Les luttes au sein du pouvoir algérien ont des racines historiques profondes. Dans un enchaînement de cycles couvrant la période qui va de la préparation du soulèvement du 1er novembre 1954 à la Révolution du 22 février 2019, avec en toile de fond des positions antagoniques sur des questions d’orientation idéologique, de choix stratégiques et d’hommes, ces luttes opposèrent les révolutionnaires de l’OS et du groupe des 22 aux militants légalistes du MTLD avant le 1er novembre 1954 ; les principaux chefs de l’insurrection à la direction élue par le congrès de la Soummam en 1956 ; les «militants en uniforme» de l’État-major Général de l’ALN au GPRA en 1961-1962 ; le ministre de la défense nationale, le colonel Houari Boumediène au Président de la République Ahmed Ben Bella, en 1965, le Haut Commandement de l’ANP au Président Chadli Bendjedid, après la suspension du processus électoral de 1991 ; et, enfin, le Président Bouteflika à une partie, puis à l’ensemble de l’Armée dirigée par le Général de Corps d’Armée, feu Ahmed Gaïd Salah, en 2019. Avec « Le système politique algérien : formation et évolution (1954-2020) », Babr’Eddine Mili achève sa «trilogie politique» en dressant un état des lieux du pouvoir d’État, et propose de nouvelles pistes de lecture et de nouveaux éclairages de nature à mieux comprendre sa genèse, jusqu’à sa faillite le 22 février 2019. 📎"Les forces en présence – Pouvoir d’État et Mouvement populaire – pourront-elles, par une miraculeuse transgression des postulats de la géométrie, transformer les parallèles sur lesquelles elles évoluent, en ce moment, en diagonales qui se croisent pour imaginer une ère où plus rien ne sera comme avant ?... L’échec d’une dynamique de convergence, encore introuvable, risquerait d’entraîner un grand gâchis. L’Algérie ne mérite pas que le réveil politique de son peuple finisse dans un cul de sac…" Babr’Eddine Mili 📎Essayiste et romancier, Babr’Eddine Mili a fait partie de la première promotion de l’Université de l’Algérie indépendante où il suivit des études de Droit, en Sciences Politiques et en Sociologie. Cadre militant d’organisations estudiantines et syndicales, il occupa plusieurs postes de responsabilité au sein des médias et de l’État.
Préambule
Dans la violente offensive lancée en 2013 par Amar Saïdani, le Secrétaire Général du parti du FLN, contre le Chef du département renseignement et sécurité (DRS), le général de corps d’armée Mohamed Mediène, suspecté d’être derrière les révélations sur les scandales de corruption du proche entourage présidentiel et d’être rétif à l’idée de voir le Président Abdelaziz Bouteflika briguer un 4è mandat – on saura ce qu’il adviendra de l’un et de l’autre au printemps de 2019 –, l’argument massue qui revenait en boucle dans le discours officiel justifiant cet affrontement était la nécessité « impérieuse » qu’il y avait à instaurer, « enfin », un « État civil » en Algérie.
Cet État était appelé, d’après les projections esquissées par ses promoteurs, à rompre avec la prépondérance conservée par les militaires dans les institutions dirigeantes, après janvier 1992.
Le débat ouvert, dans un climat d’extrême tension, autour de cet enjeu, très disputé, devait – à son terme – décider qui, du Président de la République ou du chef du DRS, était le véritable détenteur de la prééminence suprême dans la direction des affaires du pays.
Le conflit se termina par le limogeage de ce dernier sans que rien ne soit venu ultérieurement confirmer la volonté des vainqueurs de l’épreuve de force – le Président appuyé par Ahmed Gaïd Salah, le Chef d’État-major de l’ANP – de réunir les conditions de l’émergence effective de l’État promis ; la révision constitutionnelle de 2016 n’ayant apporté aucun élément de droit, abondant dans ce sens, qui lui eut conféré de la consistance et du crédit, à part quelques réaménagements de pure forme relatifs à la justice, à la saisine du Conseil Constitutionnel et à la surveillance des élections.
L’unique enseignement fourni par le dénouement de ce qui s’avéra une opération de recentrage de la source de décision qui profita, du reste, autant à la Présidence qu’à l’institution militaire – mise davantage en cohésion au niveau de sa hiérarchie – fut de rappeler que ce clash ressemblait à tous ceux qui l’avaient précédé. Et comme eux, il n’allait à ce stade rien changer à la loi d’airain d’un rapport de force vieux de plusieurs décennies jalonnées par des crises à répétition qui mirent aux prises les civils et les militaires, l’une des constantes indiscutables de l’Histoire contemporaine de l’Algérie pré et postindépendance.
1. Une histoire très ancienne
Les luttes entre ces deux ailes du pouvoir algérien ont des racines historiques profondes.
Dans un enchainement de cycles fortement déstabilisateurs et couvrant la période qui va de la préparation du soulèvement du 1er Novembre 1954 à la Révolution du 22 février 2019, avec en toile de fond des positions antagoniques sur des questions d’orientation idéologique, de choix stratégiques et d’hommes, ces luttes opposèrent :
– les révolutionnaires de l’OS (Organisation Spéciale) et du groupe des 22 aux militants légalistes du MTLD avant le 1er Novembre 1954 ;
– Les principaux chefs de l’insurrection à la direction élue par le congrès de la Soummam en 1956 ;
– Les « militants en uniforme » de l’EMG (État-major Général de l’ALN) au GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) en 1961-1962 ;
– Le ministre de la défense nationale, le colonel Houari Boumediène au Président de la République Ahmed Ben Bella, en 1965 ;
– Le Haut Commandement de l’ANP au Président Chadli Bendjedid, après la suspension du processus électoral de 1991 ; un acte dénoncé par Abdelhamid Mehri, alors Secrétaire Général du parti du FLN, futur cosignataire de la Plate-forme de San’t Egidio, qui transgressa de façon spectaculaire les protocoles en usage au sein de « la Maison de l’Obéissance » ;
– Et, enfin, le Président Bouteflika à une partie, puis à l’ensemble de l’Armée dirigée par le Général de Corps d’Armée Ahmed Gaïd Salah, vice ministre de la Défense, Chef d’État-major, décédé en décembre 2019.
Avant de commencer à charrier, dans leur prolongement, des rivalités claniques et régionalistes et des ambitions personnelles, ces luttes tournaient durant la phase prérévolutionnaire autour d’idées politiques exprimées et défendues avec une certaine conviction.
De proclamation en révision, de contestation en redressement, elles prirent un autre sens dans les phases qui suivirent, et eurent pour motivation principale la volonté des premiers chefs de la Révolution de conserver en exclusivité la direction du FLN originel, au motif d’en préserver « la pureté », opposés aux « ralliés », leurs « compagnons de route » du Mouvement national – centralistes, udmistes, ulémistes et communistes – à chaque fois qu’ils les soupçonnaient d’ambitionner de partager le pouvoir, dans une position autrement que subalterne, ou de tenter de le « confisquer » à leur seul avantage, pour le dévier de son sens initial.
C’est sans doute la première signification qu’il conviendrait de donner à ces rapports conflictuels qui ont durablement marqué l’ensemble des stations du mouvement révolutionnaire et de l’État algérien restauré : de la création de l’OS et du CRUA aux évènements qui caractérisèrent, dans les conditions que l’on sait, la reconquête de la souveraineté nationale en 1962, en passant par le Congrès de la Soummam de 1956 – rectifié par la session du CNRA tenue au Caire en 1957 – le conclave des colonels réuni dans la capitale égyptienne en 1959, et le congrès de Tripoli convoqué et suspendu en 1962, dans la désunion et la confusion les plus totales.
2. Aux sources de la discorde
Afin de comprendre les ressorts de cette substitution – rampante puis brutale – du pouvoir des « militants en uniforme » au pouvoir des « militants civils », que certains acteurs mémorialistes ont voulu expliquer par la prévalence du terrain et par la nécessité de rectifier les déviations, il faudrait la rattacher à l’évolution, en dents de scie, qui fut celle du FLN du 1er Novembre jusqu’au congrès de Tripoli.
Dès sa création le 10 Octobre 1954, suivie de celle de l’ALN, intervenue quelques jours plus tard et signée par les mêmes chefs, le FLN connut une évolution ascendante illustrée, durant trois années, par une parfaite osmose entre les révolutionnaires politiques et les militaires, solidairement unis dans ce qu’on avait appelé « le nidham », l’Organisation fondée sur un consensus sans failles autour du contenu de la Proclamation.
Le Front se distingua au cours de cette période faste par une unité de pensée et d’action incontestée, malgré l’éparpillement territorial de ses forces et la faiblesse de ses moyens logistiques, avant de la voir s’étioler à l’amorce d’une courbe descendante qui donna à la fin des années 50 le coup d’envoi au dessaisissement d’une partie essentielle de ses prérogatives au profit d’une ALN transfigurée par son arrière – l’armée des frontières dérivée de la fusion des EMG Est et Ouest – qui, une fois bien installée, en 1960, étala ouvertement ses prétentions politiques hégémoniques.
L’équilibre entre les deux pôles de la Révolution était rompu, et les ingrédients explosifs d’une crise annonciatrice d’un nouvel ordre en marche réunis et mis en action au cours de l’été 62.
Les raisons qui expliquent cette évolution atypique sont à chercher, d’abord dans les différences de vision entre les principaux courants composant le Front, sur les questions de l’État à venir et de l’identité idéologique et patronymique des forces et des hommes candidatés pour le diriger, et dans d’autres, sous-jacentes, dont il faut tenir compte dans une analyse des éléments de fond éclairant, à posteriori, la perte de vitesse enregistrée par le FLN après le congrès de la Soummam, imputable à deux données sociologiques et politiques déterminantes :
– La première a trait à la place minoritaire occupée dans la société, et donc dans le FLN, par les élites qui n’ont pas pu dépasser les écarts existant entre leurs matrices sociales hétérogènes ainsi qu’entre leurs itinéraires formateurs – traditionnalistes/arabophones et modernistes/francophones – un écueil qui leur fit accepter, avec quelque résignation, la prise du commandement de la Révolution par la paysannerie, colonne vertébrale de l’ALN et classe qui a le plus pâti de la politique coloniale, d’autant que ces élites se sont vu reprocher d’avoir rejoint tardivement l’insurrection ;
– Le second élément qui joua dans l’enclenchement de ce processus est la mobilisation de ces élites dans la seule gestion diplomatique, doctrinale et administrative de la Révolution, qui les éloigna (physiquement) du centre de l’action militaire, surtout après la décision du CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) de quitter Alger pour siéger à Tunis.
Le plus clair de l’encadrement supérieur du FLN fut versé dans l’action internationale et dans la rédaction des textes structurants du mouvement, des tâches qui l’accaparèrent longtemps sur les tribunes du non-alignement et de l’ONU et, aussi, dans les ministères du Gouvernement provisoire où il travailla à doter la cause nationale de vecteurs de communication – presse écrite et radiodiffusion – et à fournir au début de 1962, dans une position de porteur d’eau au service du triumvirat plutôt que de décideur autonome, aussi bien les dossiers que les effectifs d’experts de la délégation dépêchée à Évian pour négocier la fin de la guerre.
Acté au congrès de Tripoli, l’isolement définitif des élites civiles s’explique en effet par la distance qu’elles ont prise avec le champ de bataille militaire, entièrement contrôlé par les katibate de l’ALN, dont les chefs décidaient de tout – recrutement, logistique, collecte de fonds – empiétant sur les territoires des commissaires politiques et des moussabiline de l’organisation civile du FLN, placés de facto sous l’autorité des États-majors des wilayas, lesquels commençaient à se méfier de la Délégation extérieure jugée laxiste, surtout par rapport à ce qui allait devenir la pierre d’achoppement principale entre les deux parties : la difficulté des responsables installés au Caire et à Tunis à approvisionner le maquis en armes.
La marginalisation des politiques à une étape aussi cruciale de l’insurrection constitue au regard de l’Histoire des Révolutions un cas assez singulier pour ne pas être souligné, si l’on devait le comparer avec ceux des révolutions soviétique, chinoise, vietnamienne ou cubaine, dirigées – même si elles n’avaient pas été toutes anticoloniales – par des partis qui avaient fait respecter le principe de la subordination des militaires à la hiérarchie civile jusqu’à la victoire finale, et plus loin encore.
[…]
Chapitre I : Le FLN et l’Armée de Libération Nationale [ALN]
I. Du 1er Novembre 1954 au 20 Août 1956
De sa création, sous cette appellation œcuménique, à sa transformation en parti au 4è congrès réuni en 1979, le FLN muta à quatre reprises. En vingt cinq ans, il passa du statut de Front révolutionnaire, au faîte de sa gloire qui fut le sien entre 1954 et 1956, à celui de Front explosé en 1962, entre groupe de Tlemcen et groupe de Tizi Ouzou, puis de Front populaire de gauche en 1964, redressé et réduit à la portion congrue d’Exécutif/Appareil en 1965, pour ressusciter en 1979, après le décès du Président Houari Boumediène, dans le costume de Parti/État contrôlé par l’armée et la Haute Administration qui décrétèrent sa déchéance, une fois emporté par la débâcle d’Octobre 1988.
Il cumula, aussi bien pendant la Révolution qu’après l’indépendance, toutes les vicissitudes, des schismes et des mises à mort aux retours « gagnants », préservé, quand même, après 1962, en dépit de ses avanies, comme vitrine, fond de commerce ou machine électorale par les différentes directions du pouvoir d’État qui n’ont à aucun moment rechigné, au nom de leurs intérêts, à utiliser son Histoire, son mythe, sa culture politique et ses chevaux de Troie, toujours aussi « fascinants », selon ses militants, même dans les phases de reflux et de crucification les plus noires qu’il connut.
La séquence qui va de la Proclamation du 1er Novembre 1954 au Programme de Tripoli de juin 1962 fut, pour lui, aussi longue qu’éprouvante, à cause, d’abord de la guerre fratricide que lui livra le MNA à ses débuts, et dont il faudra un jour dresser l’effroyable bilan humain et, dans une autre mesure, à cause de la terrible répression coloniale, avec son hécatombe de morts, de disparitions et d’arrestations et, aussi, ses règlements de comptes internes qui ont lourdement impacté le fonctionnement, le rendement et la stabilité de ses effectifs et de son encadrement.
Il est possible de diviser cette séquence en deux temps forts :
– Le premier correspond à la prédominance des civils, et à sa tête, incarnée par les six, une direction partiellement reconduite, avec des modifications, par le congrès de la Soummam, congrès de l’élargissement et de la synthèse ;
– Le second coïncide avec leur éviction du cercle de la décision par « les militants en uniforme », laquelle fut entièrement consommée par leur mise sous tutelle au congrès de Tripoli, congrès de la double option du parti unique et de la voie de développement socialiste.
A ces étapes succéderont après l’indépendance deux autres, au contenu et aux implications organiques et institutionnelles tout à fait opposées : celle du gouvernement de l’État par le parti et celle, consécutive au « réajustement » du 19 Juin 1965, qui imposa le gouvernement du parti par l’État, en attendant les suivantes qui lui feront subir les misères de son immersion dans le multipartisme, magiquement gommées par un retour en force sous le mandat de Abdelaziz Bouteflika, son Président d’honneur.
[…]
II. De la synthèse de la Soummam aux schismes du Caire et de Tripoli
Évènement capital dans l’Histoire de la jeune Révolution algérienne, le congrès de la Soummam, par les participants qu’il a réuni, les textes qu’il a rédigé, les décisions qu’il a prises et les répercussions politico-militaires qu’il a eu, fut et continue d’être le premier et unique congrès du FLN à avoir été, aussi longtemps et aussi longuement, analysé et commenté, parce qu’il a, d’un avis général, apporté à la problématique de la lutte de libération – dans ses portées politiques et institutionnelles, nationales et internationales – des réponses neuves, audacieuses et adaptées aux exigences du contexte de l’heure et du long terme.
1. Les participants
Les congressistes de la Soummam, pour rappel : Ben M’Hidi, Abane, Krim, Zighout, Bentobbal, Benaouda, Ouamrane, Dehiles…, étaient des dirigeants qui se connaissaient bien, grandis dans le creuset du PPA-MTLD dont ils avaient vécu les moments durs, des massacres du 8 Mai 1945 et de la crise berbériste de 1949 à l’implosion du parti, encore vivaces dans leur conscience.
Venus d’horizons sociaux voisins, ils étaient porteurs de la diversité des cultures et des langues de leur peuple ; mais par-dessus tout, de ses fortes aspirations communes, ils étaient déterminés à transformer les professions de foi théoriques de la Proclamation du 1er Novembre en actes fondateurs d’une nouvelle réalité politique, sociale et morale de l’être national algérien.
Il serait présomptueux de vouloir sonder, rétrospectivement, leurs états d’âme et de chercher à connaître les intentions et les ambitions qu’ils nourrissaient secrètement pour le mouvement ou pour eux-mêmes. De telles informations, si elles avaient été disponibles, auraient bien sûr permis d’éclairer, pour les besoins de la vérité historique, certains aspects des décisions qu’ils avaient prises, les désaccords et les non-dits qui les avaient sans doute entouré.
Ce qui peut cependant être tenu pour certain, c’est que ces hommes, « ni anges ni démons », étaient des pragmatiques dont on aurait pu tout penser sauf qu’ils n’avaient pas les pieds sur terre. Comment, autrement, s’y seraient-ils pris pour énoncer, proposer, débattre et adopter des textes chargés d’autant de cohérence et de sens de la prévision ?
[…]
Chapitre II : Le FLN et l’Armée Nationale Populaire [ANP]
I. Du gouvernement de l’État par le Parti au gouvernement du Parti par l’État
L’édification de l’État algérien indépendant sur un territoire aux frontières géographiques sans précédent et dans le cadre d’une République continuatrice de l’État révolutionnaire post-Soummam et refondatrice de l’État de la Résistance de 1830 occupa de 1962 à 1978 deux tranches de temps dominées par deux conceptions de gouvernement que tout opposait.
La première (1962-1965) fut baptisée gouvernement de l’État par le Parti, et la seconde (1965-1978) peut être qualifiée de gouvernement du Parti par l’État.
1. Le gouvernement de l’État par le Parti
Ce type de gouvernement, que la Charte d’Alger actualisa en 1964 en l’infléchissant d’une façon très prononcée dans le sens voulu par l’aile gauche du parti, n’avait rien à voir avec un choix circonstanciel, il découlait de l’option du parti unique entériné par le Congrès de Tripoli qui avait reconduit, sur ce point précis, l’orientation orthodoxe de la Révolution, conservée intacte malgré les conflits de personnes qui l’avaient longtemps malmené.
Ce ne fut donc pas par hasard que le néo-FLN, né de l’alliance entre « les militants civils » de la vieille souche recomposée et « les militants en uniforme », a été investi à ce congrès – sur la base d’un quorum contesté – de la mission de jeter les premiers jalons de cet État ; et que sa Direction, instruite des postulats relatifs à sa filiation historique, s’interdisit en cet été 1962 de procéder à toute passation de pouvoirs avec l’ex-puissance coloniale, ni directement, avec son représentant officiel – Paul Delouvrier – ni indirectement, avec l’Exécutif provisoire présidé par Me Abderahmane Farès, l’ALN ayant fermement repoussé la proposition de traiter avec le commandement de la Force Locale le déploiement de ses unités sur le territoire national.
Les premières décantations
En prenant de facto le contrôle du pays, au lieu et place du GPRA, ce FLN là, détenteur d’un pouvoir délégué par les militaires, n’avait pas entièrement achevé la mue qu’on lui connaîtra quelques mois plus tard, occupé à apurer rapidement les comptes de l’après-Tripoli et à gérer, avec prudence, les alliances utiles à la demande de l’étape, au gré d’un opportunisme politiquement intéressé. Il commença par se défaire de Mohamed Boudiaf et de Hocine Aït-Ahmed qui contestaient la légitimité de sa Direction, puis des « trois B », traînant le grief d’avoir négocié les Accords d’Évian, à minima, et, enfin, des dirigeants de l’ex-Fédération de France et des chefs des wilayas II et IV, réputés anti-EMG et pro-GPRA.
Une fois le noyau de la Direction « assaini », il passa au deuxième cercle, les ulémistes de Cheikh Bachir El-Ibrahimi et Cheikh Kheireddine, ancien membre influent du CNRA, réduits au silence, précédés par les communistes, interdits d’activités partisanes. Les seuls alliés, provisoirement épargnés par ce délestage, furent les udmistes et leur chef Ferhat Abbas, qui fit partie du groupe de Tlemcen, sans que l’on sache exactement les motifs réels qui l’y poussèrent, mis à part les démêlés qu’il eut avec les « 3B », du temps où il présidait le Gouvernement provisoire.
Cette épuration avait un sens politique, sans doute débattu en interne, qui donnait à penser qu’il exprimait le souhait des pionniers indépendantistes de renouer avec les racines et l’esprit du PPA-MTLD considérés comme le vivier de l’encadrement de leur formation, le plus fidèle et le plus sûr, dont ils auraient besoin, en temps voulu, pour concrétiser leur projet de gouverner l’État par un parti réincarné, débarrassé des « compagnons de route » et des « militants en uniforme » devenus encombrants.
Ces décantations ramèneront au devant de la scène du parti une constellation de dirigeants : Ben Bella, Khider, Ben Alla, Mahsas… anciens membres de la matrice, de quoi légitimer une organisation qui fonctionnera sous cette identité jusqu’à ce qu’elle mute, en décidant de devenir un parti d’avant-garde, le prélude à l’éloignement de Mohamed Khider, Secrétaire général, favorable à une organisation du type parti de masse.
Sous ce nouvel habillage de parti populaire de gauche, qui ne sera accepté qu’après avoir reçu l’onction de la Charte d’Alger, adoptée par un congrès dit de la « Clarification » portant la griffe des marxistes, le FLN se prit à penser sérieusement pouvoir reprendre le leadership, perdu au profit de l’armée, et se réapproprier la totalité du pouvoir en s’en affranchissant.
Ahmed Ben Bella, « Le Frère Militant », leader charismatique, ami de Khroutchev, Nasser, Nehru, Chou-En-Laï, Tito, Castro, N’krumah, Sékou Touré… crut, avec l’appui d’une coalition rassemblant les travailleurs, les paysans, les étudiants, les jeunes, les femmes et leurs syndicats, être en mesure de renverser la tendance du rapport de force Parti-ANP et de remettre en course ce qui restait de l’ancienne aile révolutionnaire du MTLD – parée des couleurs socialistes – dans le processus en cours ; une projection qui aurait pu tenir la route, dans le contexte international ambiant, si le resurgissement des vieux démons de la messalisation de l’exercice du pouvoir ne l’amena à commettre les mêmes erreurs fatales que le leader indépendantiste et à subir le même sort, après s’être enfermé dans la tour d’ivoire d’un culte de la personnalité qui le perdit.
Avant d’en arriver à cette inattendue bifurcation de son Histoire, le FLN s’était fixé trois tâches classées prioritaires : l’élection d’une Assemblée Constituante, la formation d’un gouvernement – chose faite le 29 Septembre 1962 – et la préparation d’un congrès prévu pour le reconstruire, sous le même sigle, dans une configuration élaguée, libérée de la subordination à l’ANP. La réalisation de ces tâches était considérée comme le préalable à toute action visant à mettre en place les fondations de l’État et à sauver un pays où tout revêtait le caractère de l’extrême urgence et de l’absolue nécessité, tant les ravages causés par la guerre avaient généré une situation de besoins à satisfaire toutes affaires cessantes.
[…]
II. Du Parti/État au multipartisme
Le 4è Congrès du FLN, prévu du vivant du Président Boumediene à la fin de 1978, n’eut lieu qu’en janvier 1979, après le décès de celui auquel furent réservées, en présence de nombreux Chefs d’État et de gouvernement étrangers et d’un peuple éploré, de grandioses funérailles mises au point par le Directeur des services de renseignements, Kasdi Merbah, le Chef de la 5è région militaire, Mohamed Benahmed Abdelghani, futur Premier ministre du Président Chadli Bendjedid, et Abdelmadjid Allahoum, Directeur du protocole à la Présidence de la République.
Les forces visibles qui « pesaient » à ce moment-là sur l’échiquier national avaient laissé entendre que les assises du Parti allaient donner lieu, selon les vœux du Président Boumediene nouvellement élu à la tête de la République le 10 décembre 1976, à une véritable « Révolution » dans la gouvernance du pays. Mais personne n’était en mesure de dire en quoi elle consisterait, ni ce qu’elle serait censée devoir ou pouvoir changer.
Les acteurs de la scène politique, aussi bien que les observateurs algériens et étrangers, informés des grincements répétés de la machine économique et sociale, n’ignoraient cependant pas que face aux vents mauvais annoncés par les contre-performances de la Révolution agraire et le désengagement de la bourgeoisie d’État qui ne jouait plus le jeu en s’alliant à la bourgeoisie privée remontée à la surface, le Président comptait bien assainir l’appareil corrompu de l’Administration et de l’Économie où sévissaient ses adversaires les plus coriaces.
L’écho de cette annonce – ni confirmée ni infirmée par une source crédible – n’était amplifié dans l’opinion que par les cercles proches de la coordination du Parti, l’Union nationale de la Jeunesse Algérienne de Mohamed Bourzam et l’Union nationale des paysans algériens de Aïssa Nadjem, auxquelles on avait prêté une envergure disproportionnée par rapport à leur poids politique réel.
Aussi, lorsque les 3.300 congressistes se retrouvèrent installés sur les travées de la Coupole du 05 Juillet – certains scandant des mots d’ordre pro-socialistes – peu nombreux étaient au courant du scénario déjà écrit par les officiers supérieurs de la sécurité militaire, aux termes duquel Chadli Bendjedid avait été désigné candidat à la succession du Président Houari Boumediene à la place de Yahiaoui, Bouteflika et Bencherif qui briguaient les suffrages des huit survivants du Conseil de la Révolution, l’un se prévalant d’un testament que le Président défunt aurait laissé, les autres de leur compagnonnage militaire avec lui.
La surprise des partisans de la rupture avec les anti-socialistes essaimés dans les centres de décision de l’État d’où avait été expulsé, plus tôt, Kaïd Ahmed, opposé à la Révolution agraire, fut totale. Non seulement ils n’eurent pas droit à la « Révolution » qu’ils tenaient pour acquise, mais essuyèrent une défaite qui entama sérieusement, et la solidité du socle du socialisme – option officielle de l’État – et l’assurance de ses dirigeants, à commencer par Mohamed Salah Yahiaoui, invité après l’invalidation de sa candidature à céder le poste qu’il occupait à la tête du Front.
Les résolutions qui en signifièrent en filigrane le rejet furent adoptées à main levée, au pied d’un portrait géant représentant au dessus de la tribune du congrès le Président Houari Boumediene vêtu de son burnous noir et surmonté d’une légende prêtant – en décalage avec la dynamique en marche – le serment de fidélité du Parti à sa personne et à son œuvre.
Élu Secrétaire Général du « Parti du FLN » – la nouvelle appellation du Front – Chadli Bendjedid, commandant de la base de l’Est pendant la Révolution, colonel, chef de la 5è puis de la 2è région militaire après l’indépendance, membre du Conseil de la Révolution de 1965 à 1978, fut choisi par le congrès candidat unique aux élections présidentielles du 7 février 1979 au titre « d’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé ».
Président, il gardera le pouvoir durant le même nombre d’années (13 ans) que son prédécesseur, remplissant trois mandats, le premier (1979/1984), employé à détricoter l’héritage boumediéniste, le second (1984/1988), à restructurer l’économie en prévision d’une libéralisation rappelant l’Infitah du Président égyptien Anouar Essadate, et le dernier (1988/1992), à instaurer le multipartisme, aussitôt dévié de son cours par ses promoteurs comme par ses bénéficiaires, dirigeants du pouvoir d’État et Partis d’opposition confondus.
1. Le FLN, Parti de l’armée
Le FLN, sevré de congrès pendant 14 ans, sort en ce mois de janvier 1979 d’une longue traversée du désert et renoue avec un rendez-vous statutaire qui accouche, contre toute attente, de l’antithèse de « la Révolution » espérée par « les socialistes ». Ce que les « militants en uniforme » n’avaient pas jugé nécessaire d’entreprendre après Tripoli et après le 19 Juin, mettant du champ avec le Parti, séparé théoriquement de l’armée par une cloison hermétique, le Président Chadli Bendjedid le fit admettre.
Autant le Président Houari Boumediene avait dédaigné la direction du Parti – la confiant à des adjoints, Chérif Belkacem, peu rompu à ce genre de fonctions, et Kaïd Ahmed, ex-militant de l’UDMA – parce qu’il estimait ne pas être un politicien, lui le chef militaire, exclusivement dévoué à la construction de l’État, autant le Président Chadli Bendjedid, qui ne s’embarrassait pas trop de la règle établie par son ancien responsable, s’empara, à l’exemple d’Ahmed Ben Bella, du Secrétariat Général du parti, qui lui sembla être le meilleur piédestal pour s’assurer les pleins pouvoirs.
N’étant pas comme Houari Boumediene le chef incontesté de l’ANP, il ne lui avait pas échappé que ses pairs, qui avaient appuyé sa candidature, pensaient qu’étant « Président par défaut » il serait plus maniable et, peut-être même éphémère à une charge qu’il avouera dans ses mémoires n’en avoir jamais voulu.
Cette donnée en mains, il se révéla, à l’expérience, sous un jour inattendu : habile manœuvrier ; derrière des dehors de pater familias, il réussit là où le sérail avait cru pouvoir limiter son rayon d’action. Il prit celui-ci de vitesse par un renversement de rôles, qui au final n’avait pas du tout déplu. Il fit entrer au Bureau politique et au Comité Central, dès le congrès de 1979, tous les cadres dirigeants de l’armée, une tendance confirmée au congrès extraordinaire et au 5ème congrès qu’il convoqua pour neutraliser durablement ses adversaires et asseoir un pouvoir dont il se servit pour amorcer un virage surprenant dans le gouvernement du Pouvoir d’État.
Durant une décennie, jusqu’au retrait de l’institution militaire de la gestion politique du pays en 1989, siégèrent, majoritairement, aux plus hautes instances du FLN, les officiers supérieurs, certains élevés plus tard au grade de général : Belhouchet, Belkheir, Kasdi Merbah, Abdelghani, Guenaïzia, Gheziel, Zerguini, Benyellès, Chelloufi, Hadjerès, Alleg, Latrèche, Lakhal Ayat, Lamari, Nezzar, Touati, Belloucif, Hamrouche, Abdelhamid Brahimi, Larbi Si Lahcène, Salim Saâdi, Rouis… aux côtés des civils : Mehri, Taleb, Benyahia, Belaïd Abdeslam, Boualem Benhamouda, Lakhdiri, Hadj Yala, Benhabylès, Rahal, Messaoudi Zitouni, Bessaïeh, Goudjil, Bouhadja, Chibout, Ghozali, Bouhara, Djeghaba, Belkacem et Mohamed Nabi, Bouzbid…, et d’une nouvelle vague de responsables, recrutés dans les courants conservateurs de la politique et des organisations de masse : Belkhadem, Benmohamed, Othmane Saâdi, Kharoubi, Djilali Afane Guezzane, Mostefa Hachemaoui, Larbi Zoubeïri, Mohamed Abada, Larbi Ould Khelifa, Hasbellaoui, Baki, Gherieb… cohabitant, pour faire équilibre, avec les syndicalistes : Mouloud Oumeziane, Abdellah Demène Debbih, Tayeb Belakhdar… et des militants et militantes formés dans les structures de base du parti et des organisations des paysans, des jeunes et des femmes : Ali Amar, Ghazali, Belayat, Bounekraf, Benfreha, Alioui, Z’hor Ounissi, Leïla Tayeb, Fatma Laoufi, Hamdadou, Cheriet, Hama Chouchane, Bachir Khaldoun, Bourzam, Bouchama, Laroussi… et de nouveaux arrivants, technocrates : Abdelhak Brerehi, Abdelaziz Khellaf, Mohamed Rouighi, Driss El-Djazaïri, Ahmed Metatla, Mourad Medelci…
[…]
Chapitre III : La scission du FLN et l’avènement du RND
1. Le RND, « l’alternative néo-nationaliste »
Le Rassemblement National Démocratique (RND) fut, le 21 février 1997, l’un des derniers partis à recevoir son agrément, à l’antépénultième phase de l’ouverture politique de 1989. A peine entré en activité, il remporte les élections législatives organisées en juin de la même année par Liamine Zeroual, confortablement élu à la Présidence de la République, deux ans auparavant.
La rapidité avec laquelle le montage du Parti fut finalisé et le caractère miraculeux de la victoire (156 sièges sur 350) qui lui remit les clefs de l’Exécutif, alors que ses militants finissaient tout juste de quitter le FLN, jetèrent le trouble au sein de l’opinion et de la classe politique et firent douter de la régularité du scrutin.
Cette suspicion qui n’en finit pas de coller à la réputation du RND fit passer au second plan la question de sa gestation, dans le temps où il était aussi important de chercher, à savoir où il a pris racine, pourquoi il a été constitué, et en quoi il aurait été « le Parti de l’alternative néo-nationaliste », l’enseigne sous laquelle ses premiers co-promoteurs l’étrennèrent.
Les antécédents historiques
L’évènement en soi n’aurait pas prêté à conséquence s’il n’avait pas concerné le Parti artisan de l’indépendance nationale, victime d’un parricide, d’après ses militants restés fidèles, une des causes du profond ressentiment nourri à l’égard des auteurs de ce « coup de force ».
Plusieurs antécédents analogues enregistrés par l’Histoire des partis algériens, pré et post-indépendance, et également de partis maghrébins, s’étant soldés, pour les uns, par la disparition de la souche-mère et, pour d’autres, par la cohabitation entre l’ancienne et ses dérivées, confirment qu’effectivement de tels « accidents » survenus dans la vie organique de formations partisanes ne devraient être pris que pour ce qu’ils sont et signifient dans le contexte politico-social qui les vit surgir.
– De l’éclatement du MTLD, par exemple, aux congrès d’Hornu et d’Alger en 1954, aucun résidu de la formation génitrice ne subsista et personne n’en entendit parler, autrement que comme d’un fait d’Histoire.
– Après l’indépendance, le Parti Communiste Algérien, interdit, se disloqua, remplacé par plusieurs succédanés (PAGS, Ettahadi, MDS, PLD et PLDS) qui déclarèrent tous être les légataires exclusifs de son patrimoine historique.
– L’interdiction du FIS s’accompagna de la mise en service d’une demi-douzaine de fausses répliques formatées pour ne pas pouvoir en reconstituer le génome, et celles qui s’y essayèrent collectionnèrent des redressements en série dont elles traînent encore les effets.
– Au Maghreb, plusieurs partis eurent à vivre, avant et après l’indépendance, des expériences de divorce quasi-identiques.
– En Tunisie, le Néo-Destour, prit en 1934 la relève du Destour de Abdelaziz Thaâlbi, sous l’impulsion de Habib Bourguiba, décidé à recourir à la violence armée pour libérer le pays, puis à ouvrir le dialogue avec l’Administration du Protectorat que la bourgeoisie tunisienne recommandait dans sa recherche d’un compromis sur une indépendance par étapes.
Le Néo-Destour qui embrassa le socialisme en 1964, sous le nom de Parti Socialiste Destourien, s’effaça à son tour en 1988 devant le Rassemblement Constitutionnel Démocratique du Président Zine El-Abidine Ben Ali, lequel fut dissous par la Révolution de 2011, laissant le champ libre à Nidaâ Tounès du Président Béji Caïd Essebsi, lui-même éclaté entre plusieurs tendances : Tahya Tounès de Youcef Chahed et Qalb Tounès de Nabil Karoui, les deux candidats malheureux à l’élection présidentielle de septembre 2019.
– Au Maroc, l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP) quitte, en 1959, le Parti de l’Istiqlal de Allal El-Fassi, à l’initiative de Mehdi Ben Barka, leader de son aile gauche, une aile qui se muera au nom du socialisme et de la démocratie en Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), prise en mains par Abderahim Bouabid, un de ses chefs historiques anti-Makhzen.
On voit bien, à ces quelques exemples illustratifs des convulsions qui peuvent affecter la vie organique des partis arrivés à la croisée des itinéraires des forces qui les composent, du fait de mutations sociologiques, de conflits idéologiques et de stratégies de pouvoir, que l’apparition du RND dans le champ politique algérien n’avait rien d’exceptionnel.
[…]
2. Le RND, de l’éradication à la réconciliation nationale et du « patriotisme économique au « néo-libéralisme »
Jamais dans l’Histoire de l’Algérie indépendante, des formations politiques dirigeantes n’ont personnifié autant que le FLN et le RND la lente érosion du caractère national, populaire et social de l’État. Le RND prit une part importante dans cette régression incarnée par les gouvernements qu’il présida de 1997 à 2019, lesquels furent accusés par Abdelhak Benhamouda, avant son assassinat, d’avoir été infiltrés par les « harkis ».
L’orientation que son chef Ahmed Ouyahia avait retenue, à sa première nomination par le Président Zeroual, différait de celle des gouvernements de Belaïd Abdeslam et Redha Malek, qui s’étaient attaqué aux causes de la banqueroute du pays, l’un par un programme « d’économie de guerre » avorté par les lobbies pro-français, l’autre par la négociation avec les créanciers de l’Algérie sabordé par les holdings financiers internationaux.
Le Président Liamine Zeroual était arrivé au pouvoir avec deux promesses : vaincre le terrorisme et relancer l’économie. Il s’attela à réduire l’islamisme armé en s’appuyant sur l’ANP et la résistance populaire, et à ramener la paix en définissant les principes et les modalités dans la loi sur la « Rahma » qui exclu tout compromis avec « les mercenaires, les traitres et les criminels aux mains tâchées de sang ». Il comptait également enclencher rapidement le redémarrage de l’économie, considéré comme la condition du tarissement des sources du terrorisme et de la reconstruction de la cohésion sociale.
Le RND, dont on se rappelle à quelles visées sa création avait obéi, s’appropria ces deux objectifs soumis à une lecture éradicatrice. Il en assortit l’application, entre 1995 et 1999, de justifications politico-sécuritaires qui s’efforcèrent de faire accepter la fatalité de l’éradication puis, brusquement, en prit le contrepied après l’adoption de la loi sur la réconciliation nationale du Président Bouteflika, à laquelle il apporta ses suffrages, revirement que le parti transforma en constante qui le fit surfer, à partir de là, et selon les circonstances, d’une vague à l’autre, à propos de plusieurs autres questions.
[…]
Chapitre IV : Le retour « gagnant » du FLN (1999/2019)
1. Une réhabilitation au forceps
A la fin de cette année 1998, le parti du FLN se relevait péniblement de la scission qui le frappa. Tous les signaux de son tableau de bord avaient viré au rouge : la plupart de ses cadres, et une bonne partie de sa base, avaient été aspirés par le RND. Les soutiens dont il bénéficiait de la part du pouvoir réel lui furent retirés, et ses bassins traditionnels au sein de l’Administration se tarirent. Associée à des scores électoraux défavorables, cette mise en quarantaine l’avait désespéré d’une possible résurrection dont il voyait mal d’où elle viendrait.
La démission du Président Liamine Zeroual et l’entrée en lice de Abdelaziz Bouteflika le réveillèrent, brutalement, de sa prostration. L’occasion était trop belle pour être ratée. Il se souvint avoir été le parti de l’ancien ministre des affaires étrangères bien qu’il l’ait exclu, en 1980, de son Comité central. Il voulait malgré tout y croire en s’accrochant à l’espoir que représentait la nomination à la direction de campagne du candidat de Ali Benflis, un de ses rares anciens ministres à lui être resté fidèle. Il lui déclara aussitôt allégeance, en attendant une réaction favorable.
Son retour « gagnant » lui parut dépendre d’une seule probabilité : que s’opère une jonction miraculeuse entre son impatience à prendre sa revanche contre les auteurs de sa descente aux enfers et une meilleure disposition, à son égard, du futur Président dont il connaissait les analyses sur la crise de 1991 et les réserves sur le RND qu’il avait réprouvé en raison de « ses liens » avec les services de renseignements.
2. Les enjeux
Malgré son ressentiment, Bouteflika Président avait besoin du FLN en prévision d’un face-à-face avec l’armée qu’il savait inéluctable à une échéance plus ou moins lointaine. Il lui fallait avoir sous la main un appareil politique en mesure, le moment venu, de lui prêter main forte, à la condition qu’il fut réhabilité et domestiqué.
Le FLN n’était pas au mieux de sa forme et devait être remis en état, et au plus vite. Aussi, la première tâche qu’il s’assigna fut de stopper l’hémorragie qui l’avait vidée de ses effectifs. Il en ouvrit les portes aux membres des comités de soutien qui animèrent sa campagne avec Amar Saïdani, un syndicaliste qui fera bientôt une irruption fracassante sur la scène politique et institutionnelle.
Comme il savait y faire pour arriver à ses fins, il nomma Mohamed Chérif Messaâdia à la Présidence du Conseil de la Nation, en remplacement de Bachir Boumaza, et porta au secrétariat général du Comité central son ancien Directeur de cabinet à la Présidence, Ali Benflis, après l’avoir nommé, en août 2000, suite à la démission d’Ahmed Benbitour, à la charge de la chefferie d’un gouvernement où il fit entrer de nouvelles figures : Karim Younès, Abdelmadjid Attar, Zineddine Youbi, Boutheïna Cheriet, Fatiha Mentouri et Abdelkader Sellat qui siégèrent aux côtés de ses fidèles : Noureddine Yazid Zerhouni, Abdelaziz Belkhadem, Abdelatif Benachenhou, Chakib Khelil, Mourad Medelci, Djamel Ould Abbas, Tayeb Belaïz, Abdelkader Messahel, Tayeb Louh, Dahou Ould Kablia recrutés dans l’Ouest algérien, sa région d’origine, comme ses conseillers Abdelatif Rahal et Boualem Bessaïeh.
Les choses ainsi agencées se présentèrent pour le parti du FLN sous de meilleures auspices. Mises en phase avec les intentions déclarées du nouveau Président, elles débouchèrent sur la remodulation progressive des rapports de forces entre le FLN et le RND réinsérés, en compagnie du MSP, dans la même Alliance, en service du temps de l’ex-Président Zeroual.
Le plan d’attaque sembla avoir été parfaitement mis au point. Le Président tenait enfin le volant qui allait l’aider à exécuter une feuille de route réduite à un seul point : entamer, mieux armé, une longue guerre d’usure contre l’institution militaire, le FLN ayant regagné son ancien rang de leader à la faveur des élections législatives de 2002 qui déclassèrent le RND. Dans cette combinaison qu’il avait assez habilement conçu, du point de vue tactique, une seule chose lui manqua : une bonne connaissance de la psychologie des hommes qui l’entouraient.
A défaut d’avoir fait montre de cette qualité, Bouteflika vit s’écrouler à ses pieds le laborieux échafaudage qu’il crut avoir réussi à monter. Le parti lui fit faux bond, en présentant contre lui Ali Benflis à une présidentielle censée avoir été préparée pour lui dérouler le tapis rouge d’un second mandat qui coulait de source. On sut que le parti avait agi ainsi à « l’invitation » du général de corps d’armée, chef d’État-major de l’ANP, Mohamed Lamari, opposé à la réélection d’un Président qui ne dut son repêchage, à la dernière minute, qu’à la caution du général Mohamed Mediène et à « la justice de nuit », qui invalida l’investiture accordée par le parti à son candidat.
Cette première manche, qui opposa la Présidence à l’ANP pour le contrôle d’un parti qui hésitait entre deux tutelles, se termina sur un score de parité. En dépit de son habilité tactique, le Président n’était pas parvenu à faire admettre totalement son autorité au parti et l’ANP, divisée au sommet, qui échoua à remettre sous sa coupe une formation qu’elle avait pourtant fait imploser et qui était revenue sous les feux de la rampe pour se venger d’elle, avec l’aide intéressée d’un Président ambitieux et retors.
[…]
Chapitre V : Les limites historiques d’une gouvernance sous tutelle
Arrivée à son terme, cette étude qui s’est fixée pour but d’identifier les véritables acteurs et de reconstituer les processus de production de la décision politique au sein du système algérien, s’est employée à cerner la part de réalité et la part de fiction du pouvoir dont le FLN et son clone le RND sont supposés avoir été ou être détenteurs sous l’autorité, ou non, de l’Institution militaire.
L’analyse portant essentiellement sur le parcours et les relations du FLN avec l’ALN, puis avec l’ANP, et menée sur une période de 65 années, a montré, en réponse à l’hypothèse de travail posée, que la Révolution et l’État se sont bel et bien organisées et construits dans le contexte des luttes que « les militants civils » et « les militants en uniforme » se sont cycliquement livrées, jusqu’à ce que l’Institution militaire finisse par faire reconnaître son hégémonie pleine et entière.
Il a été en même temps établi, en remontant le cours des décantations intervenues dans le mouvement indépendantiste, que ces luttes portèrent la marque des divergences entre les légalistes du MTLD et les révolutionnaires de l’OS sur les voies et moyens de libérer le pays du colonialisme et, par extension, sur ceux relatifs à la construction de l’État national post indépendance.
1. Causes et conséquences de l’ascendant pris par l’armée sur le FLN
Ce n’est qu’après que le FLN se fut constitué en rassemblement des forces acquises à l’engagement militaire que ces luttes s’exacerbèrent, ainsi qu’on l’a vu, sous l’effet de l’élargissement de la base sociale et politique de la Révolution posant la question de savoir, face à la multiplication des prétendants à sa direction, quelle était la force la plus « légitime » à en assurer le commandement.
La paysannerie, principale base de recrutement de l’ALN, fit valoir son leadership en arguant de sa position de classe, qui a le plus longtemps résisté à la conquête coloniale et payé le plus lourd tribut à l’occupation, écartant de toute responsabilité centrale ses « compagnons de route », soumis à partir de 1959 à un examen probatoire perpétuel.
L’ascendant pris par l’ALN sur les « militants civils », aussi bien fondateurs que ralliés, créera à l’intérieur du mouvement insurrectionnel un rapport de forces irréversible qui investira l’Armée dans le rôle de gardien de la Révolution et, après l’indépendance, de tuteur de l’État qu’elle dirigera, directement ou par procuration, après en avoir jeté les fondations, le dotant, à chaque étape de son développement, de référents idéologiques et politiques conformes à sa conception messianique du Pouvoir.
Aussi, le statut et les fonctions qui furent assignés au FLN dans les régimes d’après 1962 le continrent dans les limites d’un simple appareil d’approbation et d’ampliation des directives politiques arrêtées par les décideurs de l’Armée.
[…]
Conclusion : Le mouvement du 22 février : le peuple, l’armée et la nouvelle république
Le Mouvement du 22 février – trans-classes, trans-partis et trans-générations –, né de l’élan d’un peuple lancé à la reconquête de sa dignité et de son Histoire confisquées, a en quelques semaines complètement ébranlé les fondations du système, en défaisant la coalition politico-financière qui l’avait asservi, occupant la scène politique en tant qu’acteur principal, et accompagné dans un premier temps par l’Armée Nationale Populaire.
1. Le peuple
Le peuple a cessé d’être cette quantité négligeable soumis à la gouvernance sous tutelle où n’étaient concernés que les institutions et les partis du pouvoir d’État et, accessoirement, l’opposition.
En une année, sa Révolution pacifique, qui a refusé d’être baptisée du nom des couleurs et des fleurs des « Printemps » arabes et européens, a abattu plusieurs pans de la forteresse du régime, déchu son chef, récusé ses partis, reporté deux élections présidentielles, et envoyé en prison ses intouchables.
Le frère conseiller de l’ex-Président, l’ancien chef du DRS et son successeur, deux chefs du gouvernement, une vingtaine de ministres, dont celui de la justice, des généraux de l’Armée, le Directeur Général de la Sûreté Nationale, quatre chefs de parti, dont deux du FLN, des sénateurs, des députés, une douzaine d’hommes d’affaires parmi les plus puissants du pays, des walis, des directeurs généraux de banques, des cadres supérieurs de ministères ; au total, une centaine de hiérarques ont été écroués, et pour certains jugés et condamnés à de lourdes peines pour des actes de gestion d’une extrême gravité.
D’un autre côté, près de deux cents hauts responsables centraux et locaux exerçant dans les rangs de l’ANP, des services de sécurité, de la Présidence et des structures gouvernementales ou à la tête d’entreprises stratégiques comme la SONATRACH, ont été démis de leurs fonctions dans une opération de « nettoyage » de l’appareil de l’État d’une envergure sans précédent dans l’Histoire de l’Algérie indépendante.
Inattendu par ses adversaires, qui pensaient avoir cassé ses ressorts, le peuple est revenu à la politique avec une force d’une amplitude et d’une durée qui dépassent de loin celles de ses autres irruptions dans l’Histoire.
Le mouvement auquel le peuple tout entier donna naissance a déclaré ne pas avoir vocation d’être un parti politique. Il ne dispose, en effet, ni d’une organisation ni d’une direction, choisissant d’être une force de pression compacte, fédérée par les réseaux sociaux, charriant toutes les blessures, les humiliations et les frustrations subies de par une gouvernance dont il découvre aujourd’hui, au-delà de ce qu’il pouvait imaginer, la face cachée souillée de crimes épouvantables.
Les mots d’ordre qu’il décline, chaque semaine, dans ses marches, ne se réfèrent ni à un programme ni à des orientations élaborées ; sa revendication unique demeurant la rupture avec le « Système », sous toutes ses formes, et dans tous ses compartiments, de la base au sommet.
[…]
Au lieu de s’abimer dans des opérations de replâtrage, qui ont montré leurs limites, le pouvoir d’État aurait mieux à faire. Il a entre les mains une chance historique de jeter des passerelles en direction de la révolution du peuple, qu’il qualifie de « bénie », et avoir le courage de se remettre en question, en revenant à la source : la souveraineté populaire.
Cela aura, au moins, le mérite de la clarté et facilitera le balisage des nouvelles routes que la révolution a ouvert devant le pays. La marge de manœuvre est très étroite, mais il n’y pas d’autres choix que de s’y engager.
Bien sûr que le départ du système ne saurait s’opérer du jour au lendemain, par la grâce d’un coup de baguette magique, face à des réseaux dormants certes, surpris par l’effet bourrasque du Mouvement populaire qui a décapité les tours maitresses de leurs forteresses, mais encore actifs, résolus à défendre leur survie par tous les moyens.
Le processus de changement profond exige du temps, de l’endurance, de l’audace, un grand sens du sacrifice et la vertu du dialogue, car les pesanteurs sociologiques et les résistances politiques qui entravent l’avancée de la société se nourrissent d’un conservatisme tenace, dont il serait illusoire de croire qu’on pourrait s’en défaire en un tour de main, dans un laps temps très court.
En dépit des manœuvres dilatoires, de la répression et des arrestations, le mouvement populaire maintient la pression pour faire évoluer les rapports de force que les nouvelles autorités semblent être tentées d’établir, en estimant possible de « stabiliser » une situation « dépassable » grâce à des « réformes » dont elles attestent qu’elles atténuent l’acuité de ce qu’elles considèrent toujours comme une crise passagère.
Les forces en présence – Pouvoir d’État et Mouvement populaire – pourront-elles, par une miraculeuse transgression des postulats de la géométrie, transformer les parallèles sur lesquelles elles évoluent, en ce moment, en diagonales qui se croisent pour imaginer une ère où plus rien ne sera comme avant ?
L’échec d’une dynamique de convergence, encore introuvable, risquerait d’entraîner un grand gâchis. L’Algérie ne mérite pas que le réveil politique de son peuple finisse dans un cul de sac…
Les commentaires récents