Olivier Le Cour Grandmaison est politologue français. Enseignant universitaire en sciences politiques et philosophie politique, il est l’un des spécialistes reconnus des questions liées à l’histoire coloniale.
Auteur de nombreux ouvrages, son dernier en date est Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale (La Découverte, 2019). Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur l’épineux dossier de la mémoire entre l’Algérie et la France relancé avec la restitution des 24 crânes de résistants algériens, à l’occasion de la célébration du 58e anniversaire de l’indépendance et dans un contexte de résurgence du discours décolonial dans les anciens empires coloniaux.
Propos recueillis par Samir Ghezlaoui
-Quelle lecture faites-vous de la restitution à l’Algérie des crânes de martyrs déportés en France durant la colonisation ?
Comme souvent, pour ne pas dire comme toujours, dès lors qu’il s’agit d’événements majeurs de la colonisation qui doivent être qualifiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, il est question pour les autorités françaises de céder sur un point pour mieux préserver l’essentiel. Céder pour faire oublier les tensions récentes entre la France et l’Algérie. Préserver l’essentiel en refusant de reconnaître, comme Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle l’avait pourtant déclaré, que la colonisation fut un crime contre l’humanité. Les ressorts de cette restitution sont diplomatiques, et de politique intérieure : ménager l’électorat de la droite et de l’extrême-droite que le président de la République courtise régulièrement et de façon éhontée. Rien à voir donc avec un souci véritable de l’histoire, de la vérité et de la reconnaissance effective de ce qui a été perpétré par la France en Algérie de 1830 à 1962, et dans d’autres colonies conquises entre 1885 et 1913.
-Qu’en est-il du dossier des archives qui revient à chaque fois sur le devant de la scène médiatique quand il s’agit de traiter de la question mémorielle entre les deux pays ?
Là encore, beaucoup de promesses et quelques décisions bien mises en scène par des professionnels de la communication, mais en pratique peu de décisions concrètes. C’est ce que constatent tous ceux qui souhaitent pouvoir consulter librement lesdites archives. Je pense en particulier aux archives relatives aux massacres du 8 mai 1945 et du 17 octobre 1961, puisqu’une bonne partie de ces dernières demeurent toujours fermées. Quant à l’accès aux archives les plus sensibles, il reste soumis au principe des dérogations. Et donc, à l’arbitraire de certaines institutions, comme l’armée et la police, soucieuses de leur image et de la défense de la raison d’Etat au détriment de la vérité historique. Ainsi, les changements sont cosmétiques et pas à la hauteur de ce qui est attendu. Le système dérogatoire est une entrave manifeste aux libertés académiques et à celles de la recherche.
-Alors que la Belgique rejoint le club restreint des pays ayant présenté des excuses pour leurs crimes coloniaux en Afrique, peut-on espérer que la France fasse de même surtout qu’il y a toujours une forte attente en Algérie mais également dans d’autres pays, récemment la Tunisie entre autres ?
La déclaration du roi des Belges concernant le Congo (RDC, ndlr) constitue un pas significatif après des décennies d’occultation, de silence et de déni. Rappelons que d’autres avancées importantes ont eu lieu à travers le monde en matière de reconnaissance des crimes commis par les Etats coloniaux. Par exemple, l’Allemagne a reconnu le génocide des Nama et Herero perpétré en 1904 dans sa colonie du Sud-Ouest africain (Namibie, ndlr). De même, la Grande-Bretagne a reconnu que «les Kényans ont été soumis à des actes de torture et à d’autres formes de maltraitance de la part de l’administration coloniale». Ces mots ont été gravés sur un mémorial financé par le gouvernement britannique et érigé à Nairobi pour rendre hommage aux milliers de personnes massacrées par les troupes de sa majesté lors du soulèvement des Mau-Mau dans les années 1950.
Enfin, la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Australie et les Etats-Unis ont tous admis que des traitements indignes avaient été infligés aux populations autochtones de leurs territoires respectifs. Dans plusieurs cas, la reconnaissance officielle s’est accompagnée de réparations financières accordées aux victimes ou à leurs descendants. Par contre, les présidents et les gouvernements français successifs font preuve d’un mépris confondant et scandaleux envers ceux que la France coloniale a exploités, opprimés et massacrés sans vergogne et envers leurs héritiers français ou étrangers lesquels ne cessent, avec des universitaires, des militants, des associations et quelques organisations politiques, de réclamer la reconnaissance des crimes d’Etat commis sur les territoires coloniaux et même en métropole ; je pense surtout au massacre du 17 octobre 1961.
-Pourquoi à votre avis l’Etat français et une partie de la société française ont-ils du mal à admettre clairement que la colonisation était un crime contre l’humanité et, de ce point de vue, elle ne pouvait pas avoir le moindre aspect positif pour ses victimes, autrement dit les colonisés ?
Il s’agit d’une pusillanimité de l’Etat français et de tous les partis dits de gouvernement, de droite comme de gauche. La preuve, il n’y a eu aucun progrès significatif sous la présidence de François Hollande, en dépit de quelques déclarations antérieures, et celle d’Emmanuel Macron, qui persévère dans la voie de l’esquive. À cela s’ajoutent les déclarations scandaleuses de certains dirigeants de droite et d’extrême-droite ou encore de personnages médiatiques, comme Finkielkraut, Zemmour et autres faux historiens et vrais idéologues, estimant tous que la colonisation a eu des effets positifs et qu’elle aurait été motivée par la volonté de civiliser les peuples conquis !
Il est assez stupéfiant d’assister à la réhabilitation d’un tel discours, caractéristique de la mythologie nationale-républicaine de la IIIe République, qui tend à faire croire que la France est un pays à nul autre pareil et qui serait toujours fidèle à ses idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. C’est une vieille idéologie dont le retour en grâce est le signe d’une involution politique qui se conjoint avec la stigmatisation, de plus en plus importante, des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale accusés de faire peser des menaces existentielles sur la France et d’être autant de preuves du « grand remplacement ».
-Vous faites partie justement des signataires d’une pétition appelant à «décoloniser l’espace public». En sachant que ce débat aussi divise la classe politique et l’opinion, au point par exemple que le président Macron s’est prononcé contre le «déboulonnage» des statues de certaines figures colonialistes et esclavagistes. Espérez-vous quand même qu’une telle démarche aboutisse à quelque chose de concret ?
Il s’agit d’un appel unitaire initié par le Front uni des immigrations et des quartiers populaires, signé par de nombreuses associations, organisations syndicales et politiques. Cette démarche rappelle combien le passé colonial est encore présent dans l’espace public français : boulevards, rues et statues portant les noms de conquérants, ces «héros» de la France et de la République coloniales, qui furent les bourreaux des peuples «indigènes» réduits en esclavage, exploités, spoliés, massacrés et déportés.
A cet appel s’ajoute un second intitulé «Pour une République antiraciste et décolonisée» (lire El Watan du 5 juillet https://www.elwatan.com/edition/international/france-pour-une-republique-francaise-antiraciste-et-decolonialisee-03-07-2020), qui prend également position contre le racisme, les violences policières – dont sont plus particulièrement victimes les jeunes racisés des quartiers populaires – et la glorification de personnages ayant joué un rôle majeur dans l’établissement de l’esclavage, du commerce triangulaire et la construction de l’empire ultra-marin.
Là encore, la France est très en retrait comparativement à d’autres pays. Par exemple, dans certaines villes des Etats-Unis, des statues ont été déboulonnées parce qu’elles ont été perçues pour ce qu’elles étaient vraiment : une insulte permanente faite aux Afro-Américains et à la vérité historique. Or, en France, le chef de l’Etat a cru bon de stigmatiser ceux qui militent pour la décolonisation de l’espace public, y compris des universitaires, en les accusant d’être des «sécessionnistes».
-Concernant l’argument lié à la préservation du récit national, des solutions ont pourtant fait leur preuve ailleurs, en Allemagne pour ne citer que ce pays, avec notamment la création de musées accueillant toutes sortes de reliques et stèles tombées en disgrâce au fil de l’histoire, pourquoi cela ne serait-il pas envisageable en France ?
La situation que nous venons de décrire permet de comprendre l’absence de musées consacrés pleinement à l’histoire coloniale de la France et le peu d’attention que lui accordent ceux qui existent. Là aussi, la comparaison avec plusieurs Etats étrangers tourne au désavantage de la France. Ce qui n’est pas pour me surprendre eu égard au contexte général. C’est inacceptable car, aujourd’hui en France, vivent des millions de femmes et d’hommes français dont l’histoire familiale a été affectée, parfois terriblement, par la colonisation et les guerres menées en Outre-mer. Et cette histoire, leur histoire, n’a toujours pas droit de cité. Ce qui est une discrimination mémorielle, politique et symbolique supplémentaire qui vient s’ajouter aux discriminations systémiques subies par les mêmes citoyens.
-Tout compte fait, c’est en soi le discours décolonial, de surcroît antiraciste, qui fait peur jusque chez des intellectuels se réclamant de gauche. Comment l’expliquez-vous ?
Pour la gauche dite socialiste, le passé colonial est un véritable acide qui ronge sa mythologie partisane et celle d’une partie significative de son ancien personnel politique. Par exemple, parmi les figures majeures des dispositions d’exception adoptées pendant la Guerre d’Algérie se trouvent François Mitterrand et Guy Mollet ; ou encore, plus anciennement, Léon Blum était un chaud partisan de l’empire colonial. Si la situation est un peu différente pour le Parti communiste, l’histoire met à mal le grand récit élaboré par ses dirigeants autour de son anti-impérialisme, en ce qui concerne l’Algérie plus particulièrement. Jusqu’à 1962, le mot d’ordre de la direction du PCF ne fut pas «Indépendance de l’Algérie» mais plutôt «Paix en Algérie».
Aujourd’hui, l’apparition sur la scène politique d’un mouvement autonome et massif de l’antiracisme politique – initié par les Jeunes racisé(e)s des quartiers populaires, le Comité Adama Traoré et plusieurs autres – a bouleversé l’agenda politique et médiatique, d’une façon aussi importante que la «Marche contre le racisme et pour l’égalité» de 1983. Il remet en cause les orientations antiracistes des organisations et des associations traditionnelles ; elles qui jusqu’à présent ont été incapables de construire un tel mouvement, en partie parce que certaines d’entre elles ne le souhaitaient pas, voire même continuent de s’y opposer en accusant ses acteurs de communautarisme ou de racisme anti-blanc.
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