Si vous voulez comprendre ce qui se joue autour de la manière dont les dirigeants algériens se succèdent en s’entretuent physiquement et symboliquement, d’hier à aujourd’hui, si vous voulez répondre à cette question obsédante, “qui est qui ?” et si en plus vous êtes algériens et que la situation actuelle vous angoisse parce que vous ne comprenez pas cette invisibilité qui fait peur et paralyse, alors il faut absolument lire “Le trauma colonial”, de Karima Lazali et suivre son incroyable enquête sur les “effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie”.
Questionner ce qui se cache, c’est le métier de Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste qui, depuis 17 ans, entre Alger et Paris, analyse ce qui se refuse au dévoilement chez chacun de ces algérien.nes qui viennent la consulter pour sortir des lourds tunnels de la souffrance. Depuis cette longue pratique s’élabore un premier constat doublé d’une impuissance. Si les algérien.nes, arrivent dans son cabinet de consultation comme le reste du monde avec leurs censeurs, leurs interdits, la famille, la religion, la politique, censeurs dont normalement au cours d’une cure analytique on finit par se débarrasser pour enfin aborder la construction de ce que l’auteure appelle “sa subjectivité”, elle constate que malheureusement face à ces analysés, algérien.nes, cette séparation ne s’opère pas. Impossible de décoller l’Un de ses très nombreux colocataires, cet Autre.
“Qui est qui ?” et “qui suis-je ? moi tout seul”, répondre à cette question, ici, n’est pas existentiel, mais une question de santé mentale.
Mais le malaise devient encore plus complexe quand elle analyse les détournements, les arrangements que met en branle le souffrant pour contourner ces féroces censeurs et faire quand même ce qu’il “est interdit de faire”. Mensonges, dissimulations hypocrites, les stratégies sont multiples pour rendre invisible la transgression de ce qui est interdit.
Des stratégies d’invisibilité, nous dit l’auteure, qui se retrouvent aussi bien dans la sphère de l’intime que de la chose publique, la politique, dans de multiples cachettes qui tout en permettant aux individus de vivre ensemble sans se mettre en danger ne font que reproduire l’ordre établi moral, religieux et politique. Sans parole, ni intime, ni publique, ces transgressions individuelles et secrètes n’ébranlent pas la Cité du mensonge mais au contraire la renforcent dans une invisibilité destructrice d’individualité et donc de citoyenneté. Comment se construisent ces subjectivités “troublées et agissantes” quand comme en Algérie “le sujet vise en permanence un dépassement de l’histoire et pourtant au moment où il est censé s’en libérer, il s’y réenglue et s’en sert de couverture” comme “on fuit”, “se dérobe” à “toute question portant sur sa responsabilité”? Plutôt se retourner contre son corps avec une psyché aussi encombrée que de prendre le risque de tout faire exploser en s’affirmant singulier ?
Y aurait-il, interroge l’enquêtrice, dans ces impossibilités et ses contournements, dans ces douloureux arrangements, une singularité algérienne ? Et de quoi cette peur insurmontable de se vivre pleinement, libre et singulier est -elle le nom dans la dictature du mensonge ?
Comment faire parler le “Je” ?
Et puisque le “Je” refuse de se dévoiler, notre clinicienne se tourne alors vers ses indécollables colocataires, la famille, la politique, la religion etc. qui l’habitent pour questionner les fondations de la toute puissante Maison des souffrances qui transperce et qui cloue les histoires individuelles à l’histoire d’une nation.
Une nation, faut-il le rappeler dont les frontières géographiques ont été dessinées par et avec le colonialisme, au point de se demander, à la lecture de K.Lazali, si elles n’ont pas fini par se confondre avec la construction de cette Maison de souffrances, entraînant ce que l’auteure appelle :“Le trauma colonial”.
Lire cette enquête “sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale” est, aussi bien par sa démarche que par ses conclusions, tout simplement vertigineux.
Un vertige perturbant qui révèle non pas pour la nième fois les méfaits du colonialisme mais ce qu’il a laissé derrière lui comme une bombe à fragmentation qui, quand elle explose, n’épargne ni les corps, ni la terre, ni le passé, ni le présent et peut être même pas le futur.
Aussi que l’on ne s’y trompe pas, si cet ouvrage interroge le passé, c’est pour mieux interroger le présent. Parce qu’il y a aujourd’hui en Algérie, une urgence à soigner un pays qui vient de vivre l’une des séquences de son histoire les plus sidérantes. Nous nous sommes entretués (années 90/2000), massivement et dans une violence inouïe, spectaculaire, lors de ce que l’auteure nomme, avec une belle justesse « la guerre intérieure ». Sans ce drame majeur, ce livre n’aurait pas la puissance qu’il prend aujourd’hui : « Les questions relevant du « comment en sommes- nous arrivés là ? », et « pourquoi ce déferlement de pertes hémorragiques ? » - les morts, les disparus, les massacres et la barbarie - restaient en souffrance. Un désarroi massif s’est répandu, à partir de la dimension collective d’une détresse envahissante et insaisissable. Les bords du dedans et du dehors, si protecteurs habituellement, devenaient fragiles et poreux. » Et l’auteure de conclure : « Cette situation nous conduit à penser que nous avons affaire à des subjectivités qui véhiculent un grave « trauma social », dont les causes et les remèdes se cherchent encore. »
Alors elle cherche et appelle ce trauma, “le trauma colonial”, la piste de ce trauma étant là presque évidente tant elle traverse aussi bien, les souffrants français que les souffrants algériens qui la renvoient à l’histoire coloniale.
Et de s’interroger : Ce trauma a-t-il une histoire ? Et se transmettrait-il de génération en génération ?
De l’impensé au trauma
Pour répondre à cette énorme question notre clinicienne se transforme alors en archéologue à la recherche des traces de cette déflagration, l’irruption coloniale, qui se cache entre “les vides”, les silences, et les “trop pleins” de récits mystifiés qui entre l’Algérie et la France se partagent, sans faire miroir, l’impensé, cet art d’effacer au service de la politique.
L’impensé de la politique coloniale et son récit civilisateur qui plonge les souffrants français dans un océan de perplexité, eux aussi habités par cette Histoire, sans parole, qu’ils n’ont pas faite mais dont ils retrouvent héritiers, malades de culpabilité. L’impensé de la politique à l’algérienne devenue indépendante et libre, croit-elle, de s’écrire alors qu’elle interdit à son tour de questionner ce qui, dans cet énorme magma, de la colonialité à la guerre de libération nationale, a été reçu en héritage, individuellement, de cette bombe à fragmentation. Interdit de penser et donc de réparer. Il ne s’agit pas ici de déclarer toutes les souffrances égales mais d’éclairer le rapport historique et malsain qu’elles entretiennent et qu’elles transmettent, peut-être, de génération en génération.
Dans un tel contexte, il ne s’agit plus pour réparer en clinicienne de faire ”(…) un travail de déconstruction mais bien de construction de traces, restées hors mémoire.”
Mais où trouver ces fragments de la bombe, de la déflagration totale quand s’installe ce que l’auteure appelle, “la colonialité”, plutôt que le colonialisme, pour éclairer un rapport scellé entre celui qui a pris la place, le colon, et celui, condamné depuis, à chercher sa place, le colonisé. Dans l’Histoire bien sûr, mais surtout, dans la littérature, et c’est là que s’élabore toute l’originalité, le travail novateur et bienveillant de cet ouvrage, avec une belle intelligence (au sens de rendre intelligible), un engagement personnel, (l’auteure ne craignant pas de dire “Je”) et un véritable courage politique. C’est là qu’opère l’alchimie.
Ce qui est impensé n’est pas vide.
La physique ne nous apprend-t-elle pas que “le vide a d’autres propriétés que celle de ne rien contenir ?” Et Karima Lazali fait le pari que la littérature peut le prouver. Et elle le prouve. Sous le regard étonné, bouleversé du lecteur, de la lectrice, dans un va et vient presque clinique avec l’histoire, l’écriture ainsi éclairée de chaque auteur, tous de graphie française, de chaque œuvre se révèle un champ de fragments de la bombe. Les traces sont là. Surprenant, jamais la littérature algérienne de langue française ne nous avait été révélée ainsi.
Chaque écrivain, Kateb Yacine, Nabile Farès, Jean Mouhoub Amrouche, Yamina Mechakra, Samir Toumi, Amellal, Salim Bachi, Tahar Djaout, le chercheur d’os assassiné, les anciens et les nouveaux servant ainsi de parolier singulier à la longue litanie des plaintes et des souffrances d’algériens et d’algérienne, faisant presque office des paroles confidentielles des souffrants algériens en analyse. Car, nous dit l’auteure, “l’histoire ne parle pas seule, ce sont les sujets qui la font parler et, dans le meilleur des cas, ils en disputent l’interprétation aux historiens et aux politiques.”
Relire ces auteurs sous cet éclairage, dans une belle alliance entre l’écrivain “qui écrit” et « la psychanalyste qui “lit ce qui dans le texte se loge dans le blanc des marges”, une toile de fond se tisse, se ligue et dévoile ce “qui a été et continue d’être effacé par le politique.”
Lire ce travail c’est comme assister à la naissance, à la construction de cette subjectivité indigène colonisée qui ne se dérobe plus.
Et ce dévoilement témoigne pour tous que la colonialité est toujours là, à l’œuvre, elle n’est pas l’histoire mais son effet « (...) pleinement incluse dans les subjectivités. »
Et l’un de ses effets, nous apprend l’analyste, le plus meurtrier serait, au cœur du trauma colonial : la peur de disparaître.
D’abord parce que l’entreprise coloniale a œuvré à cette disparition, dans une violence terrifiante, à la fois physique et symbolique, entre colonie de peuplement (de remplacement ?) expropriation massive de la terre des ancêtres, effacements des traces des ancêtres, langue, culture, jusqu’à la manière de les (re)nommer. Mais pas seulement, à l’indépendance, le politique n’a pas permis d’honorer nos morts et nos disparus : « Les désastres de la guerre de conquête sont très rarement mentionnés et le fait qu’un tiers de la population ait alors disparu semble relever d’un oubli. »
La peur de disparaître qui déborde notre conscience pour faire trembler nos corps ce n’est pas la peur de la mort, c’est pire, c’est la crainte de rejoindre ce deuil impossible de tous ces morts qui nous « possèdent » parce que les ayant laissés sans sépulture nous n’avons pas témoigné qu’ils étaient morts. « (…) Ce qui a disparu fleurit au détriment de ce qui va naître. », écrit K. Yacine en véritable maitre éclaireur de l’ombre.
« Les sujets sont assiégés dans leur intériorité par l’esprit de la disparition. Là se loge le véritable « pacte colonial », qui maintient les vivants à une place d’ombre d’eux-mêmes. Les vivants sont captifs d’une forme de fascination problématique : comment donc quitter ses disparus en l’absence d’un ensevelissement collectif. » Des disparus qui s’accumulent pendant qu’il est encore et toujours interdit par décrets de parler des malheurs depuis la colonisation à la libération jusqu’à la guerre intérieure.
Il y aurait là, ajoute l’auteure, comme une continuité du pacte colonial dans la manière de gouverner de l’Algérie coloniale à l’Algérie indépendante : fabriquer des disparus et les faire disparaître. Effacement des mémoires. Une épouvantable fabrique de la peur et donc de l’inertie.
Et l’auteure de nous inviter à reconnaître la part sombre de ce pacte : notre responsabilité contemporaine dans la fabrication de la colonialité.
Comment s’en libérer collectivement et individuellement ?
D’autant plus que la gouvernance de l’Algérie indépendante souffre d’une autre perte incrustée dans nos mémoires, silencieuse comme un autre fragment de bombe : la perte du père.
Sans père, sans loi pour dire la filiation, pour désigner le successeur, ”’effraction coloniale qui a orchestré la disparition des pères et leur déchétisation a plongé les fils dans une situation impossible dont le fratricide résulte”.
Les fils errants s’entretuant et se succédant depuis dans l’illégitimité telle une constante nationale invisible, de l’assassinat d’Abane Ramdane (1957), le massacre de Melouza, jusqu’à l’assassinat, de Mohamed Boudiaf (1992) et le massacre de Bentalha au cœur de la “guerre intérieure”.
Alors, conclut Karima Lazali : “Il serait maintenant bienvenu de se donner les moyens de faire du trauma une source de perpétuelles inventions pour la pensée et la politique. ”
C’est ce qu’elle a fait, en véritable maîtresse éclaireuse de l’ombre, et pour la subjectivité indigène que je suis c’est magistral.
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/le-trauma-colonial-ou-la-peur-de-disparaitre_mg_5bd2ec82e4b0d38b5882407f
“Le Trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporain de l’oppression coloniale en Algérie”, éd. La Découverte (France). Ed Koukou (Algérie) 2018
"Le trauma colonial", une enquête singulière au service des psychés meurtries par la colonisation.
C’est sous le titre Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie que Karima Lazali (Editions La Découverte) intitule son dernier ouvrage. Psychologue clinicienne et psychanalyste, elle nous livre une démonstration originale et salvatrice à la croisée de plusieurs disciplines, confrontant l’impact des violences perpétrées pendant la colonisation française avec le temps post-colonial.
Avec cet ouvrage, Karima Lazali vient compléter les rares travaux qui ont vu le jour sur les effets psychiques de la colonisation.
Des analyses empêchées par le poids de l’Histoire
Alors qu’en France, le fait colonial souffre d’un manque de reconnaissance historique et politique, il est au contraire prédominant en Algérie, occupant les espaces de débats, les espaces politiques et publics, sous une version « figée, univoque et donc privée d’épaisseur ». Ces traitements publics et politiques de l’Histoire, que ce soit par sa prédominance ou son absence de reconnaissance délibérée, empêchent de réparer les psychés meurtries, ici comme là-bas. De ce constat, le travail de Karima Lazali, psychanalyste entre Alger et Paris, est une tentative d’expliquer un trouble inédit observé chez ses patients, dont rend mal compte la théorie psychanalytique occidentale. Ses patients algériens ou d’origine algérienne souffrent de la difficulté commune « à sortir de l’interdit de penser et à s’autoriser de se vivre pleinement autre et singulier ». Le social, le politique, « l’Autre », vient les rattraper et les empêche d’avancer dans leur processus analytique, alors qu’ils étaient pourtant venus consulter pour des symptômes singuliers. Elle choisit alors de porter son regard à la racine du trauma colonial perpétré pendant la colonisation et la guerre de libération et ses répercussions sur les individus, mais aussi le corps social et politique au lendemain de l’indépendance puis dans l’Algérie contemporaine, notamment lors de la « guerre intérieure » des années 90.
Une approche originale éclairant 200 ans d’Histoire coloniale et post-coloniale
Avec cet ouvrage, Karima Lazali vient compléter les rares travaux qui ont vu le jour sur les effets psychiques de la colonisation. Les écrits de Frantz Fanon restent une référence en matière d’analyse des atteintes psychocorporelles dues à la colonisation, prenant appui sur une série d’études cliniques alors qu’il était psychiatre à l’hôpital de Blida dans les années 1950. Dans son livre, Karima Lazali mentionne à plusieurs reprises ses travaux, mais propose une grille d’analyse singulière et originale. Elle propose de s’appuyer sur le travail d’historiens et d’auteurs de littérature algérienne, notamment de langue française, tels que Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Jean Amrouche etc. Ces sources et les constats cliniques de ses patients lui permettent de livrer une longue analyse du fait colonial en Algérie sous un prisme pluridisciplinaire entre psychanalyse, histoire et littérature. A la lecture de cette enquête inédite, on pressent le sentiment d’urgence de recourir à ces disciplines transverses, dans une tentative de mieux comprendre les psychés en souffrance. En cherchant la nuance et la subjectivité de l’exercice littéraire dont manquent les analyses politiques et historiques figées, elle affirme que « les travaux d’historiens ne peuvent suffire pour aider ces patients à élaborer l’impensé dont ils héritent, car la subjectivité excède le fait historique ».
Le rouleau compresseur de l’administration coloniale a opéré la destruction de structures traditionnelles ancestrales et produit des effacements mémoriels, des « blancs » , parmi les individus.
Des conséquences de la destruction des structures traditionnelles en Algérie
Dans les chapitres qui suivent, Karima Lazali examine ce qu’elle appelle « l’effraction coloniale » et ses effets sur la société algérienne : exterminations de masse, mise en place du code de l’indigénat, pratique de la disparition, destruction des repères sociaux et culturels fondamentaux (langues, histoire, religion). La psychanalyste les analyse comme «une des spécificités de la conquête française de l’Algérie » qui a été une manière « d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, une sorte de terre vierge à conquérir.». Le rouleau compresseur de l’administration coloniale a opéré la destruction de structures traditionnelles ancestrales et produit des effacements mémoriels, des « blancs » , parmi les individus. Parmi ces violences, Karima Lazali s’attarde sur les effets destructeurs de la réforme de l’administration coloniale de remplacement du système traditionnel de nomination tribale des individus, articulé autour de l’ascendance paternelle, par un système de nomination républicain. « Ce puissant moyen de contrôle de la population au service d’une répression constante aura pour effet d’effacer pleinement la référence à la tribu et donc au père, c’est-à-dire à l’ouvrage qui installe, transcende les vivants et les situe les uns vis-à-vis des autres. ».
Pour Karima Lazali, cette disparition du père, que ce soit par la perte du nom et donc de la filiation, mais aussi par la disparition de milliers d’individus et de corps se retrouvant sans sépulture, a eu des effets dramatiques au sein de la société algérienne et des sujets, laissés dans la déshérence. Les analyses de travaux d’historiens et de la littérature aident à comprendre le sentiment de honte, de mépris et d’humiliation de la position d’indigène, transmise de génération en génération qui se trouve dépourvu de son identité originelle et qui doit gérer ces zones de « blancs » dans sont alors frappés son histoire, son individualité. Un phénomène décrit par l’écrivain Jean El Mouhoub Amrouche « Dans l’indigène, le mépris et l’humiliation concernent sa qualité d’indigène (…), sont attachés à elle comme une propriété physique ou chimique à un corps ; ils atteignent sa personne dans la totalité de sa durée historique, et en elle tout le passé et l’avenir d’un peuple. ».
Elle analyse cette déshérence et ses conséquences dans une société algérienne, qui se retrouve avec des « fils » seuls, livrés à eux-mêmes et réduits à se déchirer entre eux, par sentiment d’illégitimité et manque de repères. Elle porte une attention particulière aux luttes fratricides qui ont secoué le pays, que ce soit au sein de la résistance algérienne entre les partis du Front de Libération Nationale (FLN) et du Mouvement National Algérien (MNA), ou les meurtres entre dirigeants frères du FLN au lendemain de la guerre d’indépendance pour arriver finalement à une longue analyse, de la guerre intérieure des années 90, de ses origines et implications.
A chaque épisode historique, son lien intrinsèque avec l’épisode colonial est analysé. Que ce soit au lendemain de l’indépendance, avec la construction autoritaire d’une identité nationale unique, supposément opposée à l’identité coloniale, faisant fi des nuances, de la diversité des identités et des cultures. Ou encore lors de la tentative politique du Front Islamique de Salut (FIS) pendant la guerre intérieure des années 90, de « réparer » les effets dévastateurs de la colonialité en « tuant l’autre » au sens littéral du terme, le « différent », le « trop français ». Au cours de ces épisodes historiques post-indépendance revient ce même constat : la peur de « l’Autre » est constitutive des psychés algériennes meurtries par l’épisode colonial, « l’Autre », « l’étranger » étant toujours associé à une série de malheurs et donc fuit, craint. Pourtant cette peur de l’autre revient à un rejet de sa propre identité et de sa complexité et donc à un refus de faire société, dans le respect et l’acceptation des individualités plurielles. A ce sujet, l’écrivain Nabile Farès écrit « Qu’importe vos indépendances, puisque vous rejetez le multiple ».
A la lecture du livre et des récents événements qui ont secoué l’Algérie, depuis le 22 février 2019, on peut pourtant esquisser un sourire d’espoir, quand on mesure le chemin parcouru par la société algérienne lors de ce « hirak », ce mouvement populaire
Un livre salvateur qui résonne d’espoir
Dans ce livre, Karima Lazali nous livre une analyse implacable, douloureuse tant le constat est amer, dur, parfois pénible à accepter. Ce qui en fait un livre terriblement nécessaire, salvateur et libérateur. Si la lecture peut parfois être ardue de théorie psychanalytique, les extraits issus de la littérature algérienne francophone, viennent apporter toute une dimension poétique et libératrice. Une invitation à se replonger dans les classiques de la littérature algérienne, tant le constat et la lucidité de leurs auteurs est frappante.
A la lecture du livre et des récents événements qui ont secoué l’Algérie, depuis le 22 février 2019, on peut pourtant esquisser un sourire d’espoir, quand on mesure le chemin parcouru par la société algérienne lors de ce « hirak », ce mouvement populaire. Une impression de verrou qui saute : une société en nombre dans la rue, refusant de renouer avec son histoire de violence, des slogans qui déconstruisent la propagande nationale mortifère, une reconsidération populaire de ce que sont « les » identités algériennes plurielles, une libération de la parole et des corps, un dépassement de la « terreur » engendrée au cours de la guerre intérieure des années 90. Mais aussi l’individualisation et la singularisation du politique et notamment des luttes passées en rendant mémoire aux disparus : leurs portraits brandis parmi la foule, comme une volonté de leur créer une sépulture, de combler les « blancs » … Autant d’indices qu’une réparation des psychés est en cours, même si le chemin reste long à parcourir. Comme le fait remarquer en conclusion Karima Lazali « la libération ne suffit pas à faire liberté ».
Un livre d’une importance capitale, qui permet d’éclairer d’une nouvelle manière l’Histoire de la colonisation en Algérie. A la croisée entre le subjectif, le social et le politique, Karima Lazali nous offre une enquête pleine d’originalité et de sensibilité, une invitation à franchir la porte d’entrée vers ce passé qui laisse ces traces dans nos psychés, nos histoires et nos sociétés, ici comme là-bas.
Narimane Baba Aissa |
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