De la contestation à la soumission
1. Étude psychologique camp d’instruction, 1961/ 1962, SHAT 27T154/ 1*.
d’un D urant la guerre d’Algérie, cet étrange conflit de la métropole dans une de ses colonies, y eut-il, pour les jeunes du contingent, des brèches pour un engagement ? De cette guerre, on connaît les interventions intellectuelles, la mobilisation étudiante, l’insoumission de certains jeunes hommes, isolés, traqués, emprisonnés, d’Alban Liechti à Noël Favrelière. Mais dans le grand nombre des jeunes soldats, quelle fut la place laissée à l’engagement, comme conduite et comme acte, et à ce qu’il suppose de morale et de volonté, d’implication et de responsabilité ? Les manifestations contre la guerre, trouvant leur apogée dans le rassemblement étudiant du 27 octobre 1960, n’émanaient pas de jeunes gens en uniforme : en quoi précisément le fait de l’endosser venait-il faire entrave à la liberté de s’engager ? L’attitude du contingent n’a pas été toute d’indifférence et de retrait. Mais les actes impliquant l’individu tout entier, pour le présent et pour l’avenir, furent rares. Comment le comprendre ? Revenir aux buts que se fixait alors l’armée, à l’adhésion qu’elle exigeait, peut permettre de saisir la marge de concertation et d’action dont disposaient les jeunes appelés, comme conditions d’un engagement possible.
Le conflit algérien transforma le service militaire en expérience guerrière. L’engagement pouvait-il venir d’une contestation de l’enrôlement ? En fait, les rites festifs liés à la conscription continuaient à placer les jeunes gens au centre de la vie des communautés locales, qui de longue date avaient préparé leurs adolescents à ce passage obligé, par une sorte d’intériorisation normative. Les jeunes hommes avaient intégré intimement l’idée de cette obligation. En 1961, l’armée lança une «étude psychologique » du contingent 1. Elle fit ressortir une évidence : il existait un «consentement naturel » au devoir militaire. Son principe même n’était contesté par aucun parti politique. Ce consensus explique pour une bonne part que les réfractaires soient demeurés une infime minorité, qui encourait l’opprobre, l’exil ou la prison. Aussi est-ce surtout à l’intérieur même de l’armée que se posait la question de l’engagement. Une fois la feuille de route reçue, le paquetage déplié, l’uniforme revêtu, le jeune civil se transformait en soldat, soumis à l’autorité de l’institution militaire. Ses possibilités d’expression en étaient réduites d’autant. Pourtant, c’est bien parmi ces soldats que jaillit l’une des plus importantes mobilisations de ces années décisives. Peut-on qualifier les manifestations contre le rappel, en 1955 et 1956, de résistance active ? Ou vaut-il mieux parler d’une fronde spontanée contre un enrôlement jugé abusif ? De la manifestation de la gare de Lyon à Paris, en septembre 1955, aux décrochages de wagons et aux échauffourées du printemps 1956, en S’engager dans la tourmente algérienne ?
Jeunes appelés et rappelés en guerre d’Algérie Ludivine BANTIGNY
Inscription de Jeune Résistance, rue d’Ulm
(cliché Élie Kagan/ BDIC).
passant par l’appel lancé depuis l’église Saint-Séverin par des soldats exprimant leur «immense soif de justice
» , les manifestations des rappelés montrèrent surtout leur ferme résistance face à l’armée et au gouvernement. Mais l’isolement dans lequel ces mouvements furent laissés par les organisations ouvrières et les forces politiques, l’absence de coordination des actions à l’échelon national, le désarroi suscité par le drame de Palestro, le 18 mai 1956, expliquent leur étouffement. À cet isolement répondit le faible engagement d’une presse que l’on aurait pu croire acquise à la cause des manifestants. Ainsi, de L’Express vint l’une des condamnations les plus virulentes des manifestations contre le rappel 2. «Suppliant » les rappelés de «faire terriblement attention » , Jean-Jacques Servan-Schreiber entendit montrer aux recrues qu’au bout de leur révolte risquait de se trouver «la déchéance nationale
» ; rien ne pouvait à ses yeux justifier le refus de servir. L’Express reçut un important courrier de protestation contre ces articles de la part de jeunes soldats ; à leurs yeux, il n’y avait plus de raison morale d’obéir à des gouvernements qui, à la suite d’erreurs et de mensonges, ne représentaient plus la nation et avaient divorcé d’elle. La profonde déception éprouvée par une majorité de jeunes pour la politique telle qu’elle se menait se trouvait confirmée.
Les rappelés, «nouveaux sauveurs de la France» ?
Mais tous les efforts furent réunis pour que pût s’assoupir l’action. Bientôt, les appels se déroulèrent sans plus de heurts ni de secousses et les rappelés furent présentés en nouveaux sauveurs de la France. En juillet 1956, Paris Match expliqua qu’ils protégeaient la «France d’en face » et qu’ils étaient ainsi, selon les termes de René Coty, «si dignes de notre admiration, de notre reconnaissance et de notre chaude affection 3 » .
L’Aurore vanta pour sa part la «magnifique tenue au feu » des rappelés qui se battaient «comme des marsouins chevronnés 4 » . L’institution militaire mit tout en oeuvre pour éviter qu’il en fût autrement. Les rappelés firent l’objet de sollicitudes, en matière d’aide sociale notamment, à laquelle s’ajouta la répression contre les «meneurs » . Ils furent aussi soumis rapidement à «une propagande adroite et intense 5 » distillée par les chefs de corps ; des brochures furent distribuées dans les cantonnements, intitulées En Algérie se joue le destin de la France. L’étatmajor se chargea ainsi du moral des troupes, par une mise en condition accélérée qui ne favorisait pas, de toute évidence, l’engagement individuel. Car l’armée veillait autant à la formation de l’âme qu’au bon emploi du corps. «Action psychologique sur la troupe » : l’expression désignait les moyens qui devaient transformer de jeunes conscrits en combattants valeureux et sûrs de la cause qu’ils allaient défendre en Algérie, dans une «guerre psychologique » que le haut commandement souhaitait mener dans le bled et dans la casbah, mais aussi dans les casernes d’Allemagne et de métropole. Prodiguer cet enseignement sans relâche, tout en épuisant les jeunes «bleus » par l’instruction accélérée au tir, à la marche, à la «nomadisation » et au «close combat » , empêchait le silence, le repos, le recul dont a besoin une implication morale et politique. Les «classes » composaient un examen probatoire où tout allait trop vite («Il faut toujours courir 6 » ) ; la cadence emportait l’apprenti-soldat dans un rythme insensé («Sans arrêt, sans arrêt, on est pris » ), l’empêchant de réfléchir («On n’a pas le temps de faire le point, de penser librement à soi » ) et l’enfermant dans un cercle vicieux («On ne peut pas s’en sortir » ). Les instructeurs le répétaient à l’envi : «La France a toujours eu les meilleurs soldats du monde 7. » L’action psychologique donnait à l’impôt du sang une épaisseur historique : le rappel des exploits de leurs «frères aînés, combattants des maquis ou des armées de libération
8 » enseignait la fraternité d’armes et la part prise en particulier par les «Français de souche nord-africaine
» sur tous les théâtres d’opération durant le dernier conflit mondial. Les références historiques jugées les plus pertinentes pour produire un choc psychologique étaient utilisées. Elles imposaient aussi une certaine vision de l’Algérie et du grand oeuvre de la France. Mais les soldats du contingent ne semblent pas avoir toujours accepté sans réticence l’instruction qu’ils recevaient sur l’Algérie et sur l’ «âme musulmane » , vision raciste qui se croyait compréhensive 9. Une note du général Salan exprima l’inquiétude du commandement à ce sujet 10 : dans les centres d’instruction, les officiers percevaient un certain «scepticisme » chez Jeunesses et engagements, d’un mai à l’autre (France 1936-1968) • 57
2. L’Express,
17 septembre 1955.
3. Paris Match,
7 juillet 1956.
4. L’Aurore,
10 avril 1956.
5. Général Grossin,
Rapport sur le moral
(IXe région militaire) (Marseille), 1er décembre 1955, SHAT 6T290*.
6. Étude psychologique d’un camp d’instruction 1961/ 1962, SHAT 27T154/ 1*.
7. Note de service du général Miquel, Ve R. M. (Dijon), 30 mars 1956, SHAT 6T965/ 3*.
8. Lettre du général Daillier, in Aurès-Nemencha,
publication militaire du Sud-Constantinois, juillet-août 1958, SHAT 1H1118/ 2.
9. Le «Musulman moyen» était présenté dans les fiches d’instruction comme «impulsif», «irrationnel», «crédule», «spontané et inconstant» (Ve bureau de l’étatmajor, «L’Instruction civique», avril 1958, SHAT 27T179/ 3*).
10. Général Salan, Note de service, 6 octobre 1957, SHAT 1H2452/ 1.
Extrait de Secteur postal Algérie, n° 15, juillet-août 1961.
leur auditoire. La protestation revêtait différentes formes : lorsque les recrues jugeaient le degré de propagande trop élevé, elles faisaient parfois entendre sifflements et quolibets, du moins dans l’obscurité d’une salle de cinéma où l’armée projetait des films sur sa conception de l’Algérie. Le journal L’Humanité, toujours prompt à rendre compte de manifestations antimilitaristes, relatait la perturbation des séances de cinéma par les soldats. Dès février 1955, lorsque ceux-ci voyaient «comment il faut “ punir les enfants de l’ennemi” » , dans la salle montait «une explosion de colère 11 » . Ici, trois cents jeunes gens convoqués à Vincennes avaient crié «Vive la République ! » pendant une projection. Là, dès que le film commençait, les soldats se mettaient à ronfler «comme une véritable escadrille, l’escadrille des anti-bombardiers 12 » . Ailleurs des appelés étaient sanctionnés et toute une compagnie consignée pour un chahut au cours d’une séance de cinéma 13. La dérision ouvertement exprimée était une forme de rejet du discours militaire. Mais une fois l’instruction achevée et les soldats embarqués, à tous les sens du mot, ils se trouvaient plongés, sur la terre algérienne, dans un monde inconnu qui paralysait en partie les possibilités d’agir et de réagir. Les responsables militaires recommandaient aux «gus » , dès leur arrivée, de se méfier de la population algérienne : ils enclenchaient ainsi d’emblée l’engrenage du soupçon, confortant l’apprentissage de la méfiance. La détestation des «fellouzes » était sentiment courant. Même parmi les jeunes chrétiens, certains en venaient à se réjouir de la mort d’ «Arabes 14 » ; le racisme s’attisait sous le feu des combats et de la propagande. Cette haine jaillissait surtout lors de la mort des copains, épreuve infiniment douloureuse ; un jeune pouvait alors basculer de l’indifférence, voire de l’indulgence, aux plus violents sentiments de vengeance, qui rendaient impossible de s’engager en faveur de la lutte menée par l’Armée de libération nationale. Le commandement misait d’ailleurs sur la haine ainsi surgie pour forger des âmes de combattants. Certains officiers déclaraient : «Quand ils auront eu un des leurs tué, à ce moment-là ils se mettront à faire la guerre 15. »
Repères obscurs dans une guerre sans précédent
Parce que cette mésaventure dramatique masquait son nom derrière toutes sortes d’euphémismes, les appelés manquaient de repères : cette guerre n’avait pas d’équivalent dans l’histoire de la France. Les «événements » d’Algérie n’avaient rien de commun avec les batailles de tranchées de la «Grande » guerre, ni avec les chocs frontaux de la Seconde. «Ceux qui n’avaient pas fait la guerre, qui étaient trop jeunes du temps de la résistance ne voulaient pas être considérés comme une génération de lâches » , souligne Michel Winock 16. Mais les réminiscences des autres conflits ne relevaient pas de la seule hiérarchie épique. Traiter la population algérienne en inférieure revenait à se comporter, aux yeux de certains jeunes Français, comme les nazis l’avaient fait 17 («Cette fois, tu seras le boche et tu te battras contre des résistants 18. » ). Le grand récit de la Résistance interférait dans la narration de leurs propres combats. Mais dans quel camp s’engager ? Le conflit algérien n’avait pas la netteté des contours que la mémoire avait tracés sur les précédents conflits. À ce propos, Jean-Marie Domenach écrivit : «En somme, ce fut une chance d’avoir vingt ans sous l’Occupation ; l’ennemi était l’ennemi ; le drapeau et l’idéal flottaient confondus 19. » L’idéal désormais n’était plus aussi clair ni l’adversaire aussi identifié. La sensibilité émoussée enfantait une distance à la souffrance et à la mort d’autrui, vécue sur le mode d’une terrible accoutumance20. Les militants chrétiens, par exemple, s’inquiétaient de cet état d’esprit : «Le vrai drame est que beaucoup de gars ne se posent même plus […] de questions […]. Ce qui est grave, c’est de ne plus pouvoir réagir, prendre conscience de la valeur de ses actes, quels qu’ils soient 21. » Les jeunes appelés étaient dès lors confrontés à une détresse morale et, pour certains, à un grand isolement spirituel. Ainsi les jeunes croyants pratiquaient-ils leur culte beaucoup plus épisodiquement. L’implantation des aumôneries était faible 22 ; à ces conditions matérielles s’adjoignait le désarroi créé par la situation : «Les gars disent que la prière ne vaut plus ici » , témoignait un jeune militant catholique 23. Les potentialités de l’engagement moral qui s’adosse parfois à la foi s’effritaient. De même, coupés de leurs sociabilités et de leurs réseaux militants, les plus convaincus politiquement pouvaient perdre leur énergie mobilisatrice. D’autant que l’institution militaire condamnait par avance toute action «subversive » , en interdisant certains journaux dans les cantonnements — la presse communiste, mais aussi France Observateur, L’Express… —, ou par des moyens indirects mais combien plus efficaces, telle la menace d’étranges accidents survenus dans le bled… L’encadrement et la propagande, exacerbés, étaient autant d’obstacles à la possibilité d’analyser sereinement les événements. Les appelés, outre leur mission de «maintien de l’ordre » , devaient jouer un second rôle : celui d’ «informateurs de l’opinion publique française24 » . L’armée leur demandait de diffuser des messages sur l’importance stratégique de l’Algérie et le ralliement des populations à la politique française. Certaines brochures indiquaient, dans un langage à la mécanique implacable quoique simplifiée à l’extrême : «Si le soldat informe, le Métropolitain comprend et aide le soldat. Si le soldat n’informe pas, le Métropolitain ne sait pas et dénigre 25. » Il fallait donc convaincre les jeunes d’inclure dans leur correspondance une documentation appropriée, photographies, dépliants, mais aussi la revue Le Bled. Ce journal, instrument de l’armée, tirait 58 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 74 / avril-juin 2004
11. L’Humanité,
12 février 1955.
12. L’Humanité,
9 janvier 1960.
13. L’Humanité,
20 février 1960.
14. Cf. Clichy aux armées, été 1958, Archives du diocèse de Paris, 7K4*.
15. Témoignage d’un ancien rappelé,
in Patrick Rotman et Bertrand Tavernier,
La Guerre sans nom,
Paris, Seuil, 1992, p. 45.
16. Michel Winock,
La République se meurt,
Paris, Seuil, 1978, [ rééd.] Gallimard, 1985, p. 49.
17. Lettre d’un lecteur au
Bled, novembre 1957, SHAT 1H2470/ 1.
18. Noël Favrelière,
Le Déserteur, Paris, J. C. Lattès, 1973, p. 39.
19. L’Express,
29 mars 1957.
20. «Chaque jour, je découvrais les horreurs de la guerre, je ne les approuvais pas, mais je m’y accoutumais, et cela était presque pire» (Jean-Baptiste Angelini,
Soldat d’Algérie 1956/ 1959, Nîmes, C. Lacour, 1997, p. 92).
21. Entraîneur, Bulletin mensuel des jeunes chrétiens à l’armée, mai 1958.
22. En 1954, l’Algérie comptait 7 aumôniers catholiques, 24 fin 1955, 29 en février 1956, 124 en 1960. L’aumônerie protestante avait une vingtaine de postes, et l’aumônerie israélite, cinq rabbins. Il n’y avait pas d’aumônerie musulmane. Cf. Xavier Boniface, L’Aumônerie militaire française (1914-1962), Paris, Cerf, 2001, pp. 470-473.
23. Entraîneur, mai 1956.
24. Délégation générale du gouvernement en Algérie, Schéma de causerie pour appelés métropolitains,
1er juillet 1958, SHAT 1H1117/ 1.
25. Idem.
à 250 000 exemplaires en 1957 26. Son but était de valoriser l’oeuvre française en Algérie et l’action militaire, par l’exaltation de faits d’armes et d’actes héroïques. De nombreux articles abordaient la «pacification » et la nécessité de «réapprivoiser 27 » la population. D’autres, consacrés aux violences des «rebelles » , devaient susciter l’indignation, comme cette couverture du journal, en mars 1956, montrant la photographie d’un enfant dont le regard était plongé dans celui du lecteur, accompagnée de cette légende en caractères rouges : «Ils ont brûlé son école 28. » L’armée encourageait par ailleurs ces actes qu’elle jugeait de bravoure par la remise d’une médaille, dite de «valeur militaire » . Cette distinction pouvait engendrer une véritable compétition. Mais d’autres soldats au contraire refusaient d’entrer dans le jeu, parce qu’il supposait la plupart du temps de tuer. Benoît Rey explique avoir laissé partir un «fellagha » et s’être à cette occasion entendu dire par le capitaine de son unité : «“ Tu viens de rater la médaille.” J’avais raté la médaille, se souvient-il, et j’en étais fier 29. » Il y avait là, dans ce micro-événement, une autre forme d’engagement, qui avait aussi vertu de témoignage.
Mai 1958: la socialisation politique sous les drapeaux
La période ouverte au mois de mai 1958 fut un moment d’ébullition et d’engagement possible. Le référendum du 28 septembre 1958 constitua pour bon nombre d’appelés une étape importante de leur socialisation politique. Les sociologues et politologues qui ont étudié la pratique du vote ont remarqué qu’elle demeurait «un rite de passage, affaibli certes, mais réel 30 » . Or, l’armée mit tout en oeuvre pour convaincre les appelés de voter et de bien voter, c’est-à-dire de voter «oui » . À l’intérieur des casernes, des affiches furent apposées 31 : intitulées «Comment je vote oui » , elles matérialisaient le geste par des photographies ou des dessins. Le déploiement de la propagande englobait trois composantes : un «mythe » — le général de Gaulle —, un «symbole » — le «V » de la victoire —, et une «idée-force » — «l’intégration de dix millions de FSNA à la communauté française 32 » . Les slogans s’inspiraient du passé et de la continuité historique : «Archétypes à exploiter : juin 40 : À vos ordres, mon Général, mai 58 : Merci, mon Général, septembre 58 : Oui, mon Général 33. » Mythe, symbole et idée-force devaient être répandus par tous les moyens (affiches, tracts, graffiti, «V » fait avec deux doigts…). Les autorités militaires tentaient de combattre la «contre-propagande » émanant de divers partis politiques ou mouvements de jeunesse. Car de nombreuses lettres provenant de municipalités communistes parvinrent aux soldats ; la mairie de Montreuil envoya par exemple à ses administrés sous les drapeaux des cartes postales représentant La Marseillaise de Rude et sollicitant les appelés : «Je vous demande de faire comme moi et de voter “ non” 34. » D’autres courriers venaient de syndicats, comme cette lettre de la CGT-EDF de Nantes invitant les jeunes salariés à voter «non » 35.
Une telle «contre-propagande » s’introduisait dans les cantonnements lorsque certains appelés, militants politiques, répandaient des tracts ou déposaient des journaux comme Soldat de France, organe du PCF, qui recommandait : «Avec vigueur, opposez-vous aux officiers qui tiennent des discours pour de Gaulle, portezleur la contradiction. Ne tolérez aucun portrait du dictateur dans vos casernements 36. » Ces journaux interdits Jeunesses et engagements, d’un mai à l’autre (France 1936-1968) • 59
26. Rapport du général Dulac, chef d’état-major, août 1957, SHAT 1H2409/ 2.
27. Bled, 1er février 1956, SHAT 1H2470/ 2.
28. Bled, 15 mars 1956.
29. Témoignage de Benoît Rey dans l’émission d’Agnès Chauveau, «Guerre d’Algérie. Retour sur témoins», France Culture, 16 juillet 2001.
30. Annick Percheron, «Au miroir grossissant de la jeunesse»
in La Socialisation politique, Paris, Colin, 1993, p. 171.
31. Gérard Périot,
Deuxième classe en Algérie, Paris, Flammarion, 1962, p. 232.
32. Note du cabinet civil, Corps d’armée de Constantine, 31 juillet 1958, SHAT 1H2465/ 1.
33. Note du 5e bureau, zone du Sud-Algérois, 27 août 1958, 1H2465/ 1.
34. Rapport du commandement en chef des forces en Algérie, 23 septembre 1958, 1H2465/ 1.
35. Idem.
36. Soldat de France,
août 1958.
parvenaient camouflés dans de grands hebdomadaires, tels Match ou Jours de France. La presse communiste rapportait que dans certaines casernes, des affiches représentant le général de Gaulle étaient arrachées ou protégées par des grillages, et s’en réjouissait : «À la caserne Mortier deux affiches portraits ont été lacérées. […] Au Fort-Neuf, les soldats ont fait disparaître la photo de De Gaulle. On est sans nouvelle depuis… […] De Gaulle a été mis aussi sous grillage au 11e BCP à Perpignan 37. » Des membres de la JOC ou de la JEC, quant à eux, se regroupaient pour créer des cercles où
Témoignage Chrétien était commenté. Ils étaient très favorables, dans leur ensemble, au «non » et se trouvaient en cela en opposition avec la plupart des aumôneries militaires. La «propagande parlée » — selon les termes du commandement —, venue des recrues, était la hantise des cadres militaires. Certains appelés affirment qu’ils furent sommés par leurs supérieurs d’envoyer à leurs familles une feuille imprimée où il était dit : «Nous considérons comme une trahison toute abstention ou vote négatif au référendum du 28 septembre 38. » D’aucuns assurent qu’il n’y eut pas de bulletins «non » à disposition dans le bureau de vote. Dans ces conditions, de nombreux obstacles furent mis à l’expression d’un vote négatif.
Désobéissances «légales» ?
Pourtant, une minorité de jeunes soldats s’opposa à la hiérarchie militaire. Ici, le commandant avait mis son képi sur les bulletins «non » ; un jeune appelé, énarque, en témoigne : «Je me suis cru renvoyé au XIXe siècle sous Napoléon III. […] Alors, j’ai demandé à mon commandant : “ Est-ce que vous permettez que je prenne un bulletin ? Pouvez-vous enlever votre képi ?” 39. » «C’est avec une enveloppe portant notre nom que nous devions prendre part au référendum, explique, là, un ancien appelé. Notre choix n’était donc pas libre. Il y a eu quelques courageux qui ont mis un bulletin non. Ils furent mutés la semaine suivante dans des régiments disciplinaires. Je ne compris pas, à ce moment-là, la portée de leur geste 40. » En effet, pour beaucoup, voter «oui » devait permettre de mettre fin à la guerre d’Algérie, une opinion d’autant plus solidement ancrée que les discours tenus en ce sens avaient été intenses. Mais au fil du conflit, les rapports de discipline et de hiérarchie se modifièrent, posant les questions de l’autorité, de l’obéissance et de la soumission. Le «putsch » des généraux, en avril 1961, représenta à cet égard un tournant dans la perception de l’armée et des supérieurs de l’active. Comment qualifier la résistance au putsch chez de jeunes appelés en pleine maturation civique et politique ? S’agissait-il d’un refus d’obéissance à l’autorité consacrée ? Derrière la statue du commandeur de Gaulle, quelle place occupèrent les «petits soldats » ? L’événement n’eut pas d’emblée, pour le contingent, la clarté qu’on lui prêta ensuite. Le fait que les unités putschistes se comptèrent en nombre infime parmi les régiments d’appelés 41 ne permet pas d’en donner une vision lissée : le moment fut complexe et angoissant par son incertitude. Cette situation tint en partie à la réaction des cadres de l’active qui, pour beaucoup, mirent longtemps à choisir leur camp. Mais à leur attentisme ne correspondit pas une réaction tout de suite cohérente et unanime des appelés : des considérations pratiques durent d’abord être surmontées. En cela, localement, les jeunes politisés et organisés purent conforter leurs camarades et servirent souvent de conseillers : il fallait «aider les copains à dépasser leurs appréhensions personnelles (arrêt du courrier, retard des libérations de la 2 C) et à prendre conscience des conséquences nationales 42 » . Avant de s’affirmer comme la nation en armes, le contingent s’inquiéta des répercussions matérielles de cette péripétie. Beaucoup se tournèrent alors vers les officiers et sous-officiers appelés, pour la plupart étudiants ou jeunes intellectuels, et leur offrirent leur confiance 43.
Le fait est connu, l’élément déclencheur de la résistance au putsch fut la ferme allocution radiodiffusée du président de la République, le 23 avril. Mais la bataille des transistors fut rude : pour capter le discours, il fallut parfois «bricoler » une antenne («une heure de travail, de fièvre, d’énervement » , écrivit, dans son journal de bord, un appelé stationné dans l’Algérois 44).
D’autres craignaient que leur supérieur ne leur confisquât leurs postes et les cachèrent aux endroits les plus discrets des chambrées. La personne même du général de Gaulle, le ton solennel dont il usa, achevèrent de convaincre le contingent de demeurer dans la légalité. Mais à quel personnage les appelés se ralliaient-ils ? Au président de la Ve République, ou à l’homme du 18 juin qui, autrefois, avait montré déjà qu’un soldat pouvait désobéir à sa hiérarchie pour préserver l’honneur de la patrie en danger ? Les allusions à la Résistance se firent indéniablement présentes. On peignit des croix de Lorraine sur les véhicules, on en fabriqua même : «Nous en confectionnons des petites en métal que nous agrafons à la pochette du treillis ; qu’est-ce qu’il y a comme gaullistes en ce moment 45. » «Demain, on criera Vive De Gaulle aux couleurs » , confiaient des appelés à leur sous-lieutenant 46 : le mot d’ordre n’était pas factieux, comme eussent pu l’être «Vive la paix ! » ou «Vive la quille ! » . De Gaulle, alors, n’était plus l’homme d’un parti mais l’homme de la République à sauvegarder. Certains soldats le montraient bien, qui chantaient dans les casernements «La République nous appelle 47 » . «L’enthousiasme gaulliste était un peu factice, mais obligatoire, remarquait un jeune appelé membre de la JEC ; l’argument valable, à mon avis, est inscrit à la craie bleu, blanc, rouge, sur les véhicules : “ La France, c’est nous” 48. » Les actions menées par le contingent furent diverses, pour beaucoup spontanées. On fit la grève sur 60 • MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE DE NOTRE TEMPS • n° 74 / avril-juin 2004
37. Le Parachutiste,
août 1958.
38. Philippe Grün, Para malgré lui, Bougival, Chez l’auteur, p. 60.
39. Cité par Andrew Orr,
Ceux d’Algérie, Paris, Payot, 1990, p. 101.
40. Dire. Témoignages de salariés de Rhône-Poulenc Roussillon sur la guerre d’Algérie, Rhône-Poulenc, 1994, p. 50.
41. «[…] parmi les régiments d’appelés ayant participé activement à partir du 22 avril, on trouve les 14e et 18e RCP, le 27e dragons, et des commandos de l’air» (Jean-Charles Jauffret,
Soldats en Algérie, 1954/ 1962. Expériences contrastées des hommes du contingent, Paris, Autrement, 2000, p. 126).
42. Le Bulletin, s. d. [ 1961], CAC 870110/ 133.
43. Jacques Julliard était sous-lieutenant en Algérie. Des appelés vinrent lui indiquer qu’ils obéiraient uniquement aux ordres qu’il aurait lui-même confirmés: «Pendant un jour ou deux je me suis trouvé dans une situation incroyable, à commander en double un bataillon» («Une base de masse pour l’anticolonialisme»,
n Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.),
La Guerre d’Algérie et les intellectuels français,
Paris, Cahiers de l’IHTP, n° 10, novembre 1988, p. 244).
44. La Lettre au contingent, avril 1961, CAC 870110/ 129.
45. Claude Canin,
Là-Bas… L’Algérie 1959-1962,
Neuvic entier, La Veytizou, 1992, p. 64.
46. Entretien de Jacques Julliard avec l’auteur, 21 octobre 2003.
47. Le Bulletin, s. d. [ 1961], CAC 870110/ 133.
48. Idem.
le tas, on n’exécutait pas les ordres, les débrayages se multipliaient ; dans les bureaux, le papier et les crayons disparaissaient ; dans les ateliers, les camions n’étaient pas réparés et parfois même mis hors d’état de fonctionner. «Partout, indiquèrent plus tard les dirigeants des organisations de jeunesse, ce sont des grains de sable qui enrayent la machine militaire 49. » En certains endroits, s’opposant à l’entrée de troupes parachutistes dans leur cantonnement, les appelés chantèrent La Marseillaise 50. Il y eut aussi des tracts et des pétitions. Consigner les officiers d’active sous bonne garde, c’était aussi prendre sa revanche sur l’autorité militaire. Des rassemblements, des concertations se tenaient. Se réunir pour sortir de l’isolement individuel s’avéra essentiel à l’engagement. Le rôle des jeunes communistes, les plus nombreux, les plus structurés et certainement les plus influents, fut important, aux côtés d’autres militants, chrétiens de gauche notamment. Une brochure, parue en supplément de L’Avant-Garde (31 mai-6 juin 1961), rassembla trente-huit témoignages d’appelés en Algérie 51. Elle loua évidemment le rôle des militants communistes et assura de l’enthousiasme du contingent à l’égard du PC. Mais, à aucun moment, elle ne mentionna l’allocution radiodiffusée du général de Gaulle, sauf une fois dans une allusion : «Il paraît que De Gaulle a parlé. » Dans leur opposition politique à De Gaulle, les communistes assimilèrent dans une même condamnation les putschistes et le pouvoir ; ils présentèrent ainsi les appelés comme les seuls véritables vainqueurs du putsch. Mais hors cette interprétation du PC, les appelés furent en fait l’objet d’appréciations variées. Un militant jociste déduisait de ce qu’il avait vu et vécu : «Il n’y a pas eu à proprement parler de prise de conscience (le mot est lâché) politique mais plutôt une sorte de répugnance psychologique à courir l’aventure 52. » Peut-être les officiers et sous-officiers appelés du contingent, plus mûrs, prirent-ils davantage acte, alors, de leur «importance politique » : c’est du moins ce qu’assuraient, pour s’en inquiéter, certains rapports militaires 53. D’autant que les cadres de l’armée craignaient encore, l’année suivante, les retombées politiques du putsch : «Le contingent a depuis retrouvé son calme encore que la publicité faite autour de sa prise de position ait engendré des séquelles » , affirmait le général Ducournau, commandant le corps d’armée de Constantine 54.
Quelles étaient donc les «séquelles » dont parlait ce général ? «De Gaulle aura été le précurseur des gauchistes de 1971 en apportant la contestation dans l’armée » , se désolait, des années plus tard, le général Bourry 55. Si le putsch n’avait pas engendré une prise de conscience politique telle qu’elle eût fait de tous ces jeunes des militants engagés, il eut sans doute au moins pour contrecoup une contestation de la soumission à l’armée. Les rapports sur le moral parlaient de «décrochage » du contingent à l’égard des cadres d’active 56.
«Depuis les événements d’avril, notait le général Simon, commandant la zone de l’Est-Algérois, [ les appelés] observent leurs cadres avec un esprit critique plus vif ; ils sont sensibles à l’injustice et aux erreurs de commandement ; ils ont acquis une certaine forme de conscience collective 57. » D’aucuns, parmi les officiers d’état-major, le reconnaissaient : dans cette remise en cause de l’autorité militaire et de l’obéissance aveugle à son commandement, se forgeait le sentiment d’une expérience commune. Jeunesses et engagements, d’un mai à l’autre (France 1936-1968) • 61
49. Conférence de presse du 6 juin 1961, CAC 870110/ 129.
50. Brochure
Le Contingent éditée par l’Union des jeunesses communistes de France, 1961, p. 5.
51. Idem.
52. La Lettre au contingent, avril 1961, CAC 870110/ 129.
53. Général Rouyer, Rapport sur le moral, 29 décembre 1961, SHAT 2T96*.
54. Général Ducournau, Rapport sur le moral, 19 janvier 1962, SHAT 2T96*.
55. Jacques Bourry,
Itinéraire de soldat,
Marseille, Tacussel, 1989, p. 249.
56. Général Vezinet, Rapport sur le moral, 31 janvier 1962, SHAT 2T96*.
57. Général Simon, Rapport sur le moral, 4 janvier 1962, SHAT 2T96*.
58. Entretien de Jacques Julliard avec l’auteur, cité. Je remercie M. Julliard pour les indications éclairantes qu’il m’a apportées.
59 D’après l’expression de l’ancien appelé Jean-Louis Nageotte (La Jeunesse égarée,
Mâcon, Chez l’auteur, 1996, 267 p.).
On ne saurait affirmer qu’il y eut, parmi les jeunes du contingent, un engagement massif et collectif qui eût renversé le cours du conflit. La situation même de la guerre, où la liberté de réfléchir, de choisir et d’agir est nécessairement entravée, et les circonstances particulières à cette guerre, où l’ennemi n’était pas seulement adversaire mais hors-la-loi, ne le permirent pas, sauf à de rares moments, comme lors du rappel ou pendant le putsch de généraux considérés comme usurpateurs. Tout se joua donc dans la conscience de chacun, dans sa force et sa volonté. Refuser de soumettre un prisonnier à «la question » , contester un cours prodigué sur la torture 58, dédaigner de voter aux ordres : ce furent, parmi d’autres, des manifestations de résistance, des manières de traduire une décision en actes. Mais pour les appelés, le tourbillon d’une guerre sans nom fit le plus souvent de ce moment de leur vie une «jeunesse égarée 59 » . L. B. Réunion d’une cellule du PCF pendant la guerre d’Algérie
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