Photo: Wikipedia Née en Suisse, Isabelle Eberhardt a passé sa vie à parcourir le Maghreb, habillée en cavalier arabe, avec Mahmoud Saadi comme nom d’emprunt.
« Il y a une énigme tout autour d’Isabelle Eberhardt », explique Daniel Zerari au téléphone. Isabelle Eberhardt, c’est l’objet de sa passion et le nom de l’association qu’il a cofondée dans sa ville natale de Béjaïa, ville portuaire de Kabylie, en Algérie. Pour Daniel Zerari, président de l’association, cette passion est née de la mémoire de son frère. « C’était un érudit en littérature et il m’en parlait chaque fois qu’on se rencontrait lorsqu’il venait d’Alger à Béjaïa », raconte-t-il.
Son frère décrivait l’écrivaine tout comme il le fait lui-même : jeune fille issue de la noblesse russe, née en 1877 et éduquée à Genève, qui tombe sous le charme du Maghreb au fil de ses lectures jusqu’à s’y aventurer vers la fin du XIXe siècle. Ses écrits s’inspirent des paysages qu’elle découvre sur son passage à travers le Sahara algérien, alors inconnu en Europe. Elle traverse le territoire déguisée en homme, avec Mahmoud Saadi comme nom d’emprunt.
« Grâce à son accoutrement d’homme, elle pouvait rentrer dans les milieux masculins, réservés strictement aux hommes, nous explique M. Zerari. Elle discutait avec eux, prenait des notes. Quand elle voulait aller du côté féminin, c’est-à-dire dans les hammams ou les mariages traditionnels, elle s’habillait en femme et allait collecter ses informations chez les femmes. Là était sa puissance. »
Elle se convertit à l’islam, épouse un Algérien et dénonce les pratiques de la France coloniale sur sa terre adoptive à travers sa plume, même lors de sa courte carrière de reporter de guerre à l’aube du XXe siècle. Son œuvre comprend plusieurs nouvelles et quelques romans, compilés en une dizaine d’ouvrages publiés après son décès à Aïn Sefra, en bordure du Sahara. Elle avait 27 ans.
« Mon frère me disait : “Toi qui es tout aussi passionné de littérature, tu devrais connaître Isabelle Eberhardt”. Au départ, je ne vous le cache pas, ça ne m’a pas vraiment attiré. Mais dès qu’il est mort, je me suis dit : “Je vais aller voir de quoi il parlait”. »
Travail de recherche
Entamer des recherches sur cette femme mythique ne fut pas facile, toutefois. Les ouvrages se font rares en Algérie sur l’écrivaine. Ce réviseur professionnel de métier s’est donc tourné vers le Net : d’abord pour fouiner parmi les nombreuses rééditions disponibles dans le domaine public, puis pour tenter d’obtenir des copies d’anciennes publications de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt. Sur Amazon et aussi sur place.
« Je me suis renseigné, je suis allé en France, dit-il. Là, j’ai pu obtenir quelques livres, mais ce n’est pas facile. Il faut aller chez les bouquinistes, faire les vide-greniers… Il y a des gens qui veulent se défaire de leurs ouvrages et qui les vendent. J’ai pu acquérir ces livres comme ça. »
Il fait un arrêt crucial dans le sud de la France, où se trouvent les Archives nationales d’outre-mer. « C’est à Aix-en-Provence, là où sont toutes les richesses nationales qui ont été prises par la France après 1962 [année de l’indépendance algérienne]. Elles se trouvent là, stockées dans des rayons. » Là-bas, dit-il, se trouvent des manuscrits de l’autrice encore empreints de sable et de boue, datant de sa vie au Maghreb et recueillis après son décès.
« Pendant une année, je me suis cultivé, j’ai énormément lu. Et je suis tombé amoureux, passionné, fou d’Isabelle Eberhardt », résume Daniel Zerari. Mais après un certain temps, garder cette passion pour lui-même ne semblait pas honnête : il se devait de la partager. D’où l’idée de fonder une association à son nom à Béjaïa, en février 2016.
Activités culturelles
L’Association culturelle Isabelle Eberhardt de Béjaïa compte désormais une vingtaine d’adhérents, mais déjà, la réputation de l’écrivaine sur le territoire national algérien évolue petit à petit, selon le secrétaire général, Rachid Bouadjenak. Les nombreuses initiatives culturelles de l’association ont permis à l’écrivaine de se tailler une place dans le paysage culturel algérien. « Ses livres se retrouvent maintenant dans les librairies en Algérie, un peu partout. Justement grâce à notre travail. Nous avons réédité tous ses ouvrages, ou presque. »
Ce travail de réédition, mené en partenariat avec l’éditeur bougiote Talantikit, comprend la relecture et la correction de l’ouvrage par le personnel de l’association, l’ajout d’une préface et d’un glossaire afin de mettre l’œuvre en contexte et de traduire les mots en arabe dialectal employés par l’écrivaine au fil du récit.
Malgré le travail colossal que requiert cette réédition, la vente de ces livres reste à bas prix, explique M. Bouadjenak. Ils se vendent entre 300 et 350 dinars chacun, ce qui représente environ 3,50 $. « L’objectif de cette édition-là, ce n’est pas de faire des sous, mais de faire connaître l’écrivaine. »
Lorsqu’on se rend compte qu’Isabelle Eberhardt est une femme russe, née à Genève, qui vivait en aristocrate, qui avait tout pour réussir et qui a choisi à l’âge de 15 ans de venir en Algérie et de s’établir dans le désert, dans le dénuement total… c’est un courage qu’il faut d’abord souligner, et relever
Parmi les autres activités de l’association, on trouve l’organisation de conférences et d’expositions, et même un premier colloque international, en avril. À long terme, le président espère pouvoir influer sur l’éducation du pays afin qu’on y enseigne l’écrivaine dans le cursus scolaire.
La réaction du public jusqu’à présent lui donne espoir. « La réaction est très favorable, s’exclame-t-il. Ça fait quatre ans que nous travaillons. Nous avons fait des conférences, nous avons fait des débats, des projections, à Béjaïa, à Tizi Ouzou, à Oran… Chaque fois, on sent que le public s’intéresse, cherche à comprendre. »
Patrimoine
Cet intérêt explique et justifie d’après lui la raison d’être de l’association. « Je pense que c’est évident, affirme le président. Lorsqu’on se rend compte qu’Isabelle Eberhardt est une femme russe, née à Genève, qui vivait en aristocrate, qui avait tout pour réussir et qui a choisi à l’âge de 15 ans de venir en Algérie et de s’établir dans le désert, dans le dénuement total… c’est un courage qu’il faut d’abord souligner, et relever. » Surtout pour une femme de l’époque, ajoute-t-il.
Mais ce n’est pas seulement son amour du désert qu’il faut faire connaître : Daniel Zerari insiste sur le fait que c’est son écriture qu’il faut valoriser par-dessus tout, qu’il considère comme faisant partie du patrimoine algérien. D’autant plus qu’elle fut une figure anticolonialiste et féministe, une rareté au XIXe siècle en Algérie.
« Nous voulons donner cet amour aux autres Algériens, parce que c’est une personne qui a vécu en Algérie pendant sept ans, qui a épousé un Algérien, qui a écrit des livres magnifiques, d’une écriture majestueuse, explique-t-il. Elle décrit profondément, avec précision, les paysages, les coutumes, la femme algérienne… C’est une littérature utile pour l’Algérien. »
Sarah Boumedda
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