Le nouveau roman de Gérard Galtier (disponible en feuilleton sur le Journal d’un Journaliste avant sa prochaine sortie papier). Sous-bite, en argot militaire, il s’agit du grade de sous-lieutenant, le premier grade d’officier.
À tous ces jeunes gens qui, au nom de la France, contraints et forcés ont traversé la Méditerranée pour aller maintenir l’ordre en Algérie, mais qui, surpris et effarés ont découvert la guerre… À tous ceux qui sont revenus et qui, peu à peu, se sont enfermés dans leurs mauvais souvenirs, car trop pressés d’oublier, on a refusé de les écouter… À tous ceux qui ont encore des nuits de mauvais rêves qui ne s’effilochent en lambeaux et assèchent la bouche à la montre du petit matin…
À tous ceux qui ont encore mauvaise conscience, et qui n’y sont pour rien !
tous ceux qui ont encore des nuits
de mauvais rêves qui s’effilochent en lambeaux
et assèchent la bouche
à la montre du petit matin…
A tous ceux qui ont mauvaise
conscience, et qui n’y sont pour rien !
L’officier parachutiste se souvient d’autres morts, tous ceux qu’il a vus dans le soleil couchant algérien, fauchés par des rafales de fusils mitrailleurs. Souvent, la nuit, il revoyait leur danse morbide qui ressemblait à celle d’un pantin désarticulé, fabriqué avec des élastiques, comme ceux que l’on suspendait autrefois aux rétroviseurs des voitures, après les avoir tirés à la carabine à un coup, dans un stand de tir de fête foraine. Le plus souvent, c’était la danse macabre du sergent Pierre Roux qui revenait tourbillonner devant ses yeux. Quand le sergent-radio de sa compagnie était tombé, juste devant lui, dans un sentier de chèvres et de montagne sèche, plein de cailloux qui roulaient sous les Pataugas.
Depuis le lever du jour, ils chassaient le fellouze. Un commando d’une quinzaine d’hommes leur avait été signalé par l’avion de reconnaissance. Ils faisaient une pause. Assis sur des touffes d’herbes sèches, ils s‘épongeaient le front. Personne ne parlait. Ce silence ne disait rien de bon. Il les étouffait presque… Soudain, le staccato d’un FM déchirait l’air et claquait à leurs oreilles, avant de faire voler en éclats des morceaux de roches. Se retournant, Marc voyait Pierre Roux se relever sur ses genoux et dire dans son micro : « Ici Madelon… Papa me recevez-vous … Cinq sur cinq ! Demandons appui hélicos… Demandons… »
Le soleil s’apprêtait à se coucher derrière des rochers mauves. Il faisait penser à une moitié d’orange à la peau épaisse. Le sergent-radio l’avait presque fait rire en lui apparaissant tel un gros insecte, à cause de l’antenne de son poste qui tremblait longtemps au-dessus de ses épaules…
Le spectacle d’un jeune homme qui effectue au soleil une danse de pantin désarticulé par une rafale d’arme automatique n’a rien à voir avec le corps désarticulé et sanguinolent, prisonnier d’une carrosserie, coincé par un moteur qui perd son huile et se mélange scandaleusement au sang. L’automobiliste est écrabouillé sous le talon d’une chaussure. Le soldat, lui, quitte sa vie dans un pas de deux avec la mort. Cette vision surréaliste serre toujours les mâchoires. Elle fige un sourire nerveux plein de larmes, suivi d’un cri de rage, vite étouffé, se souvenant qu’en aucun cas un officier de parachutistes ne devait montrer la moindre faiblesse : « Être et durer » avait dit Bigeard. Ils étaient ! Quant à durer, cela avait fini par trop durer, pour le sergent Pierre Roux, originaire de Montauban, où ses parents tenaient une épicerie de quartier Epargne et où sa fiancée Chantal, employée des Postes, l’attendait. Elle le lui répétait dans sa dernière lettre, celle que Marc avait trouvée, pliée en deux dans la poche de la chemise ensanglantée du jeune homme qui, quelques jours plus tôt, avait fêté son vingtième anniversaire en dansant un tango énamouré avec Mario, le petit berger originaire du côté de Corte. Un grand chasseur de sangliers et dresseur de chiens au sang qui s’était maquillé comme une péripatéticienne
Lors de leur première rencontre à Biskra, Paul Bosc lui avait dit : « Vous savez mon lieutenant, ce qui m’a le plus choqué quand je suis arrivé en Algérie, c’est de découvrir deux populations, une d’origine européenne et l’autre d’origine indigène qui vivaient côte à côte, et s’ignoraient. J’ai vu aussi la misère de gens qui vivaient dans des conditions que je ne pouvais pas imaginer. Il y avait des enfants en haillons, des logements en terre battue. Et puis, j’ai eu beaucoup de mal à accepter certaines exactions. Un jour, j’ai vu un Algérien et un soldat du service des Renseignements sortir d’une salle. Le soldat a donné un coup de crosse de fusil dans le dos de l’Algérien qui, déséquilibré, est tombé le nez dans la poussière. Alors le soldat l’a abattu à bout portant, en disant : « Tentative d’évasion ! »
Très vite le reporter avait compris que le lieutenant Marc Leroy n’était pas un héros, un « Centurion » du romancier Lozérien Jean Lartéguy. Aussi, quand il avait appris que le capitaine lui avait demandé d’accompagner les fameuses corvées de bois, et de donner le coup de grâce aux prisonniers blessés, accusés d’avoir voulu s’échapper, il l’avait soutenu. Il l’avait soutenu aussi lors de la scène du sous-officier Marcel Picot que l’ennemi leur avait rendu ficelé comme un saucisson, avec les couilles dans la bouche.
Cette haine de bêtes féroces que le jeune Montpelliérain ne connaissait pas encore, avait submergé sa tête et son cœur. Comment les hommes pouvaient-ils en arriver à commettre de telles atrocités ?
C’est vrai que là-bas, il leur arrivait de ne plus être des hommes, mais des pions sur un échiquier. Mais quel échiquier ? Ils perdaient et sacrifiaient leur jeunesse. Tous étaient cocus de la France, et cela ne leur plaisait pas. Ils avaient tellement envie d’oublier. Ils avaient tellement envie d’avoir des nuits de rêves de princesses et de princes charmants, de danses des sept voiles et d’érotisme brûlant, sans têtes éclatées, sans éclaboussures de sang et de chairs visqueuses sur leurs rangers…
Seulement voilà, il leur arrivait encore d’avoir peur.
Il y avait des nuits où ils entendaient le cliquetis des armes. Ils voyaient même luire les couteaux des égorgeurs. Ils étouffaient. Ils éructaient. Ils toussaient. Ils bavaient. Ils étaient en sueur. Alors, les « bougnoules », la « gégène », les « ratonnades » et les viols ! Tout se mélangeait dans leur tête. Chut ! secret défense. Vive la quille bordel ! et Moi, RAB ! (Je n’en ai plus rien à branler !)
C’est tout ça que le reporter Paul Bosc voulait montrer dans ses reportages, loin de l’héroïsme cocardier qui suintait de toutes les pages de l’Histoire de France, l’Histoire, la grande, l’officielle pour des élèves en culottes courtes et en blouses noires qui, après avoir ôté leur béret, se mettaient en rangs pour entrer, dans un bruit de galoches, dans la salle de classe.
Il y a trois ans, au début de l’été, Paul Bosc avait invité le Sous-bite à venir passer quelques jours sur son Aubrac. Les deux hommes s’étaient retrouvés après le Col de Bonnecombe, devant le lac de Born. Ils avaient été très heureux de s’asseoir à une table, le dos calé au mur épais du buron. En attendant la pièce de bœuf, ils étaient fatalement retournés dans leur djebel algérien, et Marc avait alors confié à son ami : « Quand je suis arrivé là-bas, je n’avais rien contre les « fellouzes ». On m’avait appris qu’ils étaient Français comme nous. Qu’ils vivaient dans des départements, qu’ils fréquentaient les écoles de la République, où on leur enseignait que leurs ancêtres étaient des Gaulois. Ça m’amusait !
Que savions-nous alors de l’Algérie et de son histoire ? Quand j’ai quitté la caserne de Pau, à bord d’un Nord Atlas, c’était la première fois que j’allais survoler la Méditerranée. Mais, mis à part ce que j’avais appris en classe de troisième, je ne savais rien de ce Pays. Les noms du général Bugeaud et d’Abdelkader m’étaient familiers. Le coup d’éventail du Pacha Turc Hussein Day au Consul de France ne datait pas d’hier, puisqu’il avait été donné en 1827. C’est lui qui avait déclenché les hostilités entre la France et l’Algérie, après le blocus d’Alger par la Marine Royale. En 1843, le Duc d’Aumale battait Abd El Kader et sa smala, en faisant 3.000 prisonniers. L’Emir se rendait au général Bugeaud.
Cinq ans plus tard, l’Algérie devenait la France avec ses départements, identiques à ceux de la Métropole. Quant aux musulmans et juifs de ce territoire, ils étaient devenus d’un coup sujets français. Un siècle passé, en 1954 et jusqu’en 1962, éclatait une guerre d’indépendance entre le « Front de Libération Nationale » (FLN) et la France. Pour moi, c’était couru d’avance ! »
Plus tard devant le lac de Saint Andéol, Paul avait pris le temps d’expliquer au Sous-bite que des légendes étranges étaient nées là. Lorsque éclataient des orages accompagnés d’éclairs fulgurants et du bruit épouvantable du tonnerre, l’on pouvait voir surgir des vagues de trois à quatre mètres de hauteur : « Je ne les ai pas vues, de mes yeux vues ! » s’était-il empressé d’ajouter. Mais, toujours d’après lui, les populations primitives avaient voué un culte au dieu Hélan, culte, idolâtrie combattu par Grégoire de Tours.
« On raconte aussi que le deuxième dimanche de juillet avait lieu un grand rassemblement de plus de 5.000 personnes venues célébrer ce culte païen, en jetant dans les eaux du lac, pains, fromages, gâteaux de cire, étoffes, toisons de laine, pièces de monnaie. Aux premiers temps du christianisme, en Rouergue on a cherché à christianiser ces antiques croyances afin de les faire disparaître petit à petit. Saint Andéol, qui évangélisa le Gévaudan, s’y consacra, mais en vain ; ces croyances subsistèrent en partie jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et même plus tard. Une légende veut aussi que, sur l’emplacement de ce lac, ait jadis existé une ville. Aussi, affirme-t-on encore qu’à certaines périodes de l’année on peut entendre les cloches carillonner. Certes, on a pu retrouver des épaves, planches ou poutres, ayant pu appartenir à une cité lacustre, à moins que ce ne soient les restes de constructions de castors », avait ironisé Paul.
A la veillée, ils avaient longuement discuté de la « guéguerre » du déneigement, essentiellement administrative, qui en cette fin de siècle avait quelque chose de ridicule. En tout cas, elle soulignait l’absurdité du découpage administratif d’un vrai pays naturel l’Aubrac, en trois Régions et en trois départements. Quoi qu’il en soit après une semaine, non pas de mauvais temps, ni de tempête, mais de tergiversations pour ne pas dire autre chose, entre les responsables des deux administrations des deux départements voisins, plus la passivité béate des élus, il y avait de quoi se poser des questions sur la fameuse politique de proximité, et sur la non moins fameuse décentralisation…
(À SUIVRE…)
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