Dans son essai « Algérie, la nouvelle indépendance », l’historien explore la « guerre d’usure » entre le régime et le mouvement de protestation
Lors d’une manifestation antigouvernementale à Alger, le 24 janvier 2020. RYAD KRAMDI / AFP
Le titre scintille comme une lueur d’espoir dans le sombre des nuées. Dans Algérie, la nouvelle indépendance, Jean-Pierre Filiu, prolixe pédagogue des soubresauts du monde arabe, veut rompre avec la sinistrose entourant les poussées émancipatrices dans cette région du monde. L’historien avait démonté dans un précédent ouvrage (Généraux, Gangsters et Djihadistes, 2018) les ressorts d’une « contre-révolution » puisant dans l’héritage multiséculaire de l’élite prétorienne des mamelouks. Hors la Tunisie, les fossoyeurs des espérances de 2011 semblaient triompher partout dans l’aire arabo-musulmane (Syrie, Egypte, Yémen, Cyrénaïque libyenne…), où généraux et djihadistes s’étaient de fait ligués contre les aspirations de leur peuple. Aussi M. Filiu, devenu à son corps défendant chroniqueur d’un naufrage régional, n’a-t-il pas boudé son plaisir quand la bonne nouvelle du Hirak (« mouvement ») algérien a éclairci l’année 2019. Il en a tiré dans l’urgence ce nouveau livre, nourri de rencontres avec les protagonistes à Alger, Oran ou Constantine, et surtout d’une solide connaissance de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
Le 22 février 2019, le Hirak a surgi à rebours de tous les pronostics. On disait l’Algérie amorphe, apathique, tétanisée par la mémoire de l’extrême violence des années 1990 (la « décennie noire »). On la présentait comme enchaînée à la fatalité d’une soumission à un pouvoir machiavélique ou ne se rebiffant furtivement qu’à travers des émeutes sans lendemain. Or voilà qu’elle se dresse contre le cinquième mandat d’un président impotent, Abdelaziz Bouteflika – « l’humiliation de trop » –, avant de muer en soulèvement durable, radical mais pacifique, réclamant le démantèlement de l’ensemble du « système » ayant asservi le pays depuis l’indépendance. Un slogan résume la portée de ce mouvement, scandé par les rituelles marches du vendredi : « 1962, territoire libéré. 2019, peuple libéré ». Du « territoire » au « peuple », M. Filiu tente de décrypter cette quête d’une « nouvelle indépendance ».
Une caste de prétoriens
Afin de rendre intelligible l’événement multiforme, il tire quelques fils, linéaments dont il remonte le cours comme autant d’affluents à explorer. La piste qu’il déchiffre avec insistance est celle de la réappropriation d’un patrimoine historique confisqué, à savoir la primauté du politique – et donc du civil – sur le militaire dans la lutte indépendantiste. Le dévoiement de la révolution se joue dès ce moment-là, dans les purges avant et surtout après l’indépendance de 1962, quand « l’armée des frontières » (Boumediène et Bouteflika) liquide la résistance intérieure. Comparée aux autres pays arabes, observe M. Filiu, « l’Algérie présente la double spécificité d’être le pays où la lutte pour l’indépendance a été la plus longue et la plus meurtrière, d’une part, et celui où le détournement de l’indépendance a été le plus rapide, d’autre part ». Ainsi s’est nouée cette captation du pays par une caste de prétoriens que l’on appellera plus tard les « décideurs » et dont l’obsession a toujours été de masquer sa prééminence derrière des hommes-liges. L’après-Bouteflika s’est conformé à la règle, mais le « replâtrage d’une nouvelle caution civile », écrit M. Filiu, n’a pas fini d’être défié dans la rue.
Dans leur résistance au changement, les « décideurs », qui ont cru pouvoir « acheter la paix intérieure » avec une rente pétrolière au « coût exorbitant » et aux effets psychologiques « délétères », buttent sur une nouvelle génération d’Algériens qu’ils connaissent si peu. Urbanisation, massification de l’enseignement universitaire, recul de la fécondité bouleversant la cellule familiale… Les attentes d’une jeunesse travaillée par « les aspirations à l’autonomie » heurtent de plein fouet la « pathétique sclérose de la caste dirigeante », selon l’auteur. Parmi les bataillons des marcheurs du Hirak, M. Filiu décrit notamment le rôle décisif des femmes, qui vivent une « réalité contradictoire où les facteurs indéniables d’émancipation [elles forment les deux tiers de la population étudiante] sont contrés par de puissants blocages d’ordre sociétal ». Il s’intéresse aussi à l’empreinte laissée sur le Hirak par les clubs de supporteurs de football, « le courant le mieux structuré » de la contestation et dont l’encadrement des marches n’a pas peu contribué à « maintenir [leur] caractère pacifique ».
« Barbus en embuscade »
Face à un soulèvement à ce point inédit, le pouvoir tente bien d’activer les vieux réflexes du conspirationnisme, « surjouant la confrontation, y compris linguistique [en appelant à promouvoir l’anglais au détriment du français], avec l’ancienne puissance coloniale ». Le Hirak, mû par un « nationalisme sourcilleux » et résolu à « laver le linge sale en famille », se garde pourtant bien de prêter le flanc au moindre soupçon de connivences étrangères. Dès lors, « une guerre d’usure » s’installe entre la rue et un régime « convaincu que le temps joue en [sa] faveur ». Et les « décideurs » n’ont pas encore abattu toutes leurs cartes. Dans un chapitre consacré aux « barbus en embuscade », M. Filiu s’inquiète notamment d’une possible manipulation autour d’un islamisme pourtant frappé de « décomposition idéologique ». « Après avoir joué les Arabes contre les Kabyles, les arabophones contre les francophones, le régime pousserait bien les islamistes contre les progressistes, met-il en garde. Il ne faut pas sous-estimer les risques générés par l’impasse politique dans laquelle les “décideurs” ont cadenassé le pays. » Pour l’heure, l’auteur veut néanmoins rester optimiste : « Jamais la promesse de la libération n’a semblé aussi accessible en Algérie. »
Algérie, la nouvelle indépendance, de Jean-Pierre Filiu, Seuil, 180 pages, 14 euros.
Par Frédéric Bobin
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/02/04/livre-jean-pierre-filiu-et-les-promesses-du-hirak-algerien_6028414_3212.html
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