Jean-Paul Sartre (1905-1980), au café de Flore à Paris. © Albert Harlingue/Roger-Viollet
Entre Camus et Sartre, l’amitié achoppe sur la question communiste. Les deux hommes s’affrontent dans “Les Temps modernes”, en 1952, après la publication de “L’Homme révolté”. En hommage à l’écrivain disparu il y a soixante ans, récit de cette querelle qui l’opposa au philosophe existentialiste, extrait de notre hors-série “Albert Camus, le dernier des justes”, paru en 2009.
Ils sont amis. Albert Camus a fait l’éloge de La Nausée puis du Mur, avec une réserve à propos de l’obscénité du texte, dans Alger républicain. Jean-Paul Sartre lui a rendu la pareille pour L’Étranger, en un long article fouillé, dans Les Cahiers du Sud, en 1943. Ils se rencontrent lors de la générale des Mouches, la pièce de Sartre, au Théâtre de la Cité [devenu le Théâtre de la Ville, ndlr], en juin 1943. Simone de Beauvoir raconte, dans La Force de l’âge : « Comme Sartre se trouvait dans le hall, près du contrôle, un homme jeune et brun se présenta : Albert Camus. »
s de l’histoire littéraire et de l’histoire tout court. Une relation plus étroite s’établit à la faveur d’un projet théâtral : Sartre voudrait que Camus joue le rôle de Garcin dans Huis clos. Les répétitions commencent dans la chambre d’hôtel de Simone de Beauvoir. Une amitié se noue, dont Sartre dira qu’elle était « vraie mais superficielle ». Ce fut cependant sa dernière amitié avec un homme, lui qui préfère la compagnie des femmes, parce qu’il déteste les conversations d’idées. Sartre et Camus balancent des horreurs qui scandalisent leurs compagnes tout en les amusant beaucoup. Ils participent l’un et l’autre à la création, chez Michel Leiris, à la veille de la Libération, du Désir attrapé par la queue, la pièce de Picasso. Ils se retrouvent dans des fiestas, ils sont gais et entreprenants. Résistants, ils le sont tous les deux, mais pas de la même façon. Sartre dira, avec reproche, après coup : « J’étais un écrivain qui résistait, et non un résistant qui écrivait. » De Camus, il aurait pu affirmer le contraire : l’auteur de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe avait des responsabilités dans le mouvement Combat. Les Allemands chassés, il devient rédacteur en chef du quotidien Combat, qui paraît sous le fier bandeau « De la Résistance à la Révolution ». Sartre écrit pour lui un reportage : « Un promeneur dans Paris insurgé », et occupe le Théâtre-Français avec quelques auteurs dramatiques armés de vieux fusils et de pistolets. Plus tard, Camus envoie Sartre pour des reportages aux États-Unis. Voilà pour l’amitié.
Whisky, existentialisme et communisme
Les deux hommes parlent dru, boivent du whisky au Flore et s’entendent fort bien, sans trop se colleter aux idées l’un de l’autre. Si Camus ne participe pas à la revue de Sartre, Les Temps modernes, dont le premier numéro paraît en octobre 1945, c’est, dit-il, qu’il est trop occupé. Mais il s’agace d’être rangé par la presse sous la bannière existentialiste, ce qui le vassalise dans son rapport à Sartre, qui d’ailleurs ne se décide que tardivement à accepter pour lui-même cette étiquette. Sartre ne tient pas Camus pour un philosophe mais n’en conçoit pas de supériorité ; simplement, il trouve qu’avec lui on ne peut pas pousser les idées très loin ; ce n’est pas un reproche : il aime sa gouaille et le côté voyou d’Alger qui en fait un bon compagnon. Si l’Histoire avec sa grande hache les avait laissés en repos, ils seraient restés bons amis.
Merleau-Ponty dans la bataille
Ce qui va séparer Sartre et Camus est la question communiste, la grande question de l’après-guerre. Camus, à Alger, a été communiste ; il connaît le Parti, sa grandeur quand il s’agit des militants pris individuellement, son dogmatisme bureaucratique quand il s’agit de l’appareil ; il se méfie des dirigeants, de leur soumission à Staline. Sartre, lui, n’a aucune expérience de l’action, il se pose des questions de principes et de théorie, en intellectuel. Le Parti l’a attaqué : il empêchait des jeunes gens de se rallier. Sartre réplique, s’oppose au stalinisme à la française, à son matérialisme grossier, à ses simplifications, ses intimidations. Il écrit, en 1947 : « La politique du communisme stalinien est incompatible avec l’exercice honnête du métier littéraire (1). » Et il met au défi les dirigeants de fournir les preuves de leurs accusations de traîtrise contre son ami Paul Nizan ; le Parti se tait. Sartre tente, un temps, de créer entre les communistes et les socialistes un Rassemblement démocratique révolutionnaire. Camus n’en est pas ; à l’époque, il donne son adhésion aux Citoyens du monde, une organisation pacifiste, mais il n’est pas hostile au RDR ; ils signent ensemble un appel à l’opinion internationale pour éviter la guerre. L’article de Maurice Merleau-Ponty, collaborateur des Temps modernes et même directeur politique de la revue, sur le livre très controversé d’Arthur Koestler Le Zéro et l’Infini suscite la colère de Camus, qui le juge favorable à la conception communiste de l’histoire, une quasi-justification des procès de Moscou. Au cours d’une soirée, Camus manque écharper Merleau-Ponty ; il faut toute la diplomatie de Sartre pour éviter la brouille.
“Monsieur le directeur…”
Beauvoir raconte comment le malentendu s’installe entre les deux écrivains. Assistant à une répétition des Mains sales, la pièce de Sartre qui sera reçue par les communistes comme une machine de guerre contre eux, Camus déplore qu’une réplique de Hoederer, « j’aime les hommes pour ce qu’ils sont », paraisse donner raison au personnage du dirigeant réaliste contre le jeune idéaliste Hugo. Les choses en sont là, Sartre se rapprochant de plus en plus du PC, quand paraît, en 1951, L’Homme révolté, l’essai ambitieux où Camus s’en prend aux communistes pour montrer qu’ils trahissent la révolte en soutenant un régime dictatorial et policier. Aux Temps modernes, personne ne pense du bien de ce livre, mais Sartre refuse, par amitié, qu’on en dise du mal. Après un long silence embarrassé, Francis Jeanson, jeune philosophe sartrien, en rend compte. Il y met de la dureté, plus que Sartre n’en aurait souhaité. Indigné autant que blessé, Camus, au lieu de répondre à Jeanson, s’adresse à « Monsieur le directeur » sur un ton empesé. Sartre se fâche : « Un mélange de suffisance sombre et de vulnérabilité a toujours découragé de vous dire des vérités entières. » Camus avait donné le ton en se disant « fatigué de recevoir des leçons d’efficacité de la part de censeurs qui n’ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l’histoire ». Sartre réplique : « Si nous sommes fatigués, Camus, allons nous reposer, puisque nous en avons les moyens : mais n’espérons pas faire trembler le monde en lui donnant à mesurer notre lassitude. » Et il enfonce le fer : « Mais dites-moi, Camus, par quel mystère ne peut-on discuter vos œuvres sans ôter ses raisons de vivre à l’humanité ? »
Attitude morale vs action politique
Au-delà de cette polémique aux accents littéraires, c’est un débat qui s’instaure. Un débat non clos et qui prend, à cette occasion, une hauteur, une qualité de pensée sans égale. Le débat entre l’attitude morale, exigence que Sartre, dans son émouvant article à la mort de Camus, créditera son adversaire d’avoir toujours maintenue, et l’action politique sommée de faire sa part à la réalité sociale, laquelle, encore et toujours, est celle de la lutte des classes, présentement notre horizon, et dépassable seulement au prix d’un pari. Il est de mode aujourd’hui, dans l’intelligentsia, de donner raison à Camus contre Sartre. En réalité, leurs œuvres constituent deux pôles de tension entre lesquels une pensée morale et politique doit nécessairement se placer pour se déployer. Il se peut qu’au moment de l’action il faille choisir ; mais, s’il s’agit de penser, c’est avec Camus et Sartre qu’il faut discuter, en donnant toute leur portée à la révolte camusienne et à la lucidité sartrienne, qui sait la morale à la fois nécessaire et impossible aujourd’hui. C’est le prix à payer pour échapper au moralisme autant qu’au réalisme.
- Publié le 17/01/2020
- https://www.telerama.fr/livre/sartre,-camus-et-le-communisme,n6590566.ph
Les commentaires récents