"On nous cache les chiffres de l'épidémie et on a peur pour nos familles en France" : en Algérie, la double peine face au coronavirus
Un an après la chute de Bouteflika, la contestation est confinée et le virus autoritaire flambe avec le désastre sanitaire.
Le généraliste de Ben Aknoune, en banlieue d’Alger, ne se sent pas très bien. Aucun test disponible mais il a des doutes sérieux. Alors il ne reçoit plus de patients et conseille par téléphone. « Mais, attention, chez nous, la téléconsultation n’existe pas, alors on tâtonne au bout du fil... »
En pleine épidémie, les Algériens avancent dans le brouillard, comme une partie de la planète. Comme nous Français dont ils découvrent avec effarement le sous-équipement, scotchés sur nos infos. Mais rétifs aux leurs, celles qu’on leur balance à coup de communiqués officiels et déclarations solennelles. Vrais ou faux chiffres du corona, quelle angoisse ! Le ministère des Affaires religieuses, plus précisément le « Comité ministériel des fatwas » ( sic !) s’est fendu d’une fatwa expliquant que la diffusion de fausses informations constitue « un péché capital ».
A ce compte-là, le régime lui-même barbote dans le péché car, selon les sources les plus diverses – mais forcément anonymes en raison des sanctions qui pourraient pleuvoir – les statistiques officielles sont fausses. Il faudrait, nous dit-on, multiplier au moins par dix le chiffre des contaminations donné ce 3 avril – un millier – et celui des morts : 83. Le régime autoritaire a repris ses droits. Le Hirak, le mouvement pacifiste qui avait fait des émules jusqu’au Moyen-Orient et suscité l’admiration du monde entier, s’est figé. « Ce qui avait changé depuis la chute de Bouteflika, c’était la liberté de parole, l’émergence de la société civile, mais l’épidémie a tout arrêté » résume l’historien Benjamin Stora, très inquiet pour ses amis outre-Méditerranée. Et le naturel du régime revient au galop. Pas question de suspendre les procédures contre des leaders du mouvement de contestation. L’un d’eux, Karim Tabbou, est incarcéré, comme notre confrère, le journaliste Khaled Drareni, correspondant de Reporters sans Frontières. La situation sanitaire a bon dos : trois autres journalistes, du quotidien Al Sawt-Al Akhar, sont arrêtés pour avoir écrit des articles s’interrogeant sur la validité des tests de l’Institut Pasteur d’Alger. Impossible d’avouer que ce sinistre virus est incontrôlable.
CHLOROQUINE ET MASQUES « DES AMIS CHINOIS »
Pourtant, il flambe dans la wilaya de Blida, la ville des roses des cartes postales. Roses vénéneuses avec cette contagion jaillie depuis le patient zéro : un retraité vivant en France et revenu au pays pour un mariage. Les festivités ont donné le coup d’envoi de l’épidémie. Revenu chez lui, le malheureux est mort peu après. Du coup, le confinement général a été instauré à Blida et les camions de vivres se succèdent sur la nationale pour ravitailler la ville.Dans l’Est, à Souk-Ahras, un voyageur revenant de France et d’Italie, ayant transité par la Tunisie, est à l’origine de la contamination. Alger, déserte, est frappée et beaucoup de citadins sont réfugiés dans leurs montagnes natales de Kabylie, même si des cas ont été identifiés à Tizi-Ouzou, la capitale de la région.
En riposte, les autorités sanitaires adoptent, comme au Maroc, le protocole à la chloroquine élaboré par le Pr Didier Raoult. L’Algérie produit elle-même la molécule « en quantité suffisante ». Cent millions de masques doivent arriver de Chine. Le président Abdelmajid Tebboune, 74 ans, s’est voulu rassurant à la télévision : « Nos liens avec les amis chinois nous garantissent la priorité. Ce qui nous manque, ce ne sont donc ni les moyens ni les fonds, mais plutôt la discipline ! » Il n’a pas convaincu. En réalité, le système hospitalier algérien est en déshérence depuis plusieurs décennies. Alors qu’il tournait à plein dans les premières années de l’indépendance notamment grâce à l’aide et aux soignants venus de Cuba, il s’est effondré dans les années 1990. Fuyant l’islamisme, une partie des médecins algériens ont gagné la France. Rappelons qu’ils furent, dans leur pays, l’une des cibles des djihadistes. Pour mémoire, un valeureux généraliste soignait les abandonnés de la Kasbah d’Alger, rue Amar Ali. Ce médecin, Laadi Flici, qui était aussi poète, fut égorgé le 17 mars 1993 par trois intégristes déguisés en patients.
« NOS GRANDS MÉDECINS SONT CHEZ VOUS ! »
Deux mois plus tard, était assassiné le fondateur de la psychiatrie algérienne, le Pr Mahmoud Boucebci, directeur de l’hôpital Drid Hocine, à Kouba, sur les hauteurs d’Alger. Des dizaines d’autres sont tombés. « Aujourd’hui nos grands médecins sont chez vous ! », ressasse un pharmacien algérois. La misère hospitalière a encore été illustrée avant l’épidémie par les révélations sur lasituation dégradante de certaines maternités et la mort de huit nourrissons dans l’incendie d’un établissement.
Non seulement le virus les cerne, mais, en plus, les Algériens sont affolés par la situation en France. Des millions d’entre eux vivent dans l’Hexagone. « Le Ramadan approche, prévu le 23 avril, et les gens sont dévorés d’angoisse pour leur famille française, constate Benjamin Stora, rien de pareil n’a jamais été vécu, ils découvrent la catastrophe qui a déferlé sur nous et elle se mêle à la leur...» C’est la double peine, une version coronavirale du célèbre « l’Algérie, c’est la France », la preuve par l’épidémie et l’angoisse que les liens perdurent bien au delà des proclamations idéologiques de tous bords.
Enfin le vertige du lendemain assombrit encore l’azur imperturbable de la baie d’Alger. Avec le prix du pétrole au plus bas depuis 2003, la Sonatrach a réduit son budget de moitié. Le gouvernement annonce un milliard de dollars injectés dans l’économie et rassure sur les réserves en devises : 60 milliards. Mais en bas de l’échelle, loin du palais de la Mouradia, siège de la présidence, ceux qui ont déjà tout subi se lamentent : « Notre pays, c’est l’économie informelle, si les gens ne peuvent plus vendre dans les rues à cause du virus, qu’est-ce qu’on va devenir ? »
A lire :
* le dernier ouvrage de l’historien, « Retours d’Histoire, l’Algérie après Bouteflika », éditions Bayard.163 pages, 16,90 euros.
* Ses œuvres majeures sur la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie, regroupées dans la collection Bouquins : « Benjamin Stora, une mémoire algérienne ». Robert Laffont, 1088 pages, 32 euros.
Par Martine Gozlan
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