Car des créatrices de Black Lives Matter (Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi) aux Etats-Unis à Assa Traoré, que le Washington Post décrit comme l'instigatrice du "Black Lives Matter français", en passant par de nouvelles icônes comme Brianna Noble, les événements actuels rappellent avant tout la présence primordiale des femmes noires au sein des militances citoyennes. Et par-là même, la réalité accablante que ces dernières portent sur leur dos.
Et cela n'a pas échappé à la professeure de civilisation américaine Cécile Coquet-Mokoko. Spécialiste d'études africaines-américaines et autrice (Love Under the Skin: Interracial Marriages in the American South and France), elle revient longuement sur ce présent qui nous pousse à réviser nos leçons d'histoire.
Terrafemina : Le mouvement Black Lives Matter a été essentiel pour éveiller les consciences françaises quant au racisme et aux violences policières alors qu'il s'agit d'un mouvement américain. Comment l'expliquer ?
Cécile Coquet-Mokoko : Car le racisme et les violences policières sont encore des sujets très tabous en France. Cela met beaucoup de gens très mal à l'aise parce que nous avons des idéaux humanistes extrêmement forts. Puisqu'ils sont considérés comme critiques et "râleurs", nous avons toujours l'impression que les Français ne sont pas des patriotes très convaincus. Or je crois qu'il y a quelque chose de presque religieux dans notre attachement profond aux fameuses valeurs "Liberté, Egalité, Fraternité". Et cela peut nous amener à nier ce que vivent nos concitoyens, comme une forme de déni culturel.
De plus, nous sommes privés d'outils pour penser profondément la différence et ce qu'elle implique : les Français ont une sorte de pudeur mal placée à cet endroit-là. Cette gêne ne permet pas de poser les choses correctement, et tant que l'on énonce pas clairement un problème, et bien on ne peut pas le résoudre.
Bien sûr, il y a toujours des choses qui sont inséparables de la culture et de l'Histoire qui a façonné cette culture. Or en France, c'est comme si tout ce qui a précédé la Révolution française n'était pas de notre responsabilité, que l'on en avait pas à en répondre aujourd'hui. C'est très problématique car cela nous incite à éluder toute la phase de colonisation qui a correspondu à la conquête des Amériques.
Concernant les violences policières, il y a également un réflexe de protection : cette idée que, non, "l'Etat ne peut quand même pas être injuste avec tout le monde". On se dit également : le système nous représente. Alors si le système est injuste, il en est de même pour nous en quelque sorte, c'est pour cela que c'est si difficile à accepter.
Cela traduit-il une crainte de se confronter à l'Histoire de France ?
Cécile Coquet-Mokoko : Oui, car s'y confronter peut être douloureux. Il y a toujours une dissociation entre l'esprit patriotique tel qu'il peut être cultivé par les militaires et la nation elle-même. La guerre d'Algérie par exemple est un chapitre de notre histoire encore très récent (si bien que l'on a pas accès à toutes les archives) et sur lequel subsiste encore un silence pesant.
Dans le cas de la condition des Noirs aux Etats-Unis l'on a pu, en un certain sens, observer la même oppression qu'en Algérie : une exigence de "pacification" (et non de paix !), qui se fait par des techniques de guerre, de la part des autorités, armées, militarisées, envers des populations qui doivent être tenues à leur place.
Quand l'on se confronter à l'histoire de France, se pose toujours cette question : pourquoi ne rend-t-on toujours pas hommage à ceux qui ont incarné les valeurs de notre République ? Comme le général et politicien d'origine afro-caribéenne Toussaint Louverture par exemple [une figure emblématique de la révolte contre l'esclavage, ndrl]. Et l'on pourrait encore convoquer toute la mémoire d'Haïti...
Éprouve-t-on ces mêmes tabous aux Etats-Unis ?
Cécile Coquet-Mokoko : Aux Etats-Unis, plutôt que de l'impossibilité de nommer, on connaît davantage la crainte d'être mal nommé par l'autre. Tout cela a donné lieu à un combat fondamental, celui des membres de l'organisation Nation of Islam, dont Malcolm X a été l'un des plus éloquents porte-paroles durant les années 50. Ces militants ont effectivement réclamé le droit de se nommer eux-mêmes, de retrouver leur identité afin de restaurer une fierté rendue impossible par la suprématie blanche.
En France et aux Etats-Unis, les femmes noires sont en première ligne, de Black Lives Matter à Assa Traoré. Mais on parle très peu des femmes noires victimes de violences policières. Pourquoi ?
Cécile Coquet-Mokoko : On en parle si peu qu'il y a à chaque année des milliers de disparitions de femmes noires et amérindiennes qui sont passées sous silence ! Il n'y a même pas d'enquêtes pour féminicides qui sont ouvertes, elles passent simplement sous le radar. Et idem lorsque l'on dénombre le nombre d'homicides aux Etats-Unis, elles ne sont pas comptabilisées.
En 2018, une jeune fille new-yorkaise avait attaqué deux officiers de police, qui l'avaient violée à l'arrière du van où ils l'avaient arrêtée (pour possession de marijuana). A l'époque, le juge a estimé qu'il y avait eu une activité criminelle des deux côtés. Et finalement, il a acquitté les officiers. Il s'agissait d'une jeune femme blanche. Et combien de femmes noires ont vécu le même genre de choses ? Combien ont eu le courage de porter plainte, quand les officiers en retour ont pu être capables de menacer leur famille, car ils connaissent leur adresse ? Comment dès lors se sentir citoyenne de plein droit dans un pays où la police vous traite de cette façon-là ?
Sans oublier que les policiers aux Etats Unis ont droit à "l'immunité qualifiée" ( et ce grâce à une doctrine dictée sous la présidence Obama) : c'est-à-dire qu'ils peuvent violer les libertés civiques d'une personne sans passer par une procédure inscrite et sans crainte d'être poursuivis, à condition d'avoir été "de bonne foi", d'avoir réellement craint pour leur vie. Aux Etats-Unis, les policiers sont encore systématiquement acquittés, comme étaient acquittés, autrefois, les personnes qui se livraient à des lynchages contre les Noirs.
Observe-t-on également un conflit de classes entre femmes noires et femmes blanches aux Etats-Unis ?
Cécile Coquet-Mokoko : Du côté des féministes afro-américaines, on observe effectivement un grand ressentiment à l'encontre des femmes blanches. Depuis l'élection de Donald Trump notamment. 93 % des femmes noires ont voté pour Hillary Clinton mais beaucoup de femmes blanches se sont mobilisées pour Trump.
Il faut dire que la culture suprémaciste blanche (qui n'est pas réservée qu'aux Etats du Sud) confère aux femmes blanches un pouvoir. Comme le fait de savoir que vous pouvez dénoncer, y compris avec un faux témoignage, un Noir, et le voir souffrir, par exemple, comme ce fut le cas avec Amy Cooper. Mais tout cela ne date pas d'hier.
Bien des femmes noires se disent que le féminisme appartient aux Blanches bourgeoises. Il n'y a pas forcément de solidarité aux Etats-Unis. Des personnalités comme Florynce Kennedy dans les années 60 étaient très actives dans le mouvement Women Liberation (le MLF américain en quelque sorte), mais la majorité des autres militantes étaient des femmes blanches. Des citoyennes qui avaient les moyens et l'autorisation de protester à travers le pays, là où les femmes noires devaient avant tout faire "bouillir la marmite". Il a toujours été compliqué pour les femmes noires de faire entendre ce qu'elles vivaient.
On a pu observer beaucoup de situations où les militantes noires qui souhaitaient s'exprimer étaient réduites au silence. En tant que féministe, on sait ce que c'est qu'être obligée de se taire, et l'être dès le plus jeune âge – s'y habituer, rentrer dans le rang. Aujourd'hui, les féministes noires peuvent estimer que les Blancs se réapproprient leurs luttes pour se faire une "crédibilité de rue", un passeport militant : les militantes blanches font savoir qu'elles sont du bon côté et ensuite, passent à autre chose.
Est-ce la raison pour lesquelles l'on parle encore trop peu de Breonna Taylor, tuée de huit balles dans le corps pas trois policiers à Louisville ?
Cécile Coquet-Mokoko : La raison pour laquelle l'on se focalise sur le cas de George Floyd, c'est (entre autres choses) parce que nous avons des preuves vidéo directes : son meurtre a été filmé. Aujourd'hui, les documents que l'on peut diffuser répondent à une technique "tai chi" : on retourne en quelque sorte la violence du système contre ce dernier. Or, le grand drame de Breonna Taylor, c'est ce que son meurtre a eu lieu chez elle, sans caméra à proximité. On n'a pas d'images et on ne peut donc pas démontrer qu'il y a eu violation de la propriété.
D'ailleurs ce qui a fait en partie le retentissement du mouvement des droits civiques dans les années 60, ce sont aussi les documents photographiques, les témoignages visuels directs des violences policières à l'encontre des Noirs (parfois très jeunes), de la part la police de Birmingham par exemple.
Au 19e siècle, la grande journaliste afro-américaine Ida B. Wells dénonçait déjà les lynchages abominables qui étaient faits à l'encontre des personnes noires, à l'époque où ces lynchages étaient de vrais rituels macabres, pour ainsi dire des spectacles pour les Blancs, ce dont a très bien rendu compte un écrivain comme James Baldwin. Mais hélas elle n'avait aucun moyen d'appuyer ses mots par des documents visuels !
Malgré la forte présence des militantes, le New York Times souligne qu'une grande partie de la communauté noire américaine attend encore un homme leader. Qu'en pensez-vous ?
Cécile Coquet-Mokoko : C'est un vaste sujet. Au sein de la communauté noire américaine, on trouve encore des personnes très conservatrices. Par exemple, lorsque les militantes mettent en lumière les meurtres de femmes noires transgenres, elles ne trouvent aucun écho ni soutien.
Mais ce processus d'invisibilisation renvoie à toute une histoire. Rosa Parks, par exemple, est une personnalité emblématique, très mise en avant. Or on retient peu de citations d'elle. Aux Etats-Unis, les enseignants du secondaire oublient même volontiers de préciser qu'elle était une militante du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), l'organisation américaine de défense des droits civiques.
Et on oublie toujours d'évoquer Claudette Colvin, cette femme noire américaine qui, en 1955, a refusé de céder sa place dans un autobus de l'Alabama à un blanc, et ce neuf mois avant Rosa Parks. Elle n'avait alors que quinze ans, et s'est rendue coupable d'un péché gravissime à l'époque : se mettre en colère.
Mais le Mouvement des droits civiques de Martin Luther King a trouvé qu'elle n'était pas suffisamment "respectable" pour assurer la légitimé de la cause, pour la simple raison qu'elle est tombée enceinte d'un homme marié...
On peut aussi citer Shirley Chisholm, la première femme noire élue au Congrès, qui s'est présentée aux élections présidentielles en 1972. Fille d'immigrés jamaïcains, elle représentait les classes ouvrières de son quartier. Elle mettait avant tout en avant une identité de classe : elle voulait représenter le peuple, qu'il soit blanc ou noir. Cela ne plaisait pas du tout à la communauté afro-américaine.
Mais il faudrait encore ajouter à tout cela la placardisation des membres gay du collectif de Martin Luther King : je pense à son ancien conseiller, le militant et organisateur Bayard Rustin (récompensé des décennies plus tard par Barack Obama, de manière posthume, ndrl). Des années durant, on lui a interdit de faire de son état de son homosexualité. Pour que la "crédibilité" du mouvement n'en pâtisse pas...
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