Quand j'étais de ce monde
au Passage des Brumes
il me fallait un fou pour atteindre mon corps
je vivais sous les feuilles
au pied d'un Sacré Coeur
rouge du sang des Communards
quand j'étais de ce monde
au Passage des Brumes
j'habitais aussi loin de possible de moi
et je changeais de nom dans le sommeil des autres
j'entraînais les enfants dans les fêtes anciennes
en tirant de mes poches des bulles de savon
en ce temps-là
je descendais des hommes
et je brouillais mes traces avec une arme blanche
quand j'étais de ce monde
sur les sentiers battus
il y avait des hiboux crucifiés aux portes des usines
et des cortèges de chiens dans les parcs à ossements
j'allais dans les mirages
repeindre à l'encre rouge les oiseaux foudroyés
quand j'étais de ce monde
je serrais sur mon coeur des poignées de mains ivres
des bouquets de couteaux et des épingles d'eau
je lançais des paillettes
à des sources magiques
et mes mille ans tout neufs à des orgues fanées
en ce temps-là
je descendais des hommes
et je buvais des grands verres de mémoire
aux tables d'arsenic où les lois sont inscrites
en ce temps-là
il m'arrivait d'avoir quelques faiblesses
pour toucher le cou gris de tous les ciels d'automne
quand j'étais de ce monde
je jouais au miracle des animaux savants
j'attendais de m'abattre au carrefour des voiliers
et je roulais parmi les bouées dormantes
avec de vieux acteurs pleins de bijoux barbares
quand j'étais de ce monde
je grandissais avec les maîtres à tuer
je remontais le feu vers les ces bêtes voyantes
qui mangeaient leurs phalanges à l'abris des regards
et je perdais du ciel
en jouant mortellement à des jeux noirs et jours
parfois je m'attardais dans une chair promise
j'avais organisé l'évasion des lumières
dénoncé les serrures posées contre les nuits
pour me retrouver seul
avec une grande plaie
en ce temps-là
je n'ai pas eu le temps d'être un enfant dans la femme
en ce temps-là
j'habitais en silence dans les siècles à venir
je me couchais sous les orages
je me couchais sous les trains fous en serrant mon amour
j'étais un romantique
j'avais l'âme incomplète
on m'appelait Matthias du château des Carpathes
j'avais les bras plus plus grand que les révoltes
j'étais le roi d'un monde absent
cherchant l'homme à abattre
dans la grande maladie des hommes désemparés
et je portais ma chair à l'épaule du jour
vêtu d'une autre peau
volée un soir de de fête dans le vestiaire d'un bal
quand j'étais de ce monde
je descendais des hommes
j'habitais cette rue
où naissent les organistes en deuil
au pied du Sacré Coeur
les couleurs tenaient mal sur ma peau
je semais sur la neige des yeux de fleurs fanés
et je fuyais les maladies de ma naissance
en cherchant une tombe où passerait la mer
en ce temps-là
je cachais sous la terre mes vieux doigts de sourcier
des oiseaux morts tombaient du ciel
et les arbres tombaient de sommeil
je serrais sous l'eau blanche un enfant échoué
avec au fond du coeur
un grand soleil de fin du monde
en ce temps-là
je cherchais l'or du rêve
le cadavre du feu
et je cherchais mes morts dans la mémoire des puits
je déchirais la peau des torches
en jouant du piano pour des vagues défuntes
j'allais aux chambres délirantes
boire des fleurs d'acacia en costume de larmes
et les soirs de veuvage
j'allais dans les éclipses
des veines dans les miroirs avec de longues ophélies
et puis j'allais m'abattre à des portes de sable
quand j'étais de ce monde
j'ouvrais des veines dans les miroirs
pour voir couler le sang sur des livres anciens
je mimais les aveugles pour qu'il me vienne des yeux
et quand venaient les équinoxes
je me couchais devant les vagues
en refermant les yeux pour continuer la nuit
je ne quittais la mer
qu'à l'heure de recevoir une pierre de lumière
entre les deux épaules
quand j'étais de ce monde
j'avais un corps habitable
et je saignais sur les places publiques
parmi les enfants fous qui s'aimaient sans vieillir
et alors je rêvais
qu'on me fixait un rendez-vous
dans un château de contrebande
quand j'étais de ce monde
je cachais des oiseaux dans la seule de mes poches
qui avait une doublure
et sous les feuilles éblouies
je buvais ces absinthes qui enveinent les mains
quand j'étais de ce monde et quand le soir tombait
je portais un poignard sous mon grand habit noir
j'étais un vagabond émerveillé d'enfance
depuis que je suis mort
les couleurs tiennent sur ma peau
et je ne descend plus des hommes
j'habite les ruines du Sacré Coeur
rouge du sang des Communards
et je joue du piano sans jamais m'arrêter
je joue du Brahms et je joue Rose de Picardie
parmi ces races grises qui hantent le gay Paris
dans le Passage des Brumes je suis seul à mourir
je vais de vie en vie à travers les déluges
et je m'attends ailleurs sur des feuilles de sang...
TRISTAN CABRAL
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