Comme Jean Daniel, l’historien Benjamin Stora est né en Algérie. L’homme aux filiations variées était nourri de ses liens avec son pays natal, en particulier pendant la guerre d’indépendance, que le journaliste a couvert avec exigence et courage.
«J’avais une très belle relation avec lui. Au sujet de la guerre d’Algérie, on partageait les mêmes points de vue, sur la décolonisation, sur Albert Camus et les déchirements des Européens d’Algérie. Il a été extrêmement clairvoyant à l’époque. Il était conscient que l’indépendance politique de l’Algérie, absolument nécessaire, ne conduirait pas nécessairement à la démocratie, c’était son leitmotiv.
«Les Algériens le considèrent comme un personnage important de leur histoire parce qu’il s’est engagé pour l’indépendance de l’Algérie. On a oublié, aujourd’hui, que les intellectuels français qui s’étaient engagés en faveur de l’indépendance étaient très peu nombreux. Les "porteurs de valises", c’était minuscule ! Claude Lanzmann a bien raconté comment il était dur pour eux, à l’époque, de marcher dans les rues, de se faire insulter tout le temps, d’être menacés de mort. Les Algériens n’ont pas oublié ceux qu’ils appellent toujours "les amis de l’Algérie".
«Jean Daniel essayait de trouver un point d’équilibre, en permanence. Il avait le même souci pour la question du conflit israélo-palestinien. Bien sûr, il se faisait prendre à partie par les deux camps, qui eux voulaient la guerre. Il a subi ça, très violemment, de la part des partisans de l’Algérie française, mais aussi de la part des nationalistes algériens intransigeants, qui ne voulaient pas entendre parler de la France, alors que lui soutenait qu’il existait une part française dans l’histoire algérienne et une part algérienne dans l’histoire française.
«Il ne s’est jamais renié. Il s’appuyait beaucoup sur ses souvenirs personnels pour défendre cette idée, son enfance à Blida [à 50 kilomètres d’Alger, au pied des montagnes, ndlr], sa famille, le judaïsme… Il était l’héritier de toutes ces filiations sans en être prisonnier, c’était un homme fondamentalement libre. Il a fréquenté beaucoup de nationalistes algériens qui avaient combattu le système colonial français avec les armes du savoir, de la République, de ce qu’ils avaient pu apprendre en France et l’avaient retourné contre le système colonial. C’était quelque chose qui nous liait.
«Jean Daniel était beaucoup plus âgé que moi, mais quand j’ai sorti la Gangrène et l’Oubli [1], en 1991, il m’avait envoyé une lettre très sympa. Il m’a soutenu, également, quand j’ai été évincé de l’exposition sur Albert Camus à Aix-en-Provence, en 2012. Il a eu une pensée camusienne jusqu’au bout. Il a toujours espéré que Camus ne verse pas du côté de l’OAS [l’Organisation terroriste des défenseurs de l’Algérie française].
«Il a bataillé contre André Rossfelder, quand celui-ci, dans le Onzième Commandement, a affirmé que Camus, mort en 1960, serait parti du côté de l’OAS. Jean Daniel expliquait que Camus était partisan d’une solution fédérale, pas d’une guerre, qu’il n’était pas raciste et n’aurait jamais voulu la ségrégation. Il a maintenu jusqu’au bout la version d’un Camus proche des Algériens. Il n’était pas du tout dans la posture de Francis Jeanson, dans les Temps modernes.
«Albert Camus, Jean Daniel ou Jacques Derrida, eux, sont nés en Algérie. Ils savaient la complexité de cette situation algérienne, ils connaissaient la séparation, la ségrégation mais aussi les mélanges, la circulation, les espaces de mixité. Ils n’étaient pas prisonniers d’une position manichéenne.
«Nous avions voyagé ensemble en Algérie à l’hiver 2004-2005. Nous sommes restés une semaine ensemble dans le désert, à Timimoun. On a beaucoup discuté de l’Algérie, de Ferhat Abbas, l’un de ses personnages de référence, comme beaucoup de nationalistes francophiles. Il était content de retourner en Algérie, qu’il considérait comme son pays. Mais c’était un homme lucide : il savait que l’Algérie qu’il avait connue n’existait plus.»
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