L'histoire moderne de l'Algérie, de la Tunisie et de la Libye durant la période ottomane est mal connue ; tout chercheur se heurte à des difficultés énormes pour connaître l'administration turque dans ces pays, ses effectifs, ses moyens et ses effets ; il reste là un travail gigantesque à faire pour combler ce vide1.
Tout ce que nous connaissons sur cette période est dû aux archives européennes, elles aussi peu exploitées, et aux divers voyageurs dont certains nous ont enrichis d'une connaissance historique remarquable ; mais la principale source de documentation relative à ces pays n'est nullement exploitée ,
et nous ne pouvons mettre au point leur histoire qu'en nous référant principalement aux archives ottomanes et aux archives locales2.
Je publie aujourd'hui quelques documents sur le bombardement d'Alger en 1816 et la période qui le précède, période pour laquelle les publications européennes ne présentent toujours qu'un seul aspect des événements : par conséquent, il est difficile de prononcer un jugement définitif, voire de connaître la vérité.
Ces documents figurent dans les archives de la Présidence du Conseil à Istanbul ; j'ai aussi consulté les registres turcs d'Alger relatifs à ces événements 3 ; ils se complètent pour donner des indications nouvelles sur l'analyse des faits vus par les dirigeants algériens, qui ont décrit la situation sous un jour différent ; ils permettent en outre de donner des éclaircissements sur l'administration turque des pays et les relations entre l'Algérie, la Sublime Porte, la Tunisie et les pays européens, relations que nul chercheur ne peut négliger3 bis .
Pour replacer ces documents dans leur contexte historique, nous essayons d'esquisser les lignes directrices de l'histoire de l'Algérie pendant cette période.
Le 2 juillet 1815, Mohammed Husrew4 écrit au Sultan Mahmoud à propos du gouverneur d'Alger, Hadj Ali : "..depuis que cet homme est gouverneur d'Algérie , des injustices ont été commises à l'égard des chrétiens avec lesquels l'amitié s'est transformée en querelle et en agression5".
2. Les archives turques d'Alger n'ont fait l'objet que d'un inventaire sommaire de Devoulx, de 3 articles dont 2 de Jean Deny, publiés dans R.A. , 1920, 1921 et 1 de Marcel Colombe dans R.A. 1943. M. le Professeur Robert Mantran a effectué une mission d'étude dans les archives d'Alger en mars 1955 ; dans son rapport M. Mantran a écrit : "je pense que les archives turques et arabes d'Alger constituent une source primordiale et inédite de l'histoire intérieure, économique et militaire de la province d'Alger pendant la période encore imparfaitement connue des 150 ans qui ont précédé la conquête française" ; il a ajouté : "il est évident qu'il faudra avoir recours à leur étude si l'on veut dans l'avenir écrire une histoire de l'Algérie qui ne soit plus seulement établie sur des événements, mais aussi sur des faits qui représentent les éléments essentiels de la vie d'un état". Pour les archives tunisiennes, en arabe, aucune étude n'a été publiée ; en turc, M. le Professeur Mantran a publié 3 articles dans cahiers de Tunisie n* 15, 3e trim. 1956 ; n* 19- 20, 3e-4e trim. 1957 ; n* 26-27. 2e-3e trim. 1959 ; il a publié également un ouvrage bibliographique, Inventaire des documents d'archives turcs du Dar-gl-Bey, Paris, 1961» Quant aux archives de Libye, à ma connaissance, elles n'ont fait l'objet, ni d'études , ni de publication, sauf la publication de 37 documents sur les Karamali de Tripoli par Ka- mel-Edeine Abdelaziz Kurbutli dans, fartbuls-al-iard tah'tah'ukm usrat-al-quaramal l (Tripoli sous la dynastie des Karamanli) — Le Caire, 1961; ainsi que la thèse de Omar Ben Ismail : Iniar n'ukm ul-usrat-il haramanliya filibia, de 1795 à 1835 (La chute de la dynastie des Karamanli en Libye, de 1795 à 1835). Tripoli 1966. 3. Je remercie M. Pierre Boyer, conservateur des archives d'Outre-mer d'Aix-en- Provence de m'avoir donné accès à la consultation des registres d'Alger que les archives d'Aix ont conservé en microfilms, je présente également mes remerciements à M. le Professeur Robert Mantran qui m'a aidé dans ce travail. 3U* Ces documents sont tous en turc ainsi que le registre que j'ai consulté. 4. Mohamed Husrew a été à deux reprises Ministre de la marine ottomane de 1811 à 1817 et de 1822 à 1826. 5. B.A. , H.H., 44515 a.
La folie et la présomption de Hadj Ali engagèrent les Algériens dans une guerre ouverte avec toutes les nations, notamment les nations européennes ; celles-ci, qui avaient connu un développement économique et avaient acquis un degré technique élevé pour leur marine, regardèrent Alger comme un refuge de corsaires et de brigands avec lesquels il fallait en finir par tous les moyens.
Lord Sheffield considérait la puissance d'Alger comme un obstacle insurmontable au développement de la prospérité maritime des Etats-Unis6. M. Badia conseillait au duc de Richelieu, ministre des Affaires Etrangères , de combattre cette piraterie : "...l'Europe entière en armes sur l'Afrique triomphera en bataille rangée, mais elle sera vaincue et anéantie en détail ; si cette vérité eût été connue, on n'aurait pas sacrifié inutilement des millions d'hommes ! Si on triomphe, on aura des points, mais jamais des surfaces. . . "7.
En août 1814, Sir W. Sidney Smith fait appel à l'Europe pour organiser un blocus visant à mettre fin à la piraterie des Etats barbaresques 8.
Déjà l'Empereur Napoléon 1er avait envisagé la prise d'Alger ; il avait fermement décidé d'en finir une fois pour toutes avec les puissances barbaresques et l'annexion de l'Afrique du Nord formait le sujet d'un article du traité secret qui avait été signé avec la Russie 8bls.
Ce fait avait déterminé l'Empereur à envoyer le colonel Boutin, en juillet 1808, pour présenter une étude sur les points de défense d'Alger ; mais. l'Empereur, s 'engageant dans des entreprises en Europe, ne mit pas son projet à exécution.
Quant à Hadj Ali, gouverneur d'Algérie, il craignit un débarquement français sur la côte ; il encouragea son corsaire le rei's Hamidou à multiplier les attaques contre les Européens et ses voisins ; il fit preuve d'hostilité à l'égard des Tunisiens ; son rei's Hamidou s'empara d'une frégate tunisienne après un combat de six heures9.
Le projet d'Orner et de Noman d'assiéger le Kef échoua en juin 1814 ; la Sublime Porte voulut réagir en dépêchant un envoyé pour mettre fin à la guerre entre les deux pays et leur recommander le bon voisinage10 ; mais lorsque l'envoyé Mohammed Agha "...arriva à Alger, l'ignoble Hadj Ali,
6. Shaler, Wiliam, Esquisse de l'Etat d'AUer, traduit de l'Anglais par Hanchi, pp 75- 76, Paris, 1830. 7. A. E. Correspondance consulaire, Alger n° 42, p. 304. 8. Le Baron 1 de Testa, Recueil des traités de la Porte ottomane, t. 1, pp. 410-413 , Paris, 1864. 8bU. Ibid, p. 444. 9. A.O.M. , 15. M.I. 14, vol. 13, p. 32, ce registre nous donne les indications suivantes : "Nos 6 bateaux de corsaires ont rencontré 12 bateaux de corsaires tunisiens, après 6 heures de combat entre les deux flottes, c'est nous, au crépuscule, qui avons remporté la victoire ; nos pertes sont de 40 personnes. Quant aux Tunisiens leurs pertes s'élèvent & 230 morts ; 25 Rabia 11 1226 (28 mai 1811). 10. liter, Samih, Çlmalî ifrikada ttlrkler (Les Turcs en Afrique du Nord) t. 11, p. 85. Istanbul, 1937.
avec ses mauvaises intentions le bombarda de la Kalaâ" écrit Mohammed Husrew au Sultan11.
Le Sultan Mahmoud n'accepta pas cette attitude d'un vassal envers l'Empire ; il le menaça sérieusement ; alors Hadj Ali s'inclina et la paix fut conclue.
Quant aux menaces des bateaux européens, elles étaient multiples en mer Méditerranée et dans l'Atlantique12.
Les relations de la régence avec la France et l'Espagne durant cette période étaient peu rassurantes, le climat était mauvais et le rôle qu'Omer avait à jouer en accédant au pouvoir était difficile et délicat.
, Le 11 rabia H 1230 (23 mars 1815), Hadj Ali fut tué dans son bain13; son ministre Abdullah fut l'un des deux exécuteurs14. Le trésorier Hadj Mohammed qui avait pris le pouvoir fut destitué le 27 rabia 11 1230 (8 avril 1815) 15, et remplacé par Orner qui finit par accepter le pouvoir après l'avoir longtemps refusé16. "Tout le monde fut satisfait de ce dernier, il est évident qu'il sera efficace pour nous.."17.
Le consul de France, Deval écrivit au ministre français le 16 mars 1816 : "Orner Dey paraît être un prince calme, réfléchi, sévère mais juste ,. cruel envers les maures qu'il a combattus pendant plusieurs années avec succès à la tête de la milice ; ce prince a ramené tous les esprits de la régence vers ce centre de domination turque et son gouvernement paraît être dans la plus parfaite intelligence avec le ministère ottoman. . " 1S.
On voit ainsi qu'Omer renoua de solides relations avec la Sublime Porte; il se déclara prêt à exécuter tout ordre émanant de Sa Majesté le Sultan19 ; il demanda des janissaires d' Izmir, c'est ainsi que 1290 nouveaux janissaires arrivèrent en deux ans20 ; il demanda aussi à la Porte de fournir clan-
11. B.A. , H. H., 44 515 a, lettre de Mohammed Husrew au Sultan. 12. Voir les 9 documents publiés ci-dessous. 13. A.O.M. , 15. M.I. 14, vol. 13, p. 34, le texte que porte le registre est le suivant : "Hadj Ali a été assassiné dans son bain et le trésorier Hadj Mohammed l'a remplacé comme dey d'Alger". Mtra-at-ul-jazatr (le miroir de l'Algérie), p. 137, Istanbul 1876, l'auteur Ali Rida a noté que Ômer Pacha s'est mis d'accord avec les Kouloughlis pour assassiner Hadj Ali et que celui-ci a été tué sous un feu abondant ! 14. Shaler, op. clt, p. 190. 15. Shaler, op. cit. , p. 178, a noté que ce vieillard Hadj Mohammed a été assassiné après 14 jours de pouvoir ; Grammont, op. cit., p. 374, après 15 jours ; mais le texte turc du registre dans A. O.M. , 15. M.I. 14, vol. 13, p. 14, mentionne qu'il est resté 17 jours. 16. Orner Dey est né à 111e de Metelin (Mytilène), il ne parle pas l'arabe, 10 ans après être arrivé à Alger, il a pris le pouvoir. 17. B.A. , H. H., 44 515 a. 18. A. E. Correspondance consulaire, Alger n* 42. 19. B.A. , H. H., 49 515 ç, voir document n° 1 publié ci-dessous ; on peut noter toutefois qu'Omer a refusé de libérer un bateau de Raguse comme le Sultan le lui avait ordonné , voir document n° 2 publié ci-dessous. 20. A.O.M. , 15. M.I. 14, vol. 13, p. 18, parmi les 1290 janissaires 17 sont venus de Tunis, 7 ont pris la fuite et 10 ont été pris dans une bataille : ces janissaires sont arrivés du 18 février 1815 au 10 mai 1817 ; voir aussi l'article de Marcel Colombe, Contribution à l'étude du recrutement de l'Odjak d'Alêer dans lesderntères années de l'histoire de la rééence, R.A.
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