Si Mohamed Garne est français, c'est par le viol. Un viol perpétré sur sa mère, en août 1959, par des officiers français au sud-ouest d'Alger. Les juges du tribunal des pensions militaires ont refusé de l'indemniser. Cette affaire sera examinée en appel le 9 novembre à Paris.
IL se dit « français par le crime ». Il est né d'un viol, le 19 avril 1960, dans le camp de détention de Theniet el-Had, tenu par l'armée française, à cent soixante-dix kilomètres au sud-ouest d'Alger. Son histoire a été établie par trois décisions de justice côté algérien, et a été validée par le tribunal français des pensions militaires, le 14 mars 2000. Pourtant, Mohamed Garne n'a toujours pas obtenu justice.
Sa mère, Khéïra, avait été ramassée dans la montagne par des soldats français en août 1959. Elle avait quinze ans et demi. Ils l'ont amenée à leur caserne, torturée à l'électricité, à l'eau, puis violée. Elle venait de passer une nuit entière réfugiée dans un arbre, essayant d'échapper, épouvantée, aux bombardements et aux combats qui faisaient rage dans tout le secteur. On était en pleine « opération Challe », du nom du général du même nom, qui, avec Bigeard, avait reçu l'ordre du général de Gaulle de bombarder le massif de l'Ouarsenis.
Combien sont-ils à l'avoir violée ? Khéïra pleure et s'effondre dès qu'on évoque ce sujet. « Il n'y en avait pas un seul, mais des tas. » C'est tout ce qu'elle réussit à dire. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait ni pourquoi, elle a mis des mois avant de comprendre qu'elle était enceinte. Son calvaire a continué tout au long des neuf mois de sa grossesse. Jusqu'à son accouchement, les militaires l'ont gardée comme esclave et continué à la violenter. « C'est à ce moment-là qu'elle a perdu la raison, estime son fils. Même si elle va mieux à présent, elle n'a jamais totalement retrouvé sa santé mentale. »
Dès l'adolescence, Khéïra avait été considérée comme une marchandise. A l'âge de quinze ans, elle avait été vendue pour vingt sous par son grand frère à un homme de trente-quatre ans, Abdelkader Bengoucha, qui en avait fait son épouse. C'était un fellagha très impliqué dans la révolution et qu'elle a très peu connu. Il a été tué dans un combat avec l'armée française juste après qu'elle a été kidnappée. Quand son enfant est né, Khéïra a refusé de lui donner le sein. Un peu plus tard, tous les deux ont été envoyés à l'orphelinat Saint-Vincent-de-Paul d'Alger. Là, ils ont été séparés et ne se sont plus jamais revus. Le petit Mohamed était rachitique, ensuite il est devenu anorexique. On a cru un moment qu'il avait la polio, mais ce n'était que de la malnutrition et sans doute aussi les conséquences des coups qu'il avait reçus quand il était dans le ventre de sa mère.
Lire :
"Voici mon histoire avec «ma mère» Assia Djebar"
https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2015/04/voici-mon-histoire-avec-ma-m%C3%A8re-assia-djebar.html
Garne Kheira, l’héroïne de la guerre d’Algérie, est morte ce 9 août 2016
« Ma mère est morte ». M’écrit Mohamed Garne, le 9 août 2016 au matin.
La mère de Mohamed Garne a juste quatorze ans quand des militaires français l’emmènent dans un camp de torture en Algérie. Nous sommes alors en août 1959, lors des négociations avec Zamoum et les bombardemens « opération Challe », au napalm. Cette année, le destin de Kheira et de Assia Djebar vont se croiser.
Assia Djabar est réintégrée à l’école normale supérieure de Sèvres par de Gaulle avec le soutien de Maurice Clavel. Brillante sévrienne, c’est la Sagan algérienne. Elle n’a donc jamais été maquisarde contrairement à ce qui est raconté par le pouvoir algérien. Kheira est violée par des soldats français, torturée à l’eau et à l’électricité alors qu’elle est enceinte. Comment ces destinées opposées vont-elle se rencontrer ? Un enfant, le fruit de la guerre d’Algérie liera un cordon bien singulier entre ces deux femmes.
Mohamed Garne naîtra le 19 avril 1960, dans un camp de l’horreur appelé Théniet-el-Haad. A sa naissance, on enlève l’enfant. Des sœurs vont le placer à l’orphelinat. On dira à Kheira que son bébé est mort..
Une nourrice fracture deux fois le crâne de l’enfant d’un an. Après plusieurs visites à l’hôpital, Mohamed Garne sera enfin adopté à l’âge de cinq ans par l’académicienne française Assia Djebbar.
En 1965, la femme de lettres le ramène en France où Mohamed est scolarisé au Bourget. Quelques années plus tard, Assia Djebbar le replace à l’orphelinat sans que l’administration algérienne n’y fasse obstacle. L’enfant objet est rejeté ou plutôt jeté comme un vulgaire colis que l’on retourne à l’expéditeur. Il a alors quatorze ans.
Mohamed rencontre Fadéla. Elle l’épouse. Aimante, solide et solidaire, elle veut connaître son passé.
A 28 ans, Mohamed Garne se baigne alors dans les archives de la ville d'Alger pour obtenir un extrait de naissance. Là, il apprend que Kheira, sa vraie mère, vit toujours. Stupéfaction, elle habite entre deux tombes au cimetière de Sidi Yahia à Alger. « Les vivants m’ont fait trop de mal, je préfère vivre avec les morts ». lui dit-elle lorsque Mohamed vient la voir. Il a grandi avec une femme de lettre qui racontait des histoires sur le blanc de l’Algérie et voilà qu’il trouve une autre histoire, celle d’une anonyme, celle qu’on ne traite pas dans les livres de littérature. Le réel dépasse la fiction. Mohamed croyait que le drame de l’Algérie résidait dans les romans de sa mère adoptive, et voilà qu’il le trouve dans un cimetière oublié, car la rencontre de Kheira bouleverse le cours de sa vie.
Dans cette quête d’origine, il veut aussi savoir le nom de son père. Mohamed lance une procédure de recherche en paternité en mars 1991. Sa mère Kheira est convoquée à la barre. Et elle avoue, en pleine audience, le livre noir que n’a pas écrit Assia Djebar, au Tribunal de Theniet-El-Haad. Croyant être le fils d’un Chahid, il écoute les mots de sa propre mère Kheira, devant la cour suprême, le 22 mars 1994 : « J’ai été violée au camp de Theniet-el-Haad par des militaires français ».
Depuis 1998, il s’engage dans une guerre judiciaire en France. Mais La notion de crime contre l’humanité n’est appliquée qu’à la seule période 1939-1945. Alors il saisit le tribunal des pensions militaires en mars 2000. Cette première tentative est un échec. Il fait appel. Les juges reportent leur délibéré au 22 décembre. Les magistrats sont embarrassés. Les conclusions de l’expert psychiatre Louis Crocq, qui est une sommité dans le domaine des crimes de guerre, sont alarmantes. L'expert est formel: la responsabilité de l'Etat français est en jeu. Il est désormais depuis le 22 novembre 2001, «victime de guerre». Fait inédit qui ouvre le dossier brûlant des victimes durant la guerre d’Algérie.
C’est Kheira qui a permis cette ouverture. La réinterprétation de l’histoire est possible même si elle est difficile. Donner un sens à l’horreur n’est pas impossible. Une histoire comme celle de Kheira ne s’arrête pas là. Elle est lourde de conséquence et lourde de sens. Elle suscite tout un champ d’interrogation. Kheira, qui est morte cette semaine, est, à présent, un symbole, pour l’Algérie toute entière. Qu’elle repose maintenant en paix…
Un arbitre puissant s’élève contre les oppresseurs. Il est algérien. Mohamed Garne entend la parole libérée de sa mère, et des procès s’organisent, une véritable machine judiciaire est mise en place dès 1991 pour condamner des militaires français de leurs crimes.
Kheira en déposant publiquement sur la scène judiciaire, la douleur des humiliés remporte la victoire. L’histoire individuelle et collective est relatée sur l’amphithéâtre d’un tribunal qui n’a cherché qu’à l’effacer. Puisque ceux qui font l’histoire ne l’écrivent pas, puisqu’ils savent si bien cacher la douleur des humiliés, il faut occuper les planches, installer la vraie histoire que l’histoire officielle refuse de reconnaître, sur l’estrade de l’avenir. L’article 4 de la loi française du 23 février 2005 reconnaissant le « rôle positif de la présence française, outre mer, notamment en Afrique du Nord » est une insulte à l’égard de l’humanité.
Kheira n’a pas connu les honneurs de l’Etat algérien comme Assia Djebbar. Elle est morte le 9 août 2016 dans l’anonymat. Pourtant, Kheira était bien au maquis lorsqu’elle fut arrêtée par des soldats alors qu’elle n’avait que quatorze ans, comme tant de vivants parmi les vivants, entrés dans la mémoire des anonymes qui ont fait l’histoire. Quand Mohamed a rencontré Kheira, il a quitté les fictions littéraires pour rencontrer l’épreuve du lourd passé historique de sa vraie mère, qui est loin d’être un fantôme de maquisarde. Que peut-il bien rester d’un homme qui consent à vivre sans cause humaine ? Mort parmi les morts, il s’éteint en laissant croire que le bienheureux pays est celui où n’existe que de faux héros.
Un très bel hommage est rendu par Mustapha Benfodil dans le journal "El Watan".
Un bel article de Zineb Azouz est aussi réalisé en son hommage.
- 2 AOÛT 2016
- PAR FADELA HEBBADJ
- BLOG : LE BLOG DE FADELA HEBBADJ
https://blogs.mediapart.fr/fadela-hebbadj/blog/120816/garne-kheira-l-heroine-de-la-guerre-d-algerie-est-morte-ce-9-aout-2016
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