Arrivé en Algérie comme correspondant du journal Le Monde au Maghreb mais résidant à Alger, j’ai rencontré Houari Boumediène pour la première fois deux jours avant la IVe Conférence des chefs d’État des pays non-alignés (5-9 septembre 1973). Ce premier contact, déterminant pour la suite de nos relations, éclaire sa personnalité. Il s’est déroulé au Palais du peuple, siège de la présidence. L’entretien télévisé a commencé dans un salon en présence de la presse. Le Président me posait des questions en français sur Nasser, de Gaulle, Pompidou, mon parcours dans les pays arabes… Puis, je suis allé dans son bureau avec le Dr. Mohieddine Amimour, directeur du service de presse. Il a hésité un moment, puis, au lieu de s’asseoir devant son imposante table de travail, il m’a invité à prendre place dans une petite rotonde où il y avait une table et deux fauteuils. Par la suite, j’ai su que c’était un honneur qu’il réservait à ses amis, à des personnes qu’il tenait en grande estime et à de hautes personnalités. Étonné, Amimour s’est empressé de trouver une chaise pour s’asseoir près de nous.
2Nous avons poursuivi notre entretien à bâtons rompus. J’ai vite compris qu’il était bien documenté sur ma personne, connaissait parfaitement mon itinéraire, les origines libanaises et égyptiennes de ma mère, et n’ignorait rien ou presque rien, de mes écrits. J’avais, d’ailleurs, remarqué qu’il avait sur son bureau mon dernier livre [1][1]Paul Balta, Claudine Rulleau, La politique arabe de la France,…,rédigé avec mon épouse et paru en juin de cette année 1973, de même que la série d’articles du Monde que j’avais consacrés à l’enseignement de l’arabe. Il a confirmé incidemment qu’il avait lu dans le texte la plupart de mes articles sur le Proche-Orient et avait conclu : « Vous expliquez le monde arabe de l’intérieur. C’est pourquoi je souhaitais que vous soyez nommé à Alger. Voilà, c’est fait, vous êtes des nôtres. » Il y eut donc, dès le départ, une certaine chaleur qui ne se démentira pas au fil du temps.
3Après ce tour d’horizon, en français, je m’étais avancé à dire : « Monsieur le Président, je crois que vous accordez vos interviews officielles en arabe. » Il avait approuvé d’un signe de tête. « Cela ne me dérange pas. Toutefois, au Collège des Frères des Écoles chrétiennes, à Alexandrie, mes professeurs égyptiens m’ont fait apprendre par cœur un arabe classique, un peu archaïque. » Il m’avait coupé d’un : « Hélas ! Hélas ! Et cela n’a pas changé ! » D’une extrême courtoisie, il avait fait un geste pour s’excuser de m’avoir interrompu et m’a invité à poursuivre. Je lui avais alors expliqué que j’avais acquis seul, sur le tard, mon vocabulaire économique et politique et je lui demandais de parler plus lentement lorsque nous aborderions ces problèmes. Grand seigneur, il avait répondu : « Monsieur Balta, vous avez beaucoup fait dans vos écrits pour la culture des Arabes et leur dignité. Nous avons commencé en français, nous continuerons donc en français ! » Il en fut ainsi pendant quelques cinquante heures d’entretiens en tête-à-tête qu’il m’a accordés en cinq ans et qui furent très riches et d’une grande liberté de ton.
4Comment m’était-il apparu au fil du temps ? Discret mais efficace, timide mais fier, réservé mais volontaire, autoritaire mais humain, généreux mais exigeant, prudent dans l’audace. Il travaillait avec acharnement sans se soucier de ce qu’on pensait de lui à l’étranger. Une des premières initiatives de ce nationaliste intransigeant fut d’expulser d’Algérie les nombreux conseillers arabes ou étrangers de Ben Bella qui se réclamaient du marxisme. Parmi eux, Lotfallah Soliman, trotskyste égyptien bilingue, pourtant farouche partisan, comme lui, de l’arabisation. « Ils sont venus essayer de faire chez nous la révolution qu’ils n’ont pas été capables de réussir chez eux. Si nous les avions écoutés, ce n’est pas une mais plusieurs révolutions que l’Algérie aurait dû faire en même temps », m’avait-il dit avec l’humour féroce dont il était coutumier en privé. Lotfallah Soliman, que j’avais bien connu à Alexandrie et qui était un ami, m’avait raconté cette mise à l’écart tout en expliquant qu’il comprenait Boumediène et ne lui en voulait pas. Ce que j’avais raconté au président qui avait souri.
5Ayant rencontré et interviewé tous les chefs d’États arabes, du Golfe à la Mauritanie, je le situe, au côté de Nasser et de Bourguiba et aussi de Hassan II, parmi les plus visionnaires en politique étrangère et dans le domaine des arts. Qu’il ait pris goût au pouvoir, c’est certain. Néanmoins, ce dernier n’était pas pour lui une fin en soi, mais un instrument pour faire évoluer les structures de son pays et peser sur l’ordre international afin de le transformer. Il était très fier et avait un sens aigu de la dignité, pour lui et pour son peuple. Cette attitude fut le résultat d’un long cheminement. Devenu chef de l’ALN, il découvre la multiplicité et la complexité des problèmes à résoudre. Il sait alors se mettre à l’écoute et pratique le travail en équipe avant de prendre les décisions qu’il assume. Ainsi, comme je l’ai écrit dans le livre que je lui ai consacré avec mon épouse, il est passé « des intuitions spontanées aux analyses argumentées, de l’incantation à l’action, de la dénonciation des situations iniques à l’organisation de la lutte. »
6J’aborde maintenant quelques aspects plus personnels. Alors que plusieurs biographes le font naître entre 1925 et 1932, il m’a affirmé que la date exacte était le 23 août 1932. De même, alors qu’on écrivait son nom de différentes façons (Boumedienne, Boumediene, etc.), c’est lui qui m’a dit que la bonne orthographe est Boumediène, comme il me l’avait écrit sur mon carnet de notes. De père arabophone et de mère berbérophone, Boumediène, de son vrai nom Mohamed Boukharrouba (Fils du caroubier) a passé son enfance au milieu des paysans dont il a conservé la rusticité une fois au pouvoir. Il n’aimait pas en parler. Néanmoins, comme je lui avais fait observer qu’il maîtrisait bien la langue française, il m’avait confié, ce qui ne figurait alors dans aucune de ses biographies, être entré à six ans à l’école primaire française. À dix ans, il a suivi des cours dans une école coranique avant d’entrer quatre ans plus tard à la Médrassa El Kettani de Constantine où l’on n’enseignait que l’arabe. Il m’a confié qu’il avait déjà le goût de la lecture et l’a conservé toute sa vie.
7Le Monde arrivait à l’aéroport d’Alger en milieu ou en fin d’après-midi et était mis en vente le lendemain. Dr. Mohieddine Amimour m’avait précisé qu’un motocycliste en rapportait le jour même des exemplaires pour la présidence et quelques conseillers et ministres. Boumediène lisait régulièrement le sien. J’en ai eu la preuve par ses commentaires sur des articles et des reportages que j’avais publiés depuis mon entrée au Monde en 1970.
81973, l’année du Sommet des non-alignés, marque aussi un tournant dans sa vie privée. Quelques mois avant la conférence, ce célibataire endurci, déjà quinquagénaire, épouse une jeune avocate du barreau d’Alger, Anissa Menzali. Son comportement s’en ressentira. Silhouette élancée, visage émacié, chevelure châtain roux découvrant un large front, regard perçant, moustache épaisse masquant la cicatrice provoquée par un attentat dont il avait été victime en 1968, il avait une distinction naturelle mais il ne prêtait guère d’attention à sa façon de s’habiller.
9À la suite de son mariage, il apporte plus de recherche dans le choix de ses costumes, change souvent de cravate et remplace le traditionnel burnous marron assez rugueux par un superbe burnous noir en poil de chameau dont deux oasis sahariennes ont la spécialité. Sauf exception, son bureau de la présidence ne reste plus allumé une bonne partie de la nuit. Depuis sa mort, Anissa Boumediène se consacre à la littérature et à la défense de la mémoire et de l’œuvre de son mari.
10Certes, il a diversifié les liens de l’Algérie avec les autres pays d’Europe et les États-Unis, mais il appréciait la politique arabe de de Gaulle et le rôle que la France pouvait jouer pour inciter la Communauté économique européenne à être une troisième force entre les deux blocs. Un diplomate français lui ayant suggéré de « Banaliser les relations bilatérales », Boumediène m’a confirmé lui avoir répondu ; « On ne peut ignorer le poids de l’histoire. Entre la France et l’Algérie les relations peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales ! »
11Finalement, au début de 1978, une solution avait été imaginée dans les chancelleries : Boumediène, invité au niveau européen, se rendrait en Allemagne, puis au siège de la CEE à Bruxelles et terminerait par la France. « C’est une combine diplomatique ! » m’avait-il dit. « Soyons sérieux. Il est évident, qu’au nom de l’histoire, de la géopolitique et des relations humaines et culturelles qui nous lient à la France, si je fais une tournée européenne, c’est par elle que je dois commencer ! »
La pyramide à l’envers et à l’endroit : <BR />APC, APW, APN
12Boumediène était très fier d’avoir institué les APC (Assemblées populaires communales) en 1967, et les APW (Assemblées populaires de wilayas), en 1969. Au cours d’un entretien début 1975, il m’avait dit : « Pour ce qui est de la démocratie, mes prédécesseurs ont fait les choses à l’envers en commençant par l’Assemblée nationale, c’est comme s’ils avaient mis la pyramide sur la pointe. Moi, j’ai commencé par la base. » Je lui avais fait observer que cela remontait à bientôt dix ans et je lui demandais quand il prévoyait d’instaurer une APN, Assemblée populaire nationale. « Je crois que nous ne sommes pas mûrs » avait-il répondu. Moi : « Qui nous ? » Lui : « Le peuple algérien ». Je m’étonnais et rappelais qu’il avait donné des preuves de sa maturité politique au cours de huit ans de guerre et, depuis le 19 juin, en acceptant bien des sacrifices pour favoriser le développement du pays à marche forcée. Après un moment de réflexion : « Non, nous ne sommes pas mûrs. En effet, contrairement aux APC et aux APW, l’Assemblée populaire nationale sera une vitrine intérieure et extérieure. Je ne voudrais pas qu’elle soit la vitrine de nos divisions et de nos régionalismes. » Néanmoins, il mettra en œuvre une série de réformes (Charte nationale, Constitution, élection présidentielle) et finira par la mettre en place en 1977.
Vers une libéralisation du régime ?
13Plusieurs de ses réflexions, au cours de nos derniers entretiens, m’avaient donné à penser qu’il envisageait de libéraliser le régime. Le Monde ayant décidé mon rappel pour m’envoyer en Iran couvrir la Révolution, j’avais rencontré Boumediène en août 1978, pour l’en informer et lui faire mes adieux.
14Il avait exprimé sa consternation et vivement insisté pour que je reste : « Vous avez vécu la mise en place des institutions, il faut aller jusqu’au bout. Il va y avoir des changements importants. J’envisage pour la fin de l’année ou le début de 1979, un grand congrès du FLN. Nous devons dresser le bilan, passer en revue ce qui est positif mais surtout examiner les causes de nos échecs, rectifier nos erreurs et définir les nouvelles options. Témoin de notre expérience vous êtes le mieux placé pour juger ces évolutions et en rendre compte. » Intrigué, je lui avais posé quelques questions : envisagez-vous d’ouvrir la porte au multipartisme ? D’accorder plus de place au secteur privé ? De libéraliser la presse ? De faciliter l’organisation du mouvement associatif ? La façon dont il avait souri allait dans le sens d’une approbation, puis : « Balta, vous êtes le premier à qui j’en parle, je ne peux être plus explicite pour le moment, mais faites-moi confiance, vous ne serez pas déçu si vous restez. »
15J’ai alors expliqué au journal ce qui s’était passé, mais la direction a maintenu sa décision. Je suis donc retourné en informer Boumediène qui m’a dit : « Je ne peux que m’incliner, mais je déplore que vous ne puissiez pas être témoin des réformes importantes qui vont couronner, dans le sens de l’ouverture, celles dont vous avez été témoin depuis l’adoption de la Charte nationale ». Ahmed Taleb Ibrahimi et Abdelaziz Bouteflika m’avaient dit que Boumediène leur avait raconté cet entretien sans faire de commentaire. Ils m’avaient confié qu’ils estimaient eux aussi qu’il envisageait bien cette ouverture.
16Ahmed Taleb Ibrahimi, médecin de formation et Ministre conseiller à la présidence, m’avait confié, les larmes aux yeux, que peu de temps après notre dernière entrevue, il avait uriné du sang. Des analyses secrètement effectuées en France, confirmaient la gravité du mal : « une hématurie avec tumeur maligne de la vessie ». On découvrira ensuite qu’il souffrait d’une maladie du sang, la maladie de Waldenström, comme Pompidou. Il m’avait également précisé que Boumediène lui avait raconté, ainsi qu’à Bouteflika, notre dernière conversation et leur avait donné des détails sur ses intentions, allant dans le sens de la démocratisation. Je suis donc parti et c’est à Téhéran que j’ai eu confirmation de sa maladie et appris qu’il était allé se faire soigner à Moscou. J’ai été rappelé à Paris quand il a été rapatrié à Alger quelques jours avant l’annonce officielle de sa mort, le 27 décembre, pour rédiger sa nécrologie, me permettre de passer Noël en famille et prendre un peu de repos.
17Par la suite, Taleb Ibrahimi m’avait raconté qu’il estimait, avec Bouteflika, que c’est en France qu’il aurait été le mieux soigné. Évidemment, Boumediène ne le souhaitait pas parce que sa visite d’État n’avait pas eu lieu. Ils lui avaient donc suggéré l’Allemagne mais il avait refusé et opté pour Moscou estimant qu’ainsi le secret serait bien gardé. Les deux ministres n’y étaient pas favorables, estimant que les soins y étaient médiocres mais ils ont dû s’incliner. Il est donc arrivé à Moscou le 27 septembre. Des problèmes ayant surgi au cours des soins, ils s’étaient rendus à Moscou voir Boumediène et avaient eu l’impression que les médecins soviétiques avaient soit commis une erreur de diagnostic soit n’avaient pas les moyens d’administrer les soins qui convenaient. Finalement, il a été rapatrié le 14 novembre. En survolant la France, il a tenu à envoyer un message cordial au chef de l’État. À Alger, il a été accueilli à l’hôpital Mustapha Bacha où il décédera le 27 décembre 1978.
18Ces cinq années en Algérie et les relations que j’entretenais avec les Algériens ont constitué une étape importante dans ma vie. Il m’est arrivé d’écrire : « né à Alexandrie de père français et de mère égyptienne, la France est ma patrie et l’Égypte ma deuxième patrie. Je considère depuis 1978 que l’Algérie est ma troisième patrie ». ?
Notes
- [1]
Paul Balta, Claudine Rulleau, La politique arabe de la France, Sindbad, Paris, 1973.
https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2012-2-page-207.htm#
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