Statue du colonel Amirouche, héros de la Guerre de libération nationale. D. R.
«Tant qu’il est vrai que ce que nous réalisons est le miroir de ce que nous sommes.» (Feraoun, Le Fils du pauvre.) On ne peut partir en guerre comme on part faire la fête, la guitare en bandoulière. Il y a des moments salutaires qui exigent beaucoup de discernement afin d’appréhender les aubaines heureuses. Et d’autres, plus graves, qui méritent toute l’attention, pour mieux maîtriser les risques qu’entraînent des situations inextricables, remettant tout en cause. Il y a des dilemmes malsonnants qui marquent les succès faciles et d’autres qui interrogent la raison et souillent les issues et les horizons.
ils du pauvre.) On ne peut partir en guerre comme on part faire la fête, la guitare en bandoulière. Il y a des moments salutaires qui exigent beaucoup de discernement afin d’appréhender les aubaines heureuses. Et d’autres, plus graves, qui méritent toute l’attention, pour mieux maîtriser les risques qu’entraînent des situations inextricables, remettant tout en cause. Il y a des dilemmes malsonnants qui marquent les succès faciles et d’autres qui interrogent la raison et souillent les issues et les horizons.
La guerre avec ses usures, ses intrigues et ses stratégies de combats requiert un charisme conforté de bon sens et dénué de toute idéologie obscurantiste. Les écarts de conduite et les incartades sans conscience relèvent de la pauvreté intellectuelle. Les coups insidieux venant de l’ennemi d’en face expérimenté et habitué du terrain nécessitent forcément une clairvoyance accrue, une analyse stricte de la situation et une expérience de l’art stratégique de l’interprétation afin d’éviter les déconvenues et les désastres. L’esprit bien structuré intellectuellement est capable de prendre le dessus sur la stratégie militaire de l’adversaire. Aucune force ne l’emporte sur l’intelligence et la perspicacité des hommes.
A partir de 1956, beaucoup de jeunes Algériens cadres diplômés rejoignirent en masse les rangs de l’ALN pour prêter main-forte à la Révolution pour l’indépendance. Ce ralliement spontané, fruit du travail acharné et ingénieux du civil Abane, fut un signe de mauvais augure pour l’armée coloniale. Cet apport à grande échelle, d’une jeunesse vaillante, exaltée et instruite, inquiéta, au plus haut niveau, la hiérarchie militaire française. Que faire ?
Le capitaine Paul-Alain Léger, officier parachutiste, combattant de la Seconde Guerre mondiale, des guerres d’Indochine et officier du renseignement au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), où il était spécialiste de la guerre contre-insurrectionnelle, était natif d’Azemour, au Maroc, et a grandi à Sétif. Parlant couramment l’arabe et le kabyle, maîtrisant parfaitement l’action psychologique, il monta une vaste opération de manipulation et d’intoxication dévastatrice pour l’ALN, désormais étudiée dans toutes les écoles militaires du monde, connue sous le nom de la Bleuite.
Lorsqu’il arriva à Alger, la situation était critique à cause des attentats qui ensanglantèrent la capitale. La Casbah, il est vrai, prenait ses ordres directement du FLN. Le capitaine Léger, adoubé par le colonel Godard, également ancien résistant membre des troupes du renseignement en Indochine, approuva le projet de noyautage des maquis FLN.
Dans les maquis tout marchait déjà de travers lorsque d’autres problèmes vinrent s’ajouter encore à la détresse des combattants : les subsides en provenance de la Fédération de France s’étaient taris. La Wilaya III, dirigée alors d’une main de fer par le colonel Amirouche, fut littéralement démunie de toutes ressources. Une logistique en constante diminution avec des maquisards affamés et affaiblis, à laquelle s’ajoutaient les brimades de certains chefs prétentieux, entama sérieusement le moral des troupes.
Les combattants se contentaient, déjà, de l’essentiel vital pour résister aux aléas d’une situation confuse par son caractère organisationnel. Il fallut se reposer sur le charisme de certains chefs de troupes pour tenter de trouver, au jour le jour, les solutions adéquates pour subvenir aux besoins de l’ensemble. On arriva à galvaniser l’essentiel des officiers, pour aller de l’avant, en entraînant derrière eux des troupes de Moudjahidine déterminés à ne pas lâcher prise. Mais, un ver plus dangereux encore ne tarda pas à atteindre le fruit. L’ennemi, par des détours inavoués, arriva à semer la suspicion et le doute dans l’esprit des officiers ALN.
C’est dans ce contexte de fatigue et de lassitude générale que des militants du FLN ont été retournés et ont accepté de collaborer avec les paras et dénoncer les leurs. La conséquence terrible de ces trahisons fut une paranoïa portée à son paroxysme. La Bleuite, terme communément usité, car ces traîtres étaient vêtus de bleu de chauffe. En août 1957, en pleine bataille d’Alger, les paras du général Massu arrêtèrent Hassan Ghendriche, alias Safi, chef de la Zone est d’Alger. Rapidement, il accepta de collaborer, et Léger lui intima l’ordre de poursuivre ses relations avec les autres dirigeants FLN de la Zone qui, malgré eux, fournirent des informations capitales à leurs ennemis. Parallèlement, Yacef Saâdi, pressentant son arrestation prochaine, nomme Ghendriche chef militaire de la Zone d’Alger et transmit la nouvelle aux dirigeants FLN. Léger se retrouva donc chef officieux de la Zone militaire d’Alger avec Ghendriche comme homme de paille. Pour demeurer crédible, il devait fomenter de faux attentats car, dans le camp d’en face, on s’impatientait car on avait fait parvenir à Ghendriche des bombes et des armes et rien ne se passait à Alger.
Mais le coup de maître de Léger fut la manipulation de la jeune militante du FLN Zohra Tadjer, qui servit, malgré elle, les plans machiavéliques de l’officier. Arrêtée puis mise en confiance par Léger et Ghendriche, elle fut relâchée non sans lui avoir donné au passage des listes erronées de noms de «combattants traîtres» de la Wilaya III qu’on avait laissé traîner sur les bureaux de la villa où elle était retenue. Sur une des listes figuraient des noms de combattants servant sous le commandement militaire de Mahiouz… Ce fut alors le début d’une interminable et sanglante épuration dans les rangs du FLN car, quand la délation est en marche, plus rien ne peut l’arrêter. La jeune Zohra, responsable, malgré elle, de l’assassinat de centaines d’innocents, fut elle-même exécutée car, comme tous ceux qui étaient libérés par l’armée française, elle devenait, elle aussi, suspecte.
Amirouche manqua de perspicacité et tomba dans le piège fomenté par les Français, induit dans l’erreur par ses propres agents de confiance dont certains dissimulaient leurs véritables motivations, et emporté dans les tréfonds des impardonnables fautes. Amirouche était, sans nul doute, un excellent marcheur nocturne, un révolutionnaire qui ignorait la peur, mais il manquait véritablement de discernement et d’esprit critique. On avait l’impression que le piège était spécifiquement étudié pour le compromettre. En effet, il avait une construction intellectuelle arbitraire, autour des principes islamiques. Les proches collaborateurs d’Amirouche, des hommes lettrés, jetèrent l’opprobre sur le reste de l’élite où le diplômé francophone est perçu d’emblée comme suspect et considéré comme un traître en puissance.
Il y a bien des vérités à déterrer, beaucoup de ce qui est bâti sur le mensonge et la calomnie à dénoncer, tout doit être dit pour assainir cette plaie profonde. Cette vision étriquée aida, sans aucun doute, le complot du redoutable capitaine Léger à prendre forme puisqu’il s’exécuta avec un succès inattendu et sans commune mesure.
Le complot qu’on appela Rosa, attenté par les Français, se servit indirectement de la main lourde d’Amirouche pour décimer l’ALN de toute la force vive, de la fine fleur des cadres éminents venus en renfort pour consolider la lutte pour l’indépendance. Il mit en danger l’essence même de la Révolution avec des méthodes controversées. L’histoire retient, comme une perle de génie, le jeu de destruction psychologique qu’on appelle désormais la Bleuite ou le complot bleu.
Heureusement, certains officiers ne se laissèrent pas faire, et les autres chefs de Wilaya ne tombèrent pas dans le même piège et évitèrent de suivre les recommandations d’Amirouche, préservant ainsi leurs cadres pour poursuivre la Révolution.
Même si l’émotion nous incite, aujourd’hui, avec le recul, à sacraliser le statut de l’homme illustre et courageux que fut le colonel Amirouche, nous ne devons pas occulter la vérité sur les méfaits historiques, même si elle fait mal à notre fierté nationale. Amirouche était un patriote, sans doute ! Un révolutionnaire visionnaire, cela reste à prouver. Amirouche n’était pas imprégné par les idées de la pensée moderne issue des lumières. Bien qu’il fût un homme ordinaire, il sut mener des batailles, avec sincérité, en opposant la violence à la violence. Personne ne peut, désormais, lui reprocher de ne pas être du calibre d’Abane Ramdane ou de Ferhat Abbas : c’était un soldat. Un soldat qui commit des bévues dues à l’égarement de son entourage défaillant. Mais personne ne peut se targuer de mener une révolution sans commettre des erreurs stratégiques. Même le plus brillant des tacticiens de l’art de la guerre, en l’occurrence Napoléon, avait commis des bourdes. La faute est humaine, mais c’est mieux quand elle est maîtrisée. On ne peut ressusciter les victimes de l’injustice, du déluge qui s’abattit sur la Wilaya III. Mais on peut leur rendre justice en évoquant leurs souvenirs. Beaucoup d’officiers au-dessus de tout soupçon ont péri, sans aucune preuve valable, par la force des armes de leurs compatriotes.
Il y a beaucoup de choses à dire sur la Révolution algérienne. La guerre des chefs historiques, leurs positionnements politiques, leurs ambitions, leurs défaillances, leurs forces et beaucoup d’autres choses encore. Mais ce n’est pas le propos de ce message. Nous aborderons l’histoire de la guerre du paysan, cette grande épopée, le moment venu.
Pour ceux qui veulent découvrir l’histoire du paysan algérien qui a osé défier le parachutiste français, il lui appartient de s’investir dans la recherche historique. Il faut dépoussiérer cette invraisemblable et rocambolesque légende pour éclairer, du moins relativement, les générations futures sur une guerre longtemps restée biaisée, comme un récit de conte de fées thaumaturgique. Pour autant, personne ne doit faire l’histoire tout seul ; cette dernière doit s’imposer dans la sagesse et la lumière nécessaire, loin de l’anachronisme pulsionnel.
C’était, en effet, une page sombre de l’histoire de la Wilaya III. Une période de désolation et de tristesse qui fut entachée de sang et d’injustice, d’une jeunesse engluée par une manipulation de haute voltige, pour le plaisir et la gloire, d’un moment, de l’armée française.
L’histoire de la lutte pour l’indépendance avait trouvé parmi ses enfants des combattants et des responsables pour la mener jusqu’au bout. Comment l’œuvre d’un seul homme a fait, à lui tout seul, de toute une guerre une ruse qui a massacré des milliers d’innocents, supprimé la matrice essentielle de l’embryon Algérie ? Une partie du maquis fut décimée, le doute devient alors constitutionnel, un poison, un anathème, une malédiction de l’histoire qui marquera notre pays par cette torgnole indélébile…
Par Azar N-ath Quodia –
juin 19, 2020 -
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