne disparaîtra jamais car il permet de lire dans le jeu des autres (amis, alliés, adversaires) pour conduire sa politique internationale et défendre les intérêts nationaux (politiques, économiques, militaires). C’est ainsi.
D’autre part, il y a les «alliances». Le fait que les Etats-Unis espionnent avec autant d’acharnement leurs propres alliés, et que les Etats européens acceptent eux-mêmes de coopérer avec Washington pour intercepter les communications de leurs voisins est une contradiction qui montre que l’Europe n’existe pas, qu’il n’y a aucune conscience d’un intérêt commun. Souvenons-nous à ce titre de l’attitude des Européens lors de l’invasion illégale de l’Irak, en 2003, par les Américains. La France, qui s’est opposée à cette opération – et l’Allemagne qui ne l’a pas soutenue – ont été trahies par tous leurs autres partenaires européens.
Enfin, il y a le mythe de contrôle mondial des données. Je parle de mythe car, aujourd’hui, la croissance des datas va infiniment plus vite que les progrès des moyens de traitement, pourtant déjà extrêmement performants. Les Américains dépensent des sommes considérables, ont obtenu des résultats indéniables, mais ne sont capables que de traiter une partie infime des informations qu’ils ont recueillies.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de danger. C’est en cela que nous ne remercierons jamais assez Edward Snowden pour son action. D’ailleurs, l’obsession des autorités américaines à son encontre illustre parfaitement l’embarras de Washington au regard des pratiques d’espionnage électronique que Snowden n’a pas encore toutes révélées…
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
(*) Eric Denécé est docteur en sciences politiques et directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il a exercé comme officier-analyste à la Direction de l’évaluation et de la documentation stratégique du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN).
Mohsen Abdelmoumen : Pourquoi la France tolère-t-elle sur son sol la présence de différentes mouvances djihadistes et des terroristes ?
Dr. Éric Denécé : Vous posez là une question essentielle pour laquelle je ne parviens pas à trouver de réponse valable… La France lutte en effet officiellement contre les extrémistes et les terroristes islamistes… mais les laisse développer leurs activités sur notre sol. Il y probablement plusieurs explications. En premier lieu, la faible connaissance de l’islam qu’ont la très grande majorité de nos dirigeants politiques, qui ne savent pas faire la différence entre ses différents courants, ceux qui sont respectables et ceux qui représentent un danger. Ensuite, il ne faut pas négliger la stratégie d’entrisme et de propagande habile que mènent les Frères musulmans et qui porte en partie ses fruits, notamment en raison de la naïveté de nos élites, lesquelles pensent qu’en s’alliant avec eux elles auront « la paix » dans nos banlieues… Enfin, la culpabilité post-coloniale est un autre élément qui tétanise de plus en plus une société qui doute de ses valeurs et qui ne sait plus comment réagir face à certaines évolutions qui menacent sa cohésion nationale et son devenir
Dans un de vos éditoriaux, vous avez évoqué la Turquie comme étant un État voyou. Comment expliquez-vous l’alliance des Occidentaux avec cet État voyou, alors que la Turquie a armé et financé des groupes terroristes qui ont détruit la Syrie et l’Irak ? Ne pensez-vous pas que les Occidentaux ont joué avec le feu en s’alliant avec Erdogan, le chef des Frères musulmans, qui n’a qu’un seul objectif : établir un califat ? Et comment expliquez-vous le jeu trouble que joue Erdogan en Libye ?
La Turquie, pas seulement celle d’Erdogan – qui est certes de loin la pire – est un État qui bafoue depuis 1974, date de son invasion d’une partie de l’île de Chypre, les lois internationales. À l’époque, les Turcs auraient dû être chassés de l’OTAN pour avoir envahi un autre État membre. Mais nous étions en pleine Guerre froide et nous n’avons rien fait car l’Alliance atlantique, sous direction américaine, privilégiait la menace soviétique. Cette première lâcheté a été une véritable trahison vis-à-vis de nos amis Grecs et a commencé à laisser penser aux Turcs que tout était possible. Depuis l’arrivée d’Erdogan, leader totalement mégalomane et membre du bureau international des Frères musulmans, Ankara n’a cessé de poursuivre une politique agressive et néo-ottomane : effacer toute trace de l’héritage kémaliste, s’en prendre aux non-musulmans en Turquie, envahir en toute illégalité – sans que la communauté internationale ne proteste – une partie du territoire syrien, soutenir des groupes djihadistes et terroristes ultra-radicaux, ravitaillant en armes les Frères musulmans égyptiens (dont l’accession au pouvoir n’a rien eu de démocratique, contrairement à ce que l’on continue de croire en Occident) et désormais soutenant un régime libyen inféodé à la confrérie terroriste, l’armant, et intervenant militairement à ses côtés, en lui envoyant, notamment, des mercenaires djihadistes qui ont déjà travaillé sous son contrôle en Syrie.
La Turquie est aujourd’hui un État malfaisant et représente un risque véritable pour la paix et la stabilité en Méditerranée et au Proche-Orient. Mais encore une fois, les Occidentaux se refusent de prendre les décisions qui s’imposent, toujours sous l’influence des Américains et des Britanniques qui continuent de voir Moscou comme une menace et craignent que si la Turquie était mise au ban de l’Occident – ce qui s’impose – elle n’aille se jeter dans les bras de la Russie.
Certaines de nos sources évoquent un déplacement des djihadistes de Syrie et d’Irak vers la Libye, devenue un sanctuaire des terroristes. Ne pensez-vous pas que ce qui se passe en Libye menace la stabilité de tout le bassin méditerranéen, voire du monde ? L’intervention en Libye de Sarkozy et de son allié Cameron sous l’égide de l’Otan n’a-t-elle pas été une faute politique grave dont on subit les conséquences en ce moment ?
Évidemment, la situation actuelle a pour origine l’intervention occidentale de 2011, totalement injustifiée, improductive et par certains aspects illégale (en outrepassant la résolution 1973 de l’ONU). Sarkozy, Cameron mais aussi Obama en portent l’entière responsabilité. Ils ont tous les trois joué aux apprentis sorciers et ont déstabilisé l’Afrique du Nord et le Sahel… puis désormais la Méditerranée. La destruction de la Libye a créé un véritable foyer terroriste et criminel (passeurs et migrants) qui ne cesse de prendre de l’ampleur et que nous mettrons des années à éliminer. Et plus préoccupant, cela pourrait devenir un théâtre d’affrontement entre puissances régionales : Égypte et Émirats, Turquie et Qatar…
Dès le printemps 2011, de retour de Libye où nous avions visité les deux camps (Tripoli et le CNT), nous n’avons cessé d’alerter sur la politique irresponsable et déplorable que l’Occident conduisait et sur ses effets prévisibles… Malheureusement, nous avons eu raison.
J’ai vu l’une de vos interviews où vous avez parlé d’un groupe que vous aviez constitué au lendemain des printemps arabes et j’ai lu votre livre collectif « La face cachée des révolutions arabes » édité par le CF2R et consacré au printemps arabe, devenu hiver islamiste. Vous avez évoqué des noms comme ceux de notre amie la regrettée Anne-Marie Lizin que j’ai interviewée à plusieurs reprises et de Madame Saïda Benhabylès. Cette dernière a été attaquée et accusée d’être un agent des Français et le nom de la famille Benhabylès a été traîné dans la boue dans les réseaux sociaux par des organisations islamistes activant en Europe et par des individus liés au terrorisme et à la thèse du « Qui tue qui », thèse qui cible l’armée algérienne et les services de renseignement algériens. Comment expliquez-vous que des personnages douteux puissent se permettre d’attaquer un élément de votre groupe et de déformer vos propos, sachant que ces éléments ont eux-mêmes des liens avec des services de renseignement occidentaux, saoudiens, marocains, qataris, et turcs ?
Madame Saïda Benhabylès est une femme pour laquelle j’ai un très grand respect et une amie que j’apprécie beaucoup. Elle a été victime ces dernières semaines d’actions de déstabilisation orchestrées par des individus membres ou proches des Frères musulmans, dans un objectif que je ne perçois pas bien encore. Naturellement, tout cela est de la diffamation et du mensonge. J’ai pu observer la manière dont ces islamistes ont falsifié certains de mes interviews, les traduisant en arabe avec des propos totalement faux ou fantaisistes.
J’avoue ne pas mesurer les liens entre ces individus et les « promoteurs » du « Qui tue qui ? ». Mais ces derniers restent actifs en France, après être parvenus à donner une vision totalement déformée de la réalité algérienne de la « décennie noire ». Il est bien sûr évident que les islamistes les plus radicaux, cherchant à imposer leurs « valeurs » stupides et infondées aux autres musulmans, ont toujours cherché à prendre le pouvoir et donc à attaquer tous ceux qui représentaient un obstacle à leur stratégie. Heureusement, l’Algérie n’est pas tombée, la Syrie non plus et l’Égypte, grâce au maréchal Sissi a pu les chasser du pouvoir. Mais ils sont au pouvoir en Turquie et dans les monarchies du Golfe – en dépit de leurs différences doctrinales – et continuent de répandre à travers le monde leur idéologie mortifère.
Des éléments de l’organisation Rachad, organisation affiliée au congrès de l’Oumma lié aux Frères musulmans d’Erdogan et basé à Istanbul, n’ont pas hésité à inciter les Algériens à prendre les armes contre leur armée et leur État. Et Mohamed Larbi Zitout, un des dirigeants de Rachad, qualifie les groupes terroristes actifs au Sahel de « groupes de libération nationale ». Ces individus vivent dans des pays comme la Grande Bretagne et la France. Comment expliquez-vous qu’ils ne soient pas inquiétés, malgré leur prosélytisme au profit d’Erdogan et des Frères musulmans ? Ces individus liés au terrorisme n’utilisent-ils pas votre système « démocratique » pour répandre leurs idées terroristes ?
Vous donnez-là un exemple très clair de leur stratégie : prosélytisme, propagande et tromperie, appel à la lutte armée et au meurtre, le tout avec le soutien des États islamistes cités plus haut… et la passivité totale de l’Occident.
Les « élites » européennes – et cela est particulièrement vrai en France – sont sans réaction pour plusieurs raisons :
– elles ne savent pas comment agir face à ce phénomène, car elles se caractérisent par leur absence de vision, de culture, leur manque de courage et leur médiocrité
– elles sont « endormies » par l’argent, les promesses et les mensonges de monarchies du Golfe… et des Américains qui persistent à les soutenir
– elles veulent rester au pouvoir et se disent que si le « vote musulman » (5 à 10% en moyenne en Europe) leur est acquis, elles ont des chances d’y parvenir. Ainsi, elles ferment les yeux ou acceptent des comportements qui contreviennent à nos règles, valeurs et lois.
– elles sont obnubilées par le risque de l’extrême-droite, qui a en réalité beaucoup moins de fondement qu’on ne l’imagine, parce que les partis qui l’incarnent seraient incapables de gouverner. Mais en revanche, à chaque élection, ils attirent plus de votes de tous ceux qui sont outrés de l’inaction des autorités. Ce sont là les ingrédients d’une situation explosive.
Les individus qui ont vendu la thèse du « Qui tue qui » aux services de renseignement occidentaux concernant l’Algérie n’avaient-ils pas plusieurs objectifs stratégiques parmi lesquels, entre autres, utiliser Taqiya et cacher le vrai potentiel de nuisance des djihadistes en Occident, sachant qu’après on a vu les attentats de Bruxelles, de Paris, de Londres, de Berlin, etc. et qui contredisent les thèses du « Qui tue qui » ? N’est-il pas temps de révéler la vérité à vos peuples, à savoir que le djihadisme et son idéologie existent dans votre société et qu’ils sont alimentés par différents pays comme l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ?
Depuis au moins une décennie, de plus en plus de voix se sont élevées pour dénoncer ces dangers et l’idéologie véritable de ces mouvements sectaires et nuisibles. Mais les politiques, pour les raisons que je viens d’évoquer, ne veulent pas l’entendre. Je vais vous donner deux exemples édifiants : au cours de l’été 2016, François Fillon, futur candidat de la droite à la présidentielle, s’est opposé lors d’un votre à l’Assemblée nationale à ce que des mesures soient prises contre les Frères musulmans en France. Et en 2016 également, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense d’un gouvernement de gauche, publie un livre intitulé « Qui est l’ennemi ? », dans lequel il se demande si la France est en guerre mais ne dénonce ni l’islamisme radical, ni les monarchies archaïques du Golfe… il n’en parle même pas ! Est-ce de la cécité, de la complicité, de la bêtise ? Voilà où en est la France aujourd’hui…
Les services de renseignement qu’ils soient français, algériens, ou autres, n’ont-ils pas le même ennemi, à savoir le djihadisme et son idéologie mortifère, qu’elle provienne des salafistes ou des frères musulmans ? Ne pensez-vous pas que la coopération entre les services de renseignement doit s’améliorer dans une optique gagnant-gagnant ?
Si évidemment. D’ailleurs, ils coopèrent étroitement en la matière… mais pas dans tous les domaines ni sur tous les sujets. Cela est normal car les intérêts nationaux demeurent différents. L’antiterrorisme est le domaine dans lequel la coopération est la plus poussée, non seulement entre Occidentaux, mais aussi avec les pays arabes, dont les États du Golfe. Ce qui peut signifier qu’une partie des informations échangées sont orientées. En effet, jamais l’Arabie saoudite, le Qatar, ou la Turquie ne donneront d’informations sur « leurs » terroristes, vus que ces régimes adhèrent eux-mêmes au salafisme ou à la doctrine des Frères musulmans. Ils ne transmettront des renseignements que sur les groupes qui menacent leur régime.
Vous êtes un expert en renseignement et un fin connaisseur de la géopolitique. Les gouvernements occidentaux ne se sont-ils pas trompés dans la gestion du dossier syrien ?
Totalement. Il y a eu une erreur majeure d’évaluation de la situation : penser que Bachar allait tomber rapidement en 2011 montrait une méconnaissance de la réalité syrienne ; il y a eu par ailleurs une influence majeure des États du Golfe voulant faire tomber la Syrie « laïque », pays dans lequel la cohabitation des religions insupportait les régimes islamistes radicaux du Qatar et d’Arabie saoudite. Ainsi, les Américains, les Britanniques et les Français, via leurs services spéciaux, ont soutenu des terroristes qui, par ailleurs, organisaient des attentats sur notre sol ou luttaient contre nos forces au Mali. Bel exemple de cohérence politique… Heureusement, l’intervention russe a permis de faire échouer cette stratégie délirante.
Ne pensez-vous pas que la solution en Libye doit être politique et que si jamais il y a une guerre, tout le monde sera perdant ?
Cela serait évidemment l’idéal, mais je ne vois guère que nous en prenions le chemin. Il faudrait pour cela que les belligérants acceptent de négocier… ainsi que leurs soutiens extérieurs. Or, ni les islamistes libyens, ni la Turquie qui les soutient ne le souhaitent, et les milices et les réseaux criminels de Misrata et d’ailleurs ont tout intérêt à ce que la situation demeure chaotique, ce qui permet à leurs « affaires » de prospérer. Et l’Égypte ne peut accepter qu’un régime islamiste, refuge de terroristes et de criminels s’installe à ses portes… pas plus que l’Algérie, évidemment.
Les Occidentaux, à leur tête les États-Unis, ne devraient-ils pas revoir leur alliance avec les Saoudiens, les Qataris et les Turcs ?
Absolument, notre politique étrangère et nos alliances doivent être totalement reconsidérées. Arabie saoudite, Qatar, Bahrein, Koweit et Turquie sont autant d’États dont les valeurs et la politique sont aux antipodes de celles de la France. Ce ne sont ni nos amis, ni nos alliés, contrairement à ce qu’une partie de nos dirigeants persistent à croire, espérant des contrats mirobolants pour notre industrie de défense… Heureusement, la Turquie n’a pas pu intégrer l’Union européenne et il faut tout faire pour que cela ne se fasse jamais. Si elle demeure dans l’OTAN, je pense indispensable que nous remettions en cause l’utilité de cette alliance … qui n’a plus rien d’atlantique… ni de pacifique !
Ne pensez-vous pas que les Européens devraient cesser de s’aligner sur la politique américaine ? À votre avis, l’OTAN n’est-elle pas devenue une coquille vide qui ne sert plus à rien ?
L’OTAN n’a plus de raison d’être depuis la fin de la Guerre froide et aurait dû être dissoute, c’est une évidence. Mais cela reste pour les Américains un moyen d’influence, de contrôle et de pression essentiel sur des Européens qui ne veulent pas assurer eux-mêmes le coût de leur défense. C’est surtout une aubaine pour l’industrie de défense américaine qui peut imposer ses armements à ses alliés et tuer toute concurrence européenne en la matière.
Mais cela ne serait pas possible sans la complicité des Européens, lesquels ont, pour l’essentiel, accepté d’importantes pertes de souveraineté politique et économique. La France a été pendant plusieurs décennies la seule nation « poil à gratter » dans cette alliance. Mais la décision de Nicolas Sarkozy de rejoindre l’organisation militaire intégrée de l’OTAN a sonné le glas de toute indépendance véritable. Or, aujourd’hui, il faudrait soit dissoudre l’OTAN, soit que la France s’en retire.
En tant que professionnel du renseignement, quelle est votre analyse concernant l’opération Rubicon où la CIA et le BND ont espionné le monde entier, y compris leurs alliés européens. D’après vous, l’espionnage de masse est-il utile dans la lutte antiterroriste ou est-ce plutôt, comme l’a révélé Snowden, un outil de contrôle de masse ?
Il y a deux aspects à considérer. D’une part, l’espionnage extérieur que pratiquent tous les États. J’oserai dire que celui-ci reste légitime, en tout cas qu’il ne disparaîtra jamais car il permet de lire dans le jeu des autres (amis, alliés, adversaires) pour conduire sa politique internationale et défendre les intérêts nationaux (politiques, économiques, militaires). C’est ainsi.
D’autre part, il y les « alliances ». Le fait que les États-Unis espionnent avec autant d’acharnement leurs propres alliés, et que les États européens acceptent eux-mêmes de coopérer avec Washington pour intercepter les communications de leurs voisins est une contradiction qui montre que l’Europe n’existe pas, qu’il n’y a aucune conscience d’un intérêt commun. Souvenons-nous à ce titre de l’attitude des Européens lors de l’invasion illégale de l’Irak en 2003 par les Américains. La France, qui s’est opposée à cette opération – et l’Allemagne qui ne l’a pas soutenue – ont été trahies par tous leurs autres partenaires européens.
Enfin, il y a le mythe de contrôle mondial des données. Je parle de mythe car aujourd’hui, la croissance des datas va infiniment plus vite que les progrès des moyens de traitement, pourtant déjà extrêmement performants. Les Américains dépensent des sommes considérables, ont obtenu des résultats indéniables, mais ne sont capables que de traiter une partie infime des informations qu’ils ont recueillies.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de danger. C’est en cela que nous ne remercierons jamais assez Edward Snowden pour son action. D’ailleurs, l’obsession des autorités américaines à son encontre illustre parfaitement l’embarras de Washington au regard des pratiques d’espionnage électronique que Snowden n’a pas encore toutes révélées…
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est le Dr. Éric Denécé ?
Éric Denécé, docteur en Science Politique, habilité à diriger des recherches, est directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et de sa société de conseil en Risk Management (CF2R Services).
Auparavant, il a été successivement :
Officier-analyste à la direction de l’Evaluation et de la Documentation Stratégique du Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN) ; Ingénieur commercial export chez Matra Défense ; Responsable de la communication de la société NAVFCO, filiale du groupe DCI (Défense Conseil International) ; Directeur des études du Centre d’Etudes et de Prospective Stratégiques (CEPS) ; Fondateur et directeur général du cabinet d’intelligence économique ARGOS ; Créateur et directeur du département d’intelligence économique du groupe GEOS.
Éric Denécé a longtemps enseigné le renseignement ou l’intelligence économique dans plusieurs écoles de commerce et universités françaises et étrangères (ENA, Ecole de Guerre, Université de Bordeaux IV-Montesquieu, Université de Picardie-Jules Vernes, Bordeaux Ecole de Management).
Il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et rapports consacrés au renseignement, à l’intelligence économique, au terrorisme et aux opérations spéciales. Ses travaux lui ont valu d’être lauréat du Prix 1996 de la Fondation pour les Etudes de Défense (FED) et du Prix Akropolis 2009 (Institut des Hautes Etudes de Sécurité Intérieure).
Connaissez-vous, Madame, assis au premier banc Cet homme sénescent tout habillé de blanc ? II est père des maux, des souffrances et larmes De toutes les douleurs, et du secret des armes.
Des dettes sur le blé, qu'il ne voulut payer Et des terres du Dey, qu'il semblait convoiter Il s'offrit là raisons, invoquant le soufflet D'envahir le pays pour venger camouflet.
Mais en la vérité, soufflet il n'y eut point. Le Dey exacerbé de ne faire l'appoint Rappela au commis arrogant et menteur Que d'acquitter le dû était, en somme, honneur !
Impudence et orgueil furent seules réponses Le consul réticent ajouta aux offenses, Mépris de l'étiquette et de la bienséance Dédain, hostilité et nulle bienveillance.
C'est alors, de raison, qu'éclata en les lieux Ire, courroux royaux envers le licencieux. Le maître de céans, armé d'un éventail, Montra à l'impudent la sortie du sérail.
Le crime était commis et le motif trouvé On cria outre-mer, au lèse-majesté Au Grand Turc il fallait au moment rendre gorge Afin qu'avec l'honneur on lui paya son orge,
A grands coups de canon et de sainte mitraille. Dans les larmes et les feux on conquît la muraille On y planta drapeau et du vaincu la tête, Encor rouge de sang et on y fît la fête.
Et c'est en Algérie, îles aux quatre vents, Que le monstre naissant allait faire ses dents ! Les terres il saisit, les maisons il brûla Les hommes il tua, les femmes il viola.
De l'injustice il fît, sa raison et sa foi, Son glaive sans balance, sa véritable loi. Le colon était maître et l'indigène serf, L'un était le chasseur et l'autre le grand cerf.
Comme Prométhéus, enchaîné au Caucase A qui le grand faucon que la lumière embrase, Dévore sans répit et sans cesse le foie, L'Algérien ou l'esclave était une belle proie.
Contraint comme Sisyphe au tourment de la pierre, Il devait en soumis, face contre la terre, Porter le lourd fardeau des êtres inférieurs Dominés, asservis par les nobles seigneurs.
Ainsi que vieil Atlas forcé à l'éternel D'endosser noblement le billot rituel Il croulait sous le poids des misères honteuses Que l'on n'infligeait pas même aux chiennes galeuses !
Jusqu'au moment sacré où, de l'espoir, enfin Se dessine un rayon encore pâle et fin Qui toujours va grondant pour chasser d'un revers L'obscurité, le mal, la froideur des hivers.
Liberté apparaît enfin à l'horizon, A ceux qui la mandent, du fond de leur prison Elle est comme maîtresse, orgueilleuse, éphémère Capricieuse, rageuse, et parfois même amère.
Se donnant entière, et sans cérémonie A celui qui lui sait sacrifier la vie. Pour elle dédaigner bien plus que les honneurs, Les titres, la fortune et même les bonheurs.
C'est ainsi qu'en ce temps, le joug on secoua. Le monstre, sans répit mordit, frappa, roua Suça le dernier sang mais n'eut le dernier mot Il se dressa en vain sans mesurer le flot,
La vague le frappa, alors il chancela Comme pantin tomba et sa tête roula ! Mais, des hommes libres, il en mangea millions Sans que furent connus ces sombres tourbillons !
Des crimes évidents contre l'humanité, Des meurtres d'innocents commis en vérité, On ne connaît pourtant, comble de l'ironie Point d'Inquisition brûlant l'ignominie !
De cela, la morale invite à la question : Peut-on juger soldat, assassin sans raison Des vains massacres faits sur les populations Non de Septentrion mais des autres nations ?
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Connaissez-vous, Madame, assis au premier banc Cet homme sénescent tout habillé de blanc ? II est père des maux, des souffrances et larmes De toutes les douleurs, et du secret des armes.
En pays déchiré non encore pansé Des noires tourmentes subies du passé Il pénètre, sournois, ne pouvant tolérer Que l'ancien esclave puisse se libérer !
Il insuffle le mal, provoque les complots Afin que la nation, ballottée par flots Se brise sur la rive, en niant la raison, De la haine, la rage ou encor la passion.
D'un peuple courageux, unique et valeureux, Il en veut faire deux, ennemis, séditieux Opposés en culture, en langue, en région En us et coutumes sinon en religion.
Faisant de ses valets de faibles opprimés Qu'il se plaît à montrer comme opposants brimés ! Ici, il fanatise et là crée un héros, Qu'il impose à l'esprit tant le mensonge est gros,
Ignorant, malgré tout qu'en ces cœurs généreux Sommeille un peuple grand, uni et orgueilleux, De miracles, capable, et ne posant genoux Pouvant mourir debout, face à haine et courroux.
En ce fier pays, qui de mal tant connut, Qu'on ne laisse souffler, de peur qu'il ne vécut, N'existe point Berbère et point d'Arabe fier, Autre qu'un Algérien bienheureux, comme hier,
Capable tout autant, devant rancune vile, De combattre toujours, cette bête subtile, Et de donner leçons comme par le passé, A qui s'y frotte trop, qui jadis fut chassé.
A un «artiste» ( français ) qui s'étonnait qu'il soit Algérien et qu'il ait gardé son nom, un de nos grands peintres... et poète... et cinéaste, Denis Martinez réplique : «Cher monsieur, sachez que je n'ai pas choisi d'être Algérien. Je suis Algérien. Comme tout le monde. Je suis né en Algérie, de parents et d'arrière-grands-parents nés en Algérie. J'appartiens à une réalité historique du pays. Je m'appelle Martinez, je suis Algérien et je vous emmerde». Ils sont nombreux à penser comme lui... peut-être avec un vocabulaire moins cru. 200 000 avaient choisi l'Algérie en 1962. Il en reste à peine quelques centaines. Souvent «injustement oubliés» (C-E Chitour), sauf lors des anniversaires ou des décès. Un gaspillage monstrueux ! Pour s'en apercevoir, il faut revenir sur les écrits de certains d'entre eux. Des «Saints», pas tous, mais des «Justes», pour sûr !
Le choix de l'Algérie. Deux voix, une mémoire. De Pierre et Claudine Chaulet (Préface de Rédha Malek). Editions Barzakh, Alger 2012. 502 pages. 900 dinars
Claudine est née à Longeau, en France, issue d'une famille républicaine. Pierre est né à Alger, en Algérie et a été élevé dans l'ambiance du christianisme social. Ils se sont rencontrés à Hydra un soir de décembre 1954... chez André Mandouze, le fameux universitaire catholique, militant antifasciste et anticolonialiste, «éveilleur des consciences».
Et, les voilà partis pour une longue et passionnante histoire. Un couple qui s'est engagé immédiatement pour le combat pour la liberté des Algériens et la libération du pays. Un très long parcours pavé de luttes et qui ne s'est jamais arrêté... jusqu'à nos jours. Avec des risques et des sacrifices inimaginables à l'exemple de leur voyage en Kabylie, en 1956, avec le texte de la plate-forme de la Soummam dissimulé dans les langes de leur bébé, Luc (Omar Zellig, le journaliste de la Chaîne III dont on comprend maintenant d'où lui vient cet esprit continuellement «rebelle», s'étant «frotté» très tôt à un document révolutionnaire) ou en février 1957, l'évacuation de Abane Ramdane, lui-même, à bord de la «dodoche» (2 Cv) de Mme Chaulet vers le maquis proche de Blida.
La prison, l'expulsion d'Algérie, le journalisme à Tunis au sein de la rédaction d'El Moudjahid (historique). Claudine est toujours là, soutenant, conseillant, enseignant, agissant... La lutte continue !
L'Indépendance venue, ils sont toujours là, au service du pays. Pour l'un, c'est le secteur de la santé, sa réorganisation et la lutte contre les maladies des pauvres et des démunis comme la tuberculose. Pour l'autre, c'est la recherche sociologique et l'action de promotion du monde agricole, entre autres.
L'islamo-terrorisme, couple sanglant et sanguinaire des années 90, ne les décourage pas. Tout juste, à partir d'un certain moment, un repli momentané, ailleurs, par sécurité, les «étrangers» (en fait, tout ce qui n'était pas «vert») étant tout particulièrement ciblés. Puis, le retour au pays. La lutte continue !
«L'itinéraire des Chaulet est, d'une certaine manière, le reflet fidèle d'une Révolution à laquelle ils ont participé de bout en bout» (Rédha Malek, préface). «Nous étions pris, et le sommes encore, par une histoire qui nous dépasse, au sein de laquelle nous avons essayé de garder lucidité, fidélité, espoir et humour», disent-ils. Une famille révolutionnaire modeste ! Qui dit mieux ?
Avis : Un combat ininterrompu contre le colonialisme et l'injustice, puis d'une lutte contre le sous-développement et pour la justice sociale. A lire absolument et sans retard !
Cardinal Léon Etienne Duval. La voix d'un juste (1903-1996). Un ouvrage documentaire... de Denis Gonzalez. Enag Editions, Alger 2008. 221 pages, 550 dinars
Né en France, le Cardinal Duval est mort à Alger le 30 mai 1996 à l'âge de 92 ans, et il repose dans la basilique Notre-Dame d'Afrique, en terre d'Algérie, comme il l'avait souhaité, juste après sa retraite. Le professeur Asselah raconte que le Cardinal avait insisté pour qu'il soit, un jour, suite à une petite chute malencontreuse, s'opposant aux pressions de ses parents qui voulaient que cela soit fait à Genève, être opéré en Algérie, par des Algériens. Ce qui fut fait.
Issu d'une famille d'agriculteurs, très tôt familier avec les travaux des champs, il sera, par la suite, toujours attentif aux petites gens et à leurs conditions de vie.
Ses prises de position contre la torture, durant la guerre de libération nationale, pour la satisfaction de la volonté d'autodétermination, contre les ultras (des bombes ont été déposées dans la cathédrale et dans trois églises), contre les centres de regroupement, ses appels à la fraternité... lui avaient causé bien des ennuis.
Après l'Indépendance, ayant obtenu la nationalité algérienne, il est élevé à la pourpre cardinalice, et... «grâce à la grande amabilité de Taieb Boulahrouf, ambassadeur d'Algérie près le Qirinal, la solennité a revêtu un caractère national». Le Cardinal est reçu avec de grands honneurs à l'Ambassade d'Algérie... et, pour la première fois, l'hymne national algérien a été entonné à Rome. Des témoignages dont celui du président A. Bouteflika, des documents, des photos, des extraits d'une table ronde tenue le 15 mai 2006 à la Bibliothèque nationale.
A signaler le témoignage émouvant du Pr Asselah, qui rapporte les rencontres «dans une ambiance décontractée» du Cardinal avec les intenables Kateb Yacine, M'Hamed Issiakhem et Ali Zamoum. Léon Etienne Duval, plus qu'un juste, un Saint !
A lire. A méditer. Bien des passages sont dignes de figurer dans les ouvrages scolaires de philosophie et d'histoire. Mais, chez nous, la philo n'a plus droit de cité. Quant à l'Histoire !!!!!!
Un curé d'Algérie en Amérique latine, 1959-1960. De l'Abbé Alfred Bérenguer, Sned, 1966. 261 pages.
Pour savoir que l'Indépendance du pays est le fruit d'efforts collectifs, conjugués à des initiatives individuelles... dont ceux d'un «curé de campagne», un authentique pied-noir, pourchassé par les «services «français. Plus qu'un juste. Un «saint-juste».
La guerre d’Algérie a hélas été ponctuée par des drames en cascade. Parmi ceux-ci, l’épisode de la fusillade de la rue d’Isly, en plein cœur d’Alger, possède une triste spécificité : le 26 mars 1962, des Français tombèrent sous les balles de soldats français.
Cet épisode doit être, comme tout phénomène historique, replacé dans son contexte.
Depuis début 1962, les entretiens d’Évian sont entrés dans une phase active, et chacun sait que la signature d’un accord France-GPRA est imminente. L’activité de l’OAS redouble. En métropole, l’attentat du 7 février 1962, au cours duquel la petite Delphine Renard est gravement blessée, en est un signe.
Mais l’escalade en Algérie est infiniment plus sanglante. Ce même 7 février, le général Salan, pour la première fois, autorise ses commandos à ouvrir le feu sur des soldats français, en cas de nécessité. Décision aggravée par une directive, dite OAS/29, en date du 23 février [2], commençant par cette phrase : « L'irréversible est sur le point d'être commis. » L’irréversible ? En fait, l’achèvement du processus de négociations mettant fin à la guerre. Fidèle à cette logique, Salan considérait donc qu’il fallait de toute urgence provoquer les événements par l’adoption d’une stratégie d’ « offensive généralisée » contre « l’Adversaire », nommément désigné : d’abord « les unités de gendarmerie mobile et CRS », considérées comme totalement fidèles au système, secondement « les unités de l’armée », peut-être « moins satisfaites de leur mission ». Salan, logique avec lui-même, donnait alors comme consigne à ses activistes : « Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS. Emploi généralisé de “bouteilles explosives” pendant les déplacements de jour et de nuit. » On est en présence d’un vocabulaire de guerre civile, on a affaire à un appel ouvert au meurtre contre les forces de l’ordre, légalement mandatées. « Quels sont nos atouts ? » poursuivait Salan. Et il citait en premier lieu « la population » (sous-entendu : européenne), qualifiée d’ « outil valable […] considérée en tant qu’armée dans un premier temps et en tant que masse et marée humaine dans un temps final. »
Ces phrases sont terribles. Elles condamnent Salan devant l’Histoire plus, à mon avis, que la tentative de putsch d’avril 1961. Car l’ex-général connaissait parfaitement la situation réelle du pays, il ne pouvait pas ne pas savoir, alors, que toute tentative de résister à l’indépendance de l’Algérie était désormais vouée à l’échec. Et il instrumentalise (« outil valable ») la population civile.
Suivait enfin cette consigne, qui sonne douloureusement quand on connaît la suite rue d’Isly : « Sur ordre des commandements régionaux, la foule sera poussée dans les rues à partir du moment où la situation aura évolué dans un sens suffisamment favorable. » À l’appel au crime contre ses adversaires, Salan ajoutait l’irresponsabilité envers ceux qu’il disait vouloir protéger : il ne pouvait ignorer que, dans son entourage, il y avait des hommes prêts à tout, de véritables fanatiques. Les mémoires de Jean Ferrandi, 600 jours avec Salan[3], prouvent amplement que la direction de l’OAS était consciente qu’elle ne contrôlait pas tous ses éléments, loin s’en fallait. Donner la possibilité à ces hommes de « pousser la foule dans les rues », était vouer à la mort certaine des civils.
Cette directive est donc du 23 février. Elle est suivie immédiatement d’effet : le 25 février, à Maison-Carrée, près d’Alger, une gendarmerie est attaquée au bazooka ; il n’y a pas (encore) de victimes.
On imagine que l’annonce de la signature de l’accord augmente la tension et précipite la fuite en avant des éléments les plus déterminés de l’OAS.
Dès le 19 mars, Salan réaffirme ses consignes à Radio France, la voix de l’Algérie française, captée par toute la communauté pied-noire : « Je donne l’ordre à nos combattants de harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes d’Algérie. [4]» Notons au passage que c’est à ce moment, le 20 mars précisément, selon le témoignage irréfutable de Jean Ferrandi [5], que Salan envisage un repli vers l’étranger (l’Italie ?) pour y poursuivre la lutte.
Un nom va alors, durant ces terribles journées, symboliser le refus acharné du fait accompli : Bab-el-Oued.
Qu’est-ce, alors que Bab-el-Oued ? Un quartier de 50 à 70 000 habitants, pour l’essentiel des Européens de condition modeste ou moyenne. Là sont nées quelques-unes des plus succulentes anecdotes colportées par la gouaille de quelques écrivains algérianistes. Mais Bab-el-Oued est devenu, avec le développement du conflit, un réduit des irréductibles de l’Algérie française, de cette catégorie de pieds-noirs qui n’avaient, eux, ni les moyens de se replier en métropole, ni les réseaux de connaissances qui leur auraient permis de le faire facilement. Il y a là une injustice supplémentaire, dans cette guerre qui en compta tant, une injustice de classe : ce furent les petits blancs qui, côté européen, payèrent le prix le plus élevé. Sans le plus souvent, hélas, s’interroger sur ceux qui avaient réellement créé cette situation et qui, eux, s’en sortirent.
Le 20 mars, une proclamation, signée par Jacques Achard, alias Alpha, prétend interdire le quartier à l’armée et aux forces de l’ordre :
CRS, gendarmes mobiles, soldats du quadrillage, vous avez jusqu’au jeudi 22 mars, à 0 heure, pour ne plus vous occuper des quartiers délimités par la caserne Pélissier, la caserne d’Orléans, Saint-Eugène, Climat de France [6]. Passé ce délai, vous serez considérés comme des troupes servant un pays étranger… Le cessez-le-feu de M. de Gaulle n’est pas celui de l’OAS. Pour nous, le combat commence. [7]
Il faut savoir que les portraits que nous possédons d’Achard ne sont guère à son avantage. Il n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, le plus serein, le plus maître de ses nerfs des cadres de l’OAS.
Le 21 mars a lieu un acte irréparable : une attaque, cette fois-ci contre des blindés postés près du tunnel des Facultés, en centre-ville, laisse 18 gendarmes morts.
Le 23, un autre commando tire, avenue de Bouzaréa, sur un camion de soldats du contingent : cinq appelés sont tués. Une dizaine d’autres membres des forces de l’ordre tombent lors d’affrontements isolés. Le bilan de ce 23 mars est de 15 morts et 77 blessés parmi ces forces de l’ordre [8], probablement du même ordre de grandeur parmi les assaillants [9].
Le 25, la caserne de gendarmerie de Millepère est l’objet d’une attaque en règle : 8 obus de mortier. Il y a des blessés [10].
Lors du procès Salan, le général de gendarmerie Chérasse livrera au tribunal des chiffres impressionnants des victimes de son corps : pour la période d’après Évian (entre le 19 mars et la mi-mai), 15 morts et 65 blessés par attentats et 162 victimes (morts et blessés confondus pour cette seconde catégorie) lors d’attaques de colonnes de gendarmes [11].
On imagine l’état d’esprit des gendarmes et soldats visés.
Les autorités décident alors le bouclage total de Bab-el-Oued. Le quartier est alors littéralement encerclé, les téléphones sont coupés. Des blindés cernent le quartier. Des tireurs isolés de l’OAS sont attaqués par des hélicoptères et même des avions. Mais, à la lisière du quartier, tout est relativement calme. Des pieds-noirs s’approchent des soldats, dialoguent. Volonté sincère de fraterniser ou technique mise au point par l’OAS ? Toujours est-il que les autorités instaurent alors une zone interdite.
Le même jour, l’OAS décide de changer de tactique et d’organiser une manifestation du reste de la population algéroise, pour marcher sur Bab-el-Oued et rompre l’encerclement. C’est le colonel Vaudrey, qui commande l’OAS pour la zone dite Alger-Sahel, qui prend cette décision :
Halte à l’étranglement de Bab-El-Oued. Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab-El-Oued. On affame cinquante mille femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la famine, par l’épidémie, par « tous les moyens » ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué vingt mille Français en sept ans. La population du Grand Alger ne peut rester indifférente et laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais. Il faut aller plus loin : en une manifestation de masse pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, de Hussein-Dey et d’El-Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre du bouclage de Bab-El-Oued. Non les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-El-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à l’oppression sanguinaire du pouvoir fasciste. Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures. Faites pavoiser. [12]
Cet appel est rapidement porté à la connaissance de toute la population européenne, ce qui était courant à l’époque.
Quoi de plus naturel, après tout, que de briser le blocus militaire d’un quartier habité par des civils ? Sauf que cedit quartier était truffé d’hommes en armes, que des dépôts d’armes et de munitions y étaient de notoriété publique entreposés, sauf que l’OAS avait déclaré être en guerre et que bien des militaires français, excédés, n’étaient pas loin de penser la même chose sans pouvoir le dire. Ceux qui, connaissant cette tension, prirent la décision de lancer une population civile dans une telle expédition, ont fait une sorte de pari : soit la troupe était contrainte de renoncer, et donc laissait passer la foule, et c’était une victoire politique, soit elle la contenait, nécessairement par la violence, compte tenu des états d’esprit surchauffés, et c’était un drame, profitant de fait, également, à l’OAS.
Cette dernière jouait donc dans tous les cas gagnant aux yeux d’une partie de la population pied-noire la plus désespérée, mais aussi le plus radicalisée.
Le 26 mars, avant le drame
Le 26 mars 1962 était un lundi.
Le matin, le préfet d’Alger, Vitalis Cros, diffuse un communiqué interdisant la manifestation :
La population du grand Alger est mise en garde contre les mots d’ordre de manifestation mis en circulation par l’organisation séditieuse. Après les événements de Bab-El-Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel évident. Il est formellement rappelé à la population que les manifestations sur la voie publique sont interdites. Les forces du maintien de l’ordre les disperseront, le cas échéant, avec toute la fermeté nécessaire. [13]
À la périphérie de Bab-el-Oued, les équipes de surveillance, qui contrôlent les barrages, sont sur le qui-vive. Le barrage mis en place rue d’Isly est confié au 4e régiment de Tirailleurs. La composition de cette équipe a fait l’objet d’une controverse : pour les uns, il s’agissait de supplétifs algériens, arrivés depuis quelques jours seulement de postes isolés du bled et lâchés, quelque peu affolés, dans une Alger au bord du gouffre [14] ; pour d’autres, au contraire, ces soldats étaient habitués au maintien de l’ordre en milieu urbain, ayant été engagé par deux fois déjà lors des émeutes de décembre 1961 à Belcourt et dans l’opération de fouille de Bab-el-Oued les jours précédents [15]. Il y a là un point d’histoire à élucider. Ce barrage est sous le commandement du lieutenant musulman Daoud Ouchène.
Dans la matinée, toute la population européenne d’Alger est en effervescence. Le préfet Vitalis Cros comprend vite que l’emprise de l’OAS sur la population européenne est telle qu’il risque d’y avoir des centaines de milliers de manifestants. De premiers jets de grenades lacrymogènes, par hélicoptères, ont lieu.
Vers 14 heures, bravant les interdits, de premiers manifestants se présentent devant la Grande Poste et s’engagent dans la rue d’Isly. Pourquoi ce lieu est-il important ? Les autres axes (boulevard Carnot, rue Alfred-Lelluch, rampe Bugeaud) ont été hermétiquement bouclés par des chevaux de frise. Rue d’Isly, on a manqué de barbelés.
Nous sommes à un moment fatidique, celui du contact entre la foule, qui alterne les menaces et les tentatives d’attendrissement (certains témoins évoquent des femmes européennes qui embrassent des soldats). Les slogans fusent : Al-gé-rie française… L’ar-mée avec-nous… La foule entonne La Marseillaise, puis l’inévitable Chant des Africains.
Le barrage mis en place rue d’Isly est compressé, ses défenseurs quelque peu impuissants. Les appels au calme sont sans effet aucun.
Paris Match, dans son édition du 7 avril, publie une série de photos sur le drame. La première est légendée :
Le lieutenant les avait suppliés. Personne ne sait encore que le drame va éclater. Drapeaux en tête, 3 000 manifestants, qui voulaient rejoindre Bab-El-Oued bouclé, s’arrêtent à l’entrée de la rue d’Isly devant une section de tirailleurs algériens. Le lieutenant les adjure :
– N’avancez pas, nous avons ordre de tirer. L’instant est dramatique, les nerfs surtendus. […] – Vous n’allez tout de même pas tirer sur nous, dit un manifestant. Un soldat musulman, terrifié, crie : – Nous tirerons, je vous dis, nous tirerons…
Mais il n’y a pas, dans la foule, que des hommes avenants et des femmes qui embrassent. Plusieurs témoignages attestent qu’il y a des agressions verbales, de la part de jeunes gens excités, contre les soldats musulmans. Le mot fellagha est jeté au visage.
Le lieutenant Ouchène s’approche alors des manifestants et entame un dialogue… qui se révèle de sourds. Les manifestants répètent qu’ils ne veulent que rentrer dans Bab-el-Oued, l’officier qu’il a des ordres. Il consent toutefois à laisser passer une délégation de 30 personnes. Il est 14 heures 15.
Le lieutenant a-t-il péché par excès de confiance en la parole des porte-parole des manifestants ? Toujours est-il que, cette brèche étant ouverte, ce sont plusieurs centaines de pieds-noirs qui s’y engouffrent. Le climat, déjà tendu, confine à l’insupportable : des insultes racistes sont proférées par la foule, certains crachent sur les soldats. Ouchène correspond avec sa hiérarchie : les ordres formels lui sont confirmés : empêcher l’invasion de Bab-el-Oued.
Les quelques centaines de personnes qui ont franchi, sans véritable violence, le premier barrage, sont alors prises comme dans une nasse. En cas d’aggravation de la violence, elles seront les premières victimes. C’est ce qui arriva.
La fusillade
C’est alors qu’éclate un premier coup de feu. Il est 14 heures 45 – ou 50 –, les témoignages divergent légèrement.
À la question : qui a tiré ce coup de feu ?, il ne sera jamais vraiment répondu. Le haut-commissaire de France, Christian Fouchet, plus haute autorité de l’État en Algérie, écrira dans ses mémoires : « Les premiers coups de feu furent tirés d’un toit par un provocateur. Mais personne ne le prouvera jamais. »
C’est également la thèse du préfet Vitalis Cros.
Yves Courrière reprend cette thèse de premiers coups de feu tirés des toits ou des étages supérieurs du 64 rue d’Isly et du carrefour de cette même rue et de l’avenue Pasteur. Cette thèse est retenue aujourd’hui par la majorité des historiens.
À l’opposé, la thèse de l’historiographie dominante chez les Français d’Algérie est celle de premiers coups de feu tirés par des soldats chauffés à blanc par la propagande officielle, hostiles aux pieds-noirs, ces empêcheurs de finir une guerre. Une version plus douce est que ces soldats, inexpérimentés, se seraient sentis menacés.
Certains ajoutent : ce sont des soldats musulmans, placés là intentionnellement par un état-major machiavélique, qui auraient tiré. D’autres vont plus loin, tel Pierre Sergent : « On dit même – et c’est à peu près certain – qu’il y avait là des unités du FLN. [16]»
On trouve même dans ces milieux la thèse d’un machiavélisme gaulliste : des barbouzes auraient réussi à se faire passer pour des activistes OAS. L’un d’entre eux, un Asiatique (on connaît la hantise des Asiatiques – en fait, des Vietnamiens francophiles de l’époque de la guerre d’Indochine – dans les milieux Algérie française) aurait même été arrêté, mais la police l’aurait fait disparaître. Lors du procès du Petit-Clamart, Me Tixier-Vignancour reprit cette thèse et cita un nom [17].
Compte tenu du climat, des intentions des uns et des autres, la thèse de la provocation venue d’un toit ou d’un balcon des étages supérieures de la rue d’Isly – et donc d’un homme de l’OAS – paraît la plus probable.
Ensuite, durant plusieurs minutes, la fusillade éclate, apparemment un temps sans contrôle de la part des officiers français.
Les cris angoissés et répétés Halte au feu !, que l’on entend sur les bandes sonores, prouvent que, durant en tout cas quelques minutes, les ordres n’étaient plus respectés. Panique ? Vengeance ?
Les manifestants, sous le feu de projectiles venant de toutes les directions, courent, certains sont fauchés. D’autres se sont couchés sur les marches de la Grande Poste, elle aussi objet de tirs intensifs.
Récit de Francine Dessaigne, mère de famille pied-noire :
La première rafale part, c’est la panique. Nous courons quelques mètres et nous nous couchons. Les gens crient, les balles sifflent. Un fusil-mitrailleur tenu par un musulman posté au coin de la rue d’Isly tire à son tour. L’armée française, portant l’uniforme français, vise et tire sur des civils couchés. J’ai vu, je peux témoigner de cette honte. [18]
Enfin, l’ordre « Halte au feu ! » est respecté. Yves Courrière décrit des « Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle ». Certains sont la proie de crise de nerfs. Partout, les cadavres sont allongés, mêlés aux blessés, à divers débris, à des éclats de vitres, des objets divers.
Combien de temps a duré cette fusillade ? Les témoignages divergent. Mais il est vrai qu’en ces circonstances les acteurs des événements ne pensent guère à la postérité.
En milieu d’après-midi, en tout cas, l’armée est maîtresse du terrain. La population est partie ou reste terrée chez elle, les activistes de l’OAS avaient prévu depuis longtemps des itinéraires de sortie.
La fouille de la ville commence. On trouvera 579 armes de chasse, 34 fusils de guerre, 9 pistolets-mitrailleurs, 263 grenades, 5 postes émetteurs-récepteurs, 100 kg d’équipement radio et plus de 2 tonnes d’équipements militaires divers [19], ce qui, pour un quartier habité de civils, était une performance…
Combien de victimes ?
Les chiffres de Courrière (46 morts relevés le jour même, puis quelques autres morts de leurs blessures, soit un total dépassant 50) sont corroborés par une petite brochure de 1962, émanant des milieux Algérie française, Le massacre d’Alger. Alger, 26 mars 1962, publiée sans date ni lieu d’édition, qui avance le chiffre de 53 morts. Dès le 1er juin 1962, un Livre blanc, sous-titré Alger, le 26 mars 1962, publié cette fois-ci en métropole (et immédiatement interdit), est dédié « à la mémoire des 80 morts et en souvenir des 200 blessés de la fusillade ». Chiffre repris, par exemple, par Pierre Sergent, dix ans plus tard [20]. Le site Internet de l’Association des familles des victimes du 26 mars 1962 avance le chiffre de 100 morts.
Révisant – et niant – quelque peu l’Histoire, l’un d’eux va jusqu’à écrire :
Le spectacle horrible de la fusillade la plus sanglante connue en France depuis la Révolution, celle commise par Bonaparte sur le parvis de l’église St Roch, usant du canon pour massacrer les insurgés royalistes. Ni en 1830, ni en 48, ni sous la Commune, ni jamais après, des forces françaises n’avaient abattu autant de civils en une seule fois. [21]
Aujourd’hui, une enquête faite par une adhérente de l’association Alger. 26 mars 1962, qui a dressé une liste nominative, aboutit au chiffre de 65 victimes.
Qui est responsable ?
Mais c’est évidemment la question des responsabilités du drame qui s’impose à tous les esprits. Pour la majorité des associations de pieds-noirs, le pouvoir gaulliste a manipulé officiers et soldats français, a organisé la haine contre leur communauté. Pis : il lui fallait du sang français pour parfaire son infamie.
A contrario, la majorité des commentaires sur cette tragédie dénonce l’irresponsabilité – ou la criminalité – de ceux qui ont envoyé une foule de civils face à des soldats ayant des ordres, sachant à l’avance que le drame était… possible ? probable ? certain ?
C’était d’un égoïsme splendide et d’un cynisme écœurant. Ces « chefs » ne pouvaient pas ne pas savoir le jeu terrible qu’ils faisaient jouer aux autres. Peut-être espéraient-ils encore, contre toute vraisemblance, un revirement de dernière heure de certaines unités militaires ? Peut-être recherchaient-ils un succès de prestige par le défilé triomphal d’hommes et de femmes, rompant les barrages et allant tendre leurs mains à leurs compatriotes enfermés. Mais peut-être aussi ne pensaient-ils qu’à se servir d’un désastre probable et à pouvoir crier au martyre du moment qu’ils n’avaient pu chanter victoire ! Si tel était leur plan, ils l’ont mené à bien ! La tuerie de la rue d’Isly du 26 mars 1962 a effacé, dans l’esprit des Européens d’Algérie, le meurtre des soldats du contingent et l’échec de l’insurrection de Bab-El-Oued. [22]
Prudent, Yves Courrière renvoie dos à dos deux séries d’irresponsables.
Le 26 mars 1962 dans la mémoire pied-noire
Depuis mars 1962, les plaies ne sont pas refermées. Sans même évoquer ceux qui ont vu leurs proches blessés ou tués par des balles françaises, c’est l’ensemble de la population pied-noire qui est traumatisée.
Dès le 26 mars 1963, cette communauté a tenu à saluer la mémoire des victimes – messes dites à l’église de la Madeleine à Paris, à Lyon, à Toulouse, dans des petites villes… [23]. Des plaquettes ; des ouvrages de témoignages, nombreux, ont été publiés. Des associations (dont le Souvenir du 26 mars et l’Association des familles des victimes du 26 mars 1962), certains sites Internet, de la mouvance Algérie française honorent toujours la mémoire des victimes. Le Cercle ADIMAD (Association amicale pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus et exilés politiques de l’Algérie française) signale par exemple diverses initiatives prises le 26 mars 2007 à Paris, Béziers, Antibes (rassemblements, dépôts de gerbes, messes).
Déclaration du président du Cercle algérianiste de Béziers, Patrice Weiss :
Nous allons faire un dépôt de gerbes, observer une minute de silence en pensant aux victimes lâchement assassinées par les balles françaises en ce jour anniversaire du 26 mars 1962, rue d'Isly à Alger, mais aussi à la mémoire de tous ceux civils et militaires, qui sont allés jusqu'au bout de leur engagement, sacrifiant leur vie afin de ne pas trahir le serment de ne pas abandonner aux terroristes, aux barbares, aux islamistes, cette province française.
Ainsi, de nostalgie pour une Algérie française mythifiée en lutte affirmée contre l’islam (ici appelé islamisme), certains continuent un combat politique, affirmé comme tel. Est-ce bien là honorer la mémoire de victimes ?
Conclusion
Le drame du 26 mars 1962 apparaît comme un miroir grossissant des incompréhensions, des difficultés de s’avouer à elle-même la vérité qu’a connues la communauté européenne d’Algérie dès le début de cette guerre et, plus encore, lorsqu’il fut éclatant pour chacun que ce pays serait un jour indépendant.
Diverses voies s’offraient alors à la minorité européenne. Elle s’engouffra dans une seule, qui se révéla être une impasse – ce qui aurait été largement prévisible si les passions et la négation de l’Histoire en train de se faire n’avaient obscurcis tous les raisonnements. L’OAS, tout à la fois émanation de ce malheur de vivre et arme qui l’accentua, porte la plus lourde responsabilité de ce drame. Pas la seule : la violence, souvent gratuite, de membres du FLN ou d’éléments incontrôlés, surtout à partir du printemps 1962, certains aspects détestables de la politique gouvernementale française, le mépris personnel du général de Gaulle à l’encontre des pieds-noirs, ajoutèrent aux circonstances dramatiques.
Mais il reste que c’est l’acharnement de l’OAS qui précipita la population européenne d’Algérie dans ce malheur de vivre, qui n’est pas achevé pour l’essentiel. Quand on lit, un demi-siècle plus tard, les Confessions de Jean-Jacques Susini, on est confondu par le calcul froid, cynique, qui présida aux décisions de cette organisation. La violence, dit-il encore en 2012, était :
… mûrie, planifiée, dès le début de l’organisation. Nous cherchions à remobiliser la population et l’armée en vue d’un nouveau coup de force. Pour les convaincre que cette fois nous pouvons réussir, nous devons apparaître aux yeux de tous comme une armée de combattants, un parti révolutionnaire capable - il y a des précédents - de changer le cours de l’histoire. [24]
Susini et ses fanatiques ont bien « changé le cours de l’histoire » : ils ont détruit les dernières possibilités, pour des centaines de milliers d’Européens d’Algérie, de rester dans leur pays natal.
Mais, plutôt que de conclure avec une citation de Susini, je préfère reprendre les paroles de Jules Roy, cet officier, ce pied-noir, lorsqu’il apostropha Massu. Même si les circonstances sont différentes, il y a là des échos qui évoquent l’OAS :
Croyant trouver en vous un sauveur, ces naïfs [certains Européens d’Algérie] se sont précipités derrière vous. Vers le gouffre. Mais vous en réchappez et vous montez en grade, tandis qu’eux… Les vrais défenseurs de leur avenir étaient ceux qui essayaient, malgré vous qui vous en teniez à la lettre de vos directives, de sauvegarder les chances d’une coexistence entre les deux communautés […]. La victoire ne va pas à celui qui torture, mais à celui qui a raison. Germaine Tillion, cette femme courageuse que vous insultez, a mieux défendu les pieds-noirs que vous, qui fûtes le préparateur des malheurs que nous voulions leur épargner. [25]
C’est contre eux, les amis de Susini, que devraient manifester en ce moment nos compatriotes de l’ex-Algérie française, avec nous, les amis de Jules Roy.
Alain Ruscio Communication du 17 mars 2012 lors de notre colloque organisé à Évian pour le cinquantenaire des accords. Texte publié dans Le Lien 62, avril 2013
Notes :
Toute cette chronologie dans Rémi Kauffer, « OAS : la guerre franco-française d’Algérie », in : Mohammed Harbi & Benjamin Stora (dir.), La Guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004. ↩
In : OAS parle, Paris, Julliard, coll. Archives, 1964. ↩
Vitalis Cros, « Bab-el-Oued : Fort Chabrol ? », Historia Magazine, série « La guerre d’Algérie », n° 107, 1973. ↩
Qui ne laissaient pas leurs morts et leurs blessés sur le pavé (« L’OAS soigne ses blessés seule »). ↩
Général de gendarmerie André Chérasse, Procès Salan, Témoignage, 17 mai 1962, in : Le procès du général Raoul Salan, Paris, Nouv. Éd. Latines, 1962. ↩
Jacques Frémeaux, « La gendarmerie et la guerre d’Algérie », in : Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Paris, Éd. Complexe, 2001. ↩
Cité par Morland, Barangé & Martinez Martinez, Histoire de l’Organisation de l’Armée Secrète, Paris, Julliard, 1964. René Duval, alors envoyé spécial d’Europe1, témoignage, in : Paris et la guerre d’Algérie. Une mémoire partagée, actes du colloque organisé par l’Espace parisien Histoire/ Mémoire/ Guerre d’Algérie, Paris, Hôtel de Ville, 19 mai 2009. ↩
René Duval, alors envoyé spécial d’Europe1, témoignage, in : Paris et la guerre d’Algérie. Une mémoire partagée, actes du colloque organisé par l’Espace parisien Histoire/ Mémoire/ Guerre d’Algérie, Paris, Hôtel de Ville, 19 mai 2009. ↩
Christian Weber, Le massacre de la rue d’Isly (film), 2008. ↩
Le malentendu algérien, entretiens avec André-Paul Dubois, Paris, Fayard, 1974. ↩
Jean-Pierre Richarte, ancien officier, présent sur les lieux, « Mars 1962 en Algérie, après les accords d’Évian », site Alger-roi, 8 septembre 2008. ↩
Francine Dessaigne, Journal d’une mère de famille pied-noire, Paris, L’Esprit Nouveau, 1962. ↩
« Bilan de la fouille de Bab-el-Oued », coupure de presse non identifiée, fin mars 1962, numérisée sur le site Exode 1962. ↩
Dans ma larme s’étend l’injuste addition que m’impose l’éloignement et que je règle de mes pleurs d’apatride à l’émotivité déchue. Ma larme renferme la broche kabyle de ma mère, le henné qui fleurait sa main et une pierre de ma maison criblée des traces de mes rires et de mes chroniques d’enfant cédées à la confiance close de mon pacte avec de tristes avantages. J’ai dans ma larme quelques gouttes de la pluie qui tombe sur Alger et un peu des soupirs des justes râlants sur la hampe de son drapeau brûlé. J’ouvre ma larme comme on ouvre sa valise et Alger s’ouvre devant moi à son tour tel un éventail d’expressions exquises. Beaucoup de sensations pour des yeux surets et discrets qui surgissent du passé, pellucides et muets devant la sensualité sacrée Alger flotte sur la mer comme un flocon de neige éternel. Qui l’imagine aux temps arabe, turc et français, la verrait à chaque fois émerger blanche et innocente des orgies des conquérants qui ont tenté de l’auréoler de couleurs sales. La blanche, car au matin céleste, elle s’ouvre discrètement dans une nudité laiteuse qui apaise les crochets de la douleur et de la faim comme l’exige le burnous blanc de nos ancêtres. Infiniment blanche parce qu’on lui succombe facilement tels des soupirants forbans dont les yeux s’ouvrent à faire ventre des contours d’une vierge aimante mais tenace à demeurer chaste indéfiniment.
Alger des crépuscules écarlates aspergés de délires célestes. Alger de ma mer bleue d’où émanent les vagues en houles halées par le vent jusqu’aux premières lueurs des aubes qui augurent quelques fois le tragique quand le crime se prépare au tournemain de la nuit aux yeux dardant. Alger, jouvencelle timide née de l’humilité des berbères Beni-Mezghena, finement ciselée de vers si précis, si simples et si limpides qu’ils éclairent les abysses terrestres et les profondeurs du ciel. Lorsque l’on arrive vers elle, par la mer ou par les routes, elle dévoile ses panneaux et fait pivoter les regards encaissant les frets poignants des départs. Elle descend de la basilique de Notre-Dame d’Afrique qui crâne sur le mont qui fait son dessus jusqu’au port où fourmillent les pas hagards des exilés aux illusions fichues. Bonjour Miramar, bonjour Franco et Bains-romains. Bonjour Beau Fraisier, Bouzeréah, Climat de France, El Biar et les Tagarins. Bonjour boulevards des vitrines, des rencontres et du prêt-à-porter. Bonjour front de mer des randonnées nocturnes. Bonjour Hydra des dobermans et des golden boys en herbes ; bonjour le Golf, quartiers des gouvernants et des clans qui hébergent les sympathies suspectes des sacripants qui s’épuisent en activités douteuses. Bonjour Bab Ejdid, Soustara et Bab El Oued, hauts lieux des révoltés d’octobre. Je vous salue quartiers des enfants terribles, des salaires indécents et des défis où la noblesse est toujours mise à contribution. Bonjour foyers où flottent les odeurs de chez nous, les arômes de l’encens, du cumin, du poivre rouge, des merguez cuites dans de petits braseros des rues pavées. Salut à toi Casbah, aquarelle à la fois libre et complète, redoublant d’éclat sous la clameur du zénith. Citadelle indomptable du kabyle Sidi Mohamed Cherif, saint aux deux tombeaux et des artistes aux ascendants combatifs. Tes requêtes et ta précellence se livrent à l'œil de l'amoureux éprouvé comme une graine d’anis qui parfume le pain. Tu secoues de souvenirs d'émeraudes la mémoire du kabyle que je suis dont l'aïeul à probablement péri sous le fouet turc en pétrifiant le ciment ottoman. Ce n’est pas au jour levé qu’Alger fait connaissance avec le soleil, il cabote ses côtes depuis que la pierre est pierre, depuis que le jasmin est jasmin. Il ne la quitte jamais. Il la couvre de vie, d’espoir et de certitudes. Il irrigue ses toits, ses versants et ses faubourgs. Ses rayons arrosent ses jardins, ses criques et collines. Alger et le soleil, deux éléments d’un couple qui brûlent l’un pour l’autre et leur flamme incendie la charge des solitudes à la manière des vieux amants qui partagent leur idylle avec les rhapsodes qui aiment à se tenir en faction au premier rayon du soleil quand il apparaît entre les cimes des monts. Je voudrai tellement écorcher mes inquiétudes et dépouiller le silence de ce qu’il a de cruel. Je regarde venir à moi les mots ambrés de mes étreintes et je les vois séducteurs telles des ombres frémissantes d’une surprenante affection. Heureux l’errant que l’on croit fou parce qu’il n’est allé nulle part, il répercute ses blessures dans les alvéoles de la ville blanche sans craindre le murmure violent de l’oubli. Quoique l’histoire l’ait faite, Alger la belle la rebelle reprend à chaque fois son bruit d’amour élevé de ses crêtes, heureuse de concéder des droits à l’expression du souffle chaud des résistants. Son souvenir crépite comme un feu dans un Karoun, il fait reculer le liquide des nuits froides et fait plier l’ennui. Préau des cultures et des inspirations, elle recueille dans son panthéon les insurgés et les intraitables ouvriers de la mémoire prompts à relever sa dignité mille fois poissée par les dealers de la chose politique. Alger la berbère contrainte à naviguer entre le liquide de la gloire et celui du vaudevillesque. Elle n’a nul besoin des diplomates faquins rompus et corrompus, habiles mais inutiles ; elle se fout des fourbes religieux qui se font élire tribuns ; elle se fout des hâbleurs félons qui se plaisent à pester dans d’éprouvantes campagnes électorales ; elle se fout des militaires indus élus qui n’ont jamais connus ses rues secrètes et les arrière-salles des cafés banlieusards ; elle se fatigue d’être la capitale des cultures qui l’oppriment. La brise de ses poètes lui suffit, elle fait son sourire dansant qui éblouit et luit au bout de ses nuits comme une vierge aux lèvres humectées de Souak.
Humains, mes cousins; après vous avoir côtoyés quelques temps je retourne où me mènera le vent; je n'ai pas compris vos paroles de paix vous qui, indéfiniment, réinventez la guerre je n'ai pas compris vos blasphèmes alors que vous discourrez de poèmes; pourquoi fuyez-vous la lumière et préférez-vous, à la vérité, les secrets ?
Humains, mes cousins; je vous laisse à votre destin et je reprends mon chemin
que votre Dieu vous protège de vos sacrilèges
Fanon, Amrouche et Feraoun Trois voix brisées qui nous surprennent Plus proches que jamais Fanon, Amrouche, Feraoun Trois source vives qui n’ont pas vu La lumière du jour Et qui faisaient entendre Le murmure angoissé Des luttes souterraines Fanon, Amrouche, Feraoun Eux qui avaient appris A lire dans les ténèbres Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Portant à bout de bras Leurs oeuvres et leurs racines Mourir ainsi c’est vivre Guerre et cancer du sang Lente ou violente chacun sa mort Et c’est toujours la même Pour ceux qui ont appris A lire dans les ténèbres, Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Mourir ainsi c’est vivre.
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KATEB YACINE
POUSSIERES DE JUILLET
Le sang Reprend racine Oui Nous avions tout oublié Mais notre terre En enfance tombée Sa vieille ardeur se rallume
Et même fusillés Les hommes s’arrachent la terre Et même fusillés Ils tirent la terre à eux Comme une couverture Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir
Et sous la couverture Aux grands trous étoilés Il y a tant de morts Tenant les arbres par la racine Le cœur entre les dents
Il y a tant de morts Crachant la terre par la poitrine Pour si peu de poussière Qui nous monte à la gorge Avec ce vent de feu
N’ enterrez pas l’ancêtre Tant de fois abattu Laissez-le renouer la trame de son massacre
Pareille au javelot tremblant Qui le transperce Nous ramenons à notre gorge La longue escorte des assassins. .
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